XIII

Qui donc pouvait m’écrire à Brest ?

La lettre ne venait point par la poste, elle avait été apportée par un commissionnaire.

Ce commissionnaire l’avait jetée sur la table du bureau et s’était retiré sans mot dire.

L’écriture de la suscription m’était inconnue, l’enveloppe était d’un papier commun et grisâtre.

Je l’ouvris.

« Monsieur, me disait-on, Rocambole désire vous voir, il se fie à votre loyauté, attendez-le ce soir à onze heures, dans votre chambre, et prévenez qu’on laisse monter. »

Je tendis la lettre à Énault.

Il la lut et haussa les épaules.

– Mon bon ami, me disait-il, tu es la victime d’une jolie mystification.

– Plaît-il ?

– Sans doute, comment veux-tu que Rocambole vienne ici ? au coup de canon les forçats sont réintégrés dans le bagne et il n’en reste plus un seul dans les rues de Brest.

– Peut-être s’est-il évadé.

– Non, je crois le contraire, moi.

– Voyons ?

– Tu as parlé de ce forçat introuvable, presque fantastique, au café de la Marine. Il y avait là plusieurs jeunes officiers, des aspirants moqueurs, des enseignes enchantés de se moquer d’un Parisien naïf.

– Eh bien ?

– On va t’envoyer tout à l’heure un Rocambole de convention.

– Je reconnaîtrai bien le vrai, sois tranquille.

– Pour cela, il faudrait que tu l’eusses vu…

– Mais je l’ai vu !

– Où ? quand ? et comment ?

– Puisque je t’affirme que c’est le Cent-dix-sept.

– Tarare ! murmura Énault, je crois bien que tu deviens fou.

Et il prit possession de sa chambre, me laissait fumer un cigare à ma fenêtre.

Onze heures n’étaient pas loin ; la rue de Siam, presque déserte, était éclairée par la pleine lune qui brillait au ciel de tout son éclat.

Chaque fois qu’un rare passant remontait la rue j’avais un battement de cœur.

Mais le passant s’éloignait, et j’en étais pour mes frais d’émotion.

Enfin onze heures sonnèrent aux horloges voisines.

Il n’y avait plus personne dans la rue.

Tout à coup j’entendis un bruit de voiture, et je vis apparaître deux lanternes au coin de la rue de la Mairie.

À Brest, les fiacres sont rares, les équipages de maître le sont plus encore.

À part le sous-préfet et quelques hauts fonctionnaires, deux ou trois armateurs retirés et une douzaine de propriétaires, personne n’a de voiture.

Aussi, en été surtout, passé dix heures du soir, les piétons n’ont pas à craindre d’être écrasés.

La voiture qui tournait la rue de la Mairie était une voiture de maître ; cela se voyait aisément à ses grandes lanternes blanches munies de bougies.

Mais elle ne fixa mon attention que médiocrement, attendu que je ne pouvais pas supposer que Rocambole viendrait en voiture.

Cependant mon émotion et mon anxiété me reprirent, lorsque je vis l’équipage entrer dans la rue de Siam et venir s’arrêter à la porte de l’hôtel.

Un homme en descendit.

Il était enveloppé dans un caban qui, au jour, devait être bleu d’ordonnance, et sur les manches duquel la lune fit étinceler des broderies.

Décidément ce n’était pas, ce ne pouvait être Rocambole.

J’attendis encore.

Mais il n’y avait pas cinq minutes que la porte cochère de l’hôtel s’était refermée sur l’homme au caban qu’on frappa deux coups discrets à la mienne.

J’allai ouvrir.

Je tenais ma bougie à la main et sa lumière tomba d’aplomb sur mon visiteur.

J’avais devant moi un homme de taille moyenne, aux cheveux grisonnants, portant des favoris roux qui lui encadraient tout le bas du visage.

Sous le caban je vis un uniforme d’officier de marine.

– Pardon, monsieur, lui dis-je, je crois que vous vous trompez.

J’avais hâte de me débarrasser de cet intrus, dans l’espoir de voir apparaître Rocambole.

– Non, monsieur, me répondit-il, je ne me trompe pas, et c’est bien à vous que j’en ai.

Sur ces mots il entra et force me fut de fermer ma porte.

Tout aussitôt, il se débarrassa de son caban, et en dix secondes ses cheveux gris, ses favoris roux tombèrent et je poussai un cri d’étonnement