VII

Il n’y a pas bien loin de la place Cadet à la rue Bellefond.

Mais la rue Rochechouart monte comme un Calvaire, et j’avais beau allonger le pas, il me semblait que je n’arriverais jamais.

L’inconnu marchait toujours derrière moi.

Cela ne dura peut-être en réalité que cinq minutes, mais pendant ces cinq minutes j’eus le temps de me raconter à moi-même une horrible histoire.

Une histoire absurde, du reste, et qui avait défrayé ma jeune imagination de collégien, au temps où le Juif Errant paraissait dans le Constitutionnel.

On avait dit alors que, rentrant un soir chez lui, M. Eugène Süe avait été arrêté par des hommes affublés d’une longue robe, le visage noirci, qui lui avaient posé un masque de poix sur le visage.

Puis on l’avait jeté dans une voiture, et pendant plusieurs heures, aveugle, à demi étouffé, il avait roulé dans Paris, sans savoir où on le conduisait.

On ne l’avait débarrassé de son masque et tiré de la voiture que pour le faire entrer dans une salle convertie en tribunal et dans laquelle siégeaient des hommes en robe rouge.

Là on l’avait condamné à mort, et le jugement disait que la sentence serait exécutée dans les trois mois, à moins que l’impie ne consentît à laisser inachevé ce roman qui attaquait si violemment certains hommes et certains principes.

Je vous ai dit que cette histoire était absurde ; ce qui ne m’empêcha point d’y croire fermement et de me dire :

– Si les amis de Rodin se sont portés à cette légère extrémité envers Eugène Süe, que feront donc de moi les compagnons de Rocambole ?

Au moment où je faisais cette réflexion, je tournai l’angle de la rue Bellefond et je me croyais déjà sauvé, car il y avait alors au n° 38 un poste de police.

Mais l’homme qui marchait derrière moi me posa la main sur l’épaule en ce moment, et je m’arrêtai pétrifié.

À cent pas, je voyais la lanterne rouge du poste. Si j’avais crié, on serait venu à mon aide.

Mais aucun son ne put jaillir de ma gorge crispée et, me retournant, je me risquai à affronter le regard de celui qui m’abordait avec un pareil sans-gêne.

C’était non pas un homme, mais un géant. Il me sembla qu’il avait dix pieds. Sa main couvrait toute mon épaule.

Cependant, il n’avait pas l’air méchant, et son visage était même débonnaire.

– Ne craignez rien, monsieur, me dit-il, je ne suis plus voleur.

Il l’avait donc été ?

J’étais ému et abasourdi. Ma terreur avait fait place à une sorte de stupéfaction.

Il poursuivit :

– Je ne suis plus voleur et je suis même devenu honnête homme. Ne craignez donc rien ni pour votre montre, ni pour votre bourse.

La parole me revint.

– Alors, lui dis-je, que me voulez-vous ?

– Je désire que vous m’accordiez un moment d’entretien.

J’avais toujours les yeux fixés sur cette bienheureuse lanterne rouge qui m’apparaissait comme un phare au naufragé.

Il devina ma pensée et me dit :

– Allons jusque devant le poste, monsieur, là, vous vous sentirez plus tranquille, et vous m’écouterez certainement.

Il y avait dans la grosse voix de ce colosse quelque chose d’humble et de suppliant qui me fit rougir de ma peur.

Je ne voulus pas être avec lui en reste de générosité.

– Mais, lui dis-je, nous sommes fort bien ici pour causer.

– Comme vous voudrez, me dit-il.

J’attendis.

– Monsieur, reprit-il, vous avez annoncé dans le journal la Patrie, un roman intitulé : Les Valets de cœur ?

– Oui, répondis-je.

– Et dont Rocambole doit être le héros ?

– Précisément.

Et je me disais tout bas :

– C’est un homme de sa bande, très-certainement. Prenons garde !

Le géant reprit :

– Un certain Timoléon vous a même donné des notes.

– En effet, répondis-je.

– Timoléon est une canaille, monsieur.

Il prononça ces mots froidement, avec calme, avec conviction, comme on dirait « il pleut » au moment où la pluie tombe.

– Mais, monsieur…

– Rocambole vaut mieux qu’on ne croit, dit-il.

– Ah ! vraiment ?

– Il a été méchant, mais il s’est repenti.

Je crus deviner sa pensée :

– Et bien ! lui dis-je, je vous promets que mon roman aura un dénouement fort beau en son honneur.

– Ce n’est pas ce que je viens vous demander.

– Que voulez-vous donc alors ?

Il baissa la voix et me dit :

– Rocambole est au bagne de Brest ; mais personne ne le sait, excepté le préfet de police et moi.

Là-bas, il porte un numéro, et comme il ne parle jamais, on ne sait pas ce qu’il a été.

Je suis le seul homme avec qui il soit en correspondance secrète.

– Eh bien ?

– Il m’a écrit aujourd’hui même. Un ouvrier du port avait apporté dans l’arsenal un numéro de la Patrie dans lequel on annonçait votre roman.

Ces derniers mots m’inquiétèrent :

– S’opposerait-il par hasard à la publication du roman ? demandai-je.

– Non, monsieur.

– Alors, que désire-t-il ?

– Monsieur, reprit le géant, il y a de par le monde une très-grande dame que Rocambole a aimée comme sa sœur. C’est elle qui est la cause de son repentir. Il mourrait de douleur si le vrai nom de cette dame paraissait dans votre livre.

– Mais, répondis-je, Timoléon a eu bien soin de changer tous les noms dans ses notes.

– Ne vous y fiez pas.

– Ah ! bah !

– Timoléon, je vous le répète, est une canaille. Il en veut à Rocambole, et peut-être vous a-t-il donné les noms vrais. Dans tous les cas, changez-les.

– Et puis ?

– Et puis, monsieur, dit le géant, c’est là tout ce que Rocambole vous demande.

– Pas autre chose ?

– Absolument rien. Bonsoir, monsieur…

Il fit mine de s’en aller. Je le retins :

– Encore un mot, lui dis-je.

Il s’arrêta.

– Vous êtes l’ami de Rocambole, n’est-ce pas !

– Je me ferai tuer pour lui quand il voudra.

– Ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire.

– Parlez, monsieur.

– Au bagne, on n’est pas heureux…

– Dame ! non…

– Et peut-être qu’un peu d’argent…

Cet homme au visage vulgaire eut un fin sourire :

– Je vous remercie, monsieur, me dit-il ; mais le jour où Rocambole voudra un million, on le lui enverra…

Il me salua et tourna les talons, me laissant abasourdi.

Je rentrai chez moi, en proie à un sentiment tout nouveau.

De romancier, j’étais devenu lecteur.

L’histoire de Timoléon ne me suffisait plus : ce que je voulais, c’était voir Rocambole.

Quel était donc cet homme qui, souillé de crimes, avait su inspirer de semblables dévouements ?

Ah ! si M. Delamarre (de la maison Delamarre, Martin Didier et Cie, etc.) n’avait pas été si pressé de faire son renouvellement d’octobre, comme j’aurais demandé huit jours pour aller faire un petit voyage à Brest.

Mais j’étais annoncé pour le lundi suivant.

Nous étions au jeudi soir.

Le lendemain donc, à cinq heures et demie du matin, mon domestique m’alluma mon feu comme à l’ordinaire.

Je me mis au travail avant le jour, mais à chaque instant, j’interrompais ma besogne et me disais :

– Je voudrais pourtant bien voir Rocambole !

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