XII

En effet, nous eûmes beau questionner le greffier en chef, il nous répondit avec une absolue bonne foi :

– Jamais je n’ai entendu prononcer ce nom : même par les forçats. S’il y a au bagne de Toulon un forçat qui se nomme Rocambole, personne ne le sait, je vous le garantis.

M. Marjolin nous disait, de son côté :

– Il est fort rare, sinon inouï, qu’un forçat qui a eu un nom célèbre dans les annales du crime, ne cherche pas à faire survivre ce nom ici, où l’homme n’est plus qu’un numéro ; et, d’après ce que vous me dites, l’homme dont vous parlez, aurait été un criminel célèbre.

– Certes, oui.

– Néanmoins, poursuivit l’enseigne, je vous renouvelle ma proposition.

– Qui consiste ?

– À venir visiter la Némésis qui est en rade. Je vais faire armer un canot, et deux mots dits à un argousin-chef suffiront pour que nous ayons dans notre équipe de forçats le numéro Cent-dix-sept.

La proposition de M. Marjolin était trop séduisante, comme vous le pensez bien, pour que je songeasse à la refuser.

Moins d’une demi-heure après nous sortions du port dans un canot manœuvré par douze forçats.

Un treizième était à la barre.

Et ce treizième, c’était le Cent-dix-sept.

J’allai m’asseoir auprès de lui.

– Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ? lui demandai-je.

– Cinq ans, me répondit-il.

Sa voix était calme, résignée, plus mélancolique que triste.

– Et vous y êtes à perpétuité ?

– Vous le voyez à mon bonnet vert.

– Ne prenez pas, lui dis-je en baissant la voix, les questions que je vous adresse pour de l’indiscrétion ou de la curiosité banale.

Il me regarda et parut attendre que je m’expliquasse.

– Je vous ai vu hier dans la rue Jean-Bart, continuai-je.

– Oui… en effet… il me semble vous avoir aperçu, monsieur.

– Un enfant vous a sauté au cou !

– Oui. C’est le petit d’Yvonne Slouarec, la femme d’un gabier d’artimon à bord de la Valeureuse.

– On m’a dit que vous lui aviez sauvé la vie.

– C’est vrai, dit-il simplement. L’enfant était sur le quai à jouer. Ses petits camarades le poursuivaient ; il prend son élan pour leur échapper, et, arrivé au bord du quai, ne peut se retenir et tombe à l’eau.

« J’étais à demi-chaîne et par conséquent maître de mes mouvements.

« Du pont de la Némésis, qui était dans le port et où nous déchargions des gueuses de fonte, j’avais tout vu.

« L’eau est noire, dans le port ; elle n’a aucune transparence. L’enfant avait disparu.

« Il y avait beaucoup de monde sur le quai, mais personne n’osait se jeter à l’eau.

« J’enroulai ma chaîne autour de mes reins et je me laissai tomber du haut du pont de la Némésis.

« Je nageai jusqu’à l’endroit où l’enfant avait disparu ; je plongeai à plusieurs reprises, et enfin je fus assez heureux pour le ramener.

« Il était évanoui ; mais on parvint à le ranimer.

« Depuis ce temps-là le pauvre petit vient me sauter au cou toutes les fois que je passe devant sa maison, et sa mère est bien bonne pour moi.

– Est-ce que vous ne souffrez pas beaucoup ? lui dis-je.

– Je subis ma peine, répondit-il.

– Mais vous devez avoir des heures de désespoir ?

– Non, je suis résigné.

– Vous devez regretter le monde où vous avez vécu ?

Il tressaillit et me regarda.

Puis, après un nouveau silence :

– Je ne regrette rien, dit-il. J’ai été condamné justement et je suis mort au monde.

Je fis alors un signe à Énault.

Ce signe avait été convenu à l’avance entre nous.

Énault m’appela tout haut par mon nom, en me disant :

– Vois comme la rade est splendide, en ce moment !

Cent dix-sept tressaillit de nouveau ; il me sembla même qu’il me regardait avec curiosité.

