Quand on est entré dans l’Arsenal, quand on a dépassé le parc à boulets, on aperçoit devant soi une sorte de rampe qui forme deux coudes brusques.
Au bout du premier on trouve la corderie et la voilure, vastes bâtiments qui se prolongent jusqu’aux scieries. Puis on tourne la rampe, on lève la tête et on voit une immense façade percée de nombreuses fenêtres grillées, de voûtes profondes, de portes basses et cintrées.
Cette façade, ce bâtiment gigantesque placé à un côté, au-dessous de la ville, au-dessus du port, auquel on arrive par cette rampe, on l’aperçoit aussi bien du bas de la rue Siam que des hauteurs de Recouvrance.
C’est le bagne !
Au coup de canon, cette sombre demeure, silencieuse à ce point jusque-là, qu’on l’aurait dite inhabitée, cette demeure, disons-nous, s’emplissait tout à coup d’un immense murmure, de bruits sourds et de cliquetis étranges.
Les portes s’ouvraient, les forçats descendaient à la fabrique, enchaînés deux par deux, rangés par escouade et conduits par les argousins.
M. Marjolin, notre complaisant cicerone, avait voulu nous faire jouir de ce coup d’œil.
Nous l’avions trouvé à la porte de l’Arsenal à l’heure indiquée.
Nous étions entrés avec lui et nous étions devant le bagne lorsque les forçats sortirent.
Nous pûmes les voir presque un à un, les examiner successivement, ces maudits de la société, à mesure qu’ils passaient devant nous.
Les uns, qui n’avaient point perdu tout sentiment humain, courbaient la tête en apercevant des étrangers.
Les autres, soumis, résignés, nous regardaient avec indifférence.
D’autres attachaient sur nous un œil cynique et moqueur.
Énault et moi, nous tressaillîmes tout à coup, et je pressai le bras de M. Marjolin en lui disant :
– Le voilà !
– Qui ?
– Le forçat qui a sauvé l’enfant.
Nous lui avions raconté cette histoire la veille, tandis qu’il nous reconduisait à notre hôtel.
– Ah ! fit-il, je le connais. C’est le numéro Cent dix-sept, un très-bon forçat.
Au bagne, dans la langue usuelle de quiconque se trouve en contact avec les condamnés, on dit un b on et un mauvais forçat.
Le mauvais forçat est celui qui se montre cynique, sans repentir, indiscipliné, travaille le moins possible, s’ingénie à se faire envoyer à l’infirmerie et essaye de s’évader.
Le bon forçat est, par conséquent, tout le contraire.
Cent-dix-sept était un bon forçat.
Quand il passa près de nous, il salua M. Marjolin, non point seulement parce qu’il devait le saluer, mais très-certainement parce qu’il y trouvait une satisfaction réelle.
Le jeune officier, chargé pendant quelques mois d’un service dans l’Arsenal, s’était trouvé en contact avec les forçats, et s’était montré fort bon pour eux.
Il nous regarda aussi avec une certaine curiosité bienveillante, et parut se souvenir de nous avoir rencontrés le jour précédent.
Sa figure intelligente et distinguée ; son regard calme, sa démarche presque hautaine, m’impressionnèrent plus alors que la veille.
Quand il fut loin, je dis à M. Marjolin :
– Je jurerais que c’est lui.
– Qui, lui ?
– Rocambole.
– Rien n’est plus facile à savoir, me dit-il, allons à l’écrou.
Nous entrâmes en effet, chez le greffier en chef du bagne.
– Mon cher monsieur, lui dit M. Marjolin, y a-t-il moyen de savoir le nom du numéro Cent-dix-sept ?
– Rien n’est plus facile, répondit le greffier.
Il se leva de son bureau, s’approcha de l’immense casier qui renfermait les livres d’écrou et prit celui qui correspondait au numéro cent dix-sept.
Puis ayant cherché la page correspondante, il la mit sous nos yeux.
Voici ce que nous lûmes :
« Joseph Fipart, condamné aux travaux forcés à perpétuité par la Cour d’assises de Seine-et-Oise. Né à Paris. Âgé de trente ans. Recommandé à l’administration comme très-dangereux. »
Comme Timoléon avait changé tous les noms dans son manuscrit, ce nom de Joseph Fipart ne m’apprenait absolument rien…
M. Marjolin me dit :
– Je ne vois rien qui ressemble à Rocambole, dans cette note-là, si le personnage qui répond à ce nom est tel que vous me l’avez dépeint.
– Sauf ces mots, répondis-je en posant mon doigt sur le livre d’écrou : Recommandé comme très-dangereux.
– Il y a beaucoup de forçats dangereux, comme l’entend l’administration, dit l’enseigne en souriant.
– Ah !
– On appelle ainsi tous ceux qui songent à s’évader.
– Et je puis vous affirmer, nous dit le greffier en chef, que l’administration s’est trompée pour celui-là.
– Vraiment ?
– Il est ici depuis cinq ans.
– Bon !
– Et jamais il n’a cherché à s’évader : c’est un bon forçat.
M. Marjolin ajouta :
– Il m’a même semblé qu’on le traitait avec douceur.
– C’est vrai, dit le greffier, c’est un homme courageux. Dernièrement il a sauvé un enfant qui se noyait.
– Est-il porté sur le tableau des grâces ?
– Non, il a refusé.
Ces mots produisirent sur nous quelque étonnement.
Le greffier continua :
– Ses notes sont excellentes ; après cet acte de courage, il a été appelé chez le commissaire, qui l’a félicité, et lui a annoncé son intention de le porter sur le tableau. Il a répondu que sa condamnation était juste, qu’il avait perdu le droit de rentrer dans la société et qu’il était résigné à finir ses jours au bagne.
– Et il a trente ans ! m’écriai-je. Sait-on pourquoi il a été condamné ?
– Pour assassinat, dit le greffier. Mais nos livres d’écrou ne font jamais mention du crime. Et quand le forçat est mort ou libéré, ce n’est pas ici qu’on peut puiser des documents sur lui.
– C’est égal, murmurai-je, il a beau s’appeler Joseph Fipart…
– Vous pensez que c’est Rocambole ?
– Oui.
– Nous avons un autre moyen de le savoir.
– Lequel ?
– C’est de le lui demander, répondit l’enseigne.
– Rocambole ? murmurait le greffier, un singulier nom !… et que j’entends prononcer pour la première fois.