J’avais, comme on le pense bien, calculé cet effet, et je m’étais tenu ce raisonnement :

– « Au moment où j’allais commencer la publication des Drames de Paris et me servir des notes de Timoléon, un homme m’a abordé un soir au coin de la rue Bellefond, me disant qu’il était en correspondance avec Rocambole et que celui-ci s’était ému à l’annonce de mon roman.

« Donc, si Cent dix-sept n’était autre que Rocambole, si maître, d’ailleurs, qu’il fût de lui, cet homme se trahirait en entendant prononcer mon nom. »

En effet, je venais de remarquer un tressaillement chez cet homme, et il me parut de bon augure.

– Puisque vous savez qui je suis, lui dis-je, vous ne vous étonnerez pas de la question que je vais vous faire.

– Je tâcherai d’y répondre, monsieur.

– Je cherche un forçat du nom de Rocambole.

– Ah ! fit-il.

– Le connaîtriez-vous ?

– Non.

Je remarquai chez lui un léger frémissement des narines. Cependant son visage demeura impassible, et il ajouta :

– C’est un singulier nom, en effet.

– C’est vrai.

– Mais êtes-vous sûr qu’il soit au bagne de Brest ?

– Très-sûr. On me l’a affirmé à Paris.

– C’est possible, dit-il avec indifférence. Mais ici nous n’avons plus de nom.

– Pardonnez-moi, continuai-je avec une certaine émotion, mais il m’a semblé…

Il me regarda avec plus d’attention.

– Que vous n’étiez ni un criminel vulgaire, ni un homme de moyenne éducation, poursuivis-je.

Il ne répondit pas.

– Vous avez dû appartenir au monde élevé, continuai-je. Peut-être…

Il m’arrêta d’un geste.

– Monsieur, me dit-il, je suis mort au monde, je vous l’ai dit.

– Et il ne vous reste pas un rayon d’espoir au cœur ?

– Non, monsieur.

– Eh bien ! repris-je, laissez-moi aller jusqu’au bout.

– C’est que j’essaye d’oublier, me dit-il, et il y a de la cruauté à me forcer à me souvenir.

Il disait cela simplement, avec tristesse, mais sans amertume.

– Oh ! lui dis-je, si j’avais pu douter encore, je ne douterais plus maintenant.

– De quoi donc ne douteriez-vous pas, monsieur ?

– C’est vous, c’est bien vous.

Il fixa sur moi un regard dont je ne pus supporter la froide limpidité.

– Je ne vous comprends pas, dit-il.

– C’est vous qui êtes Rocambole ?

Un sourire vint à ses lèvres :

– Je m’appelle Joseph Fipart, me répondit-il, comme vous pourrez vous en convaincre par le livre d’écrou.

Et il y eut alors dans son geste, dans son œil, dans son attitude, quelque chose d’étrange, de dominateur, qui me subjugua.

Je sentis que cet homme me courbait, en ce moment, sous sa propre volonté.

Il ne voulait pas être interrogé. Je ne trouvai plus un mot et j’allumai un cigare pour me donner une contenance.

Bientôt le canot aborda l’échelle de tribord de la Némésis.

Je voulus alors glisser deux louis dans la main du Cent-dix-sept.

Il me refusa, sans hauteur, mais avec fermeté.

– Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais je n’accepte jamais rien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous visitâmes la Némésis.

Quand nous repartîmes, Cent-dix-sept n’était plus à la barre et se trouvait confondu avec les autres forçats. Nous revînmes à terre.

Je fis part à M. Marjolin de l’insuccès de ma tentative.

– Vous voyez bien, me dit-il, que ce n’est pas Rocambole.

– J’ai la conviction que c’est lui, au contraire, répliquai-je.

– Eh bien ! me dit l’aimable officier, je vais me mettre en campagne, et je vous assure que j’aurais des renseignements.

– Quand ?

– Demain.

Mais comme on va le voir, les renseignements de M. Marjolin devaient arriver trop tard, car en rentrant à l’hôtel, le soir, je trouvai une lettre à mon adresse.

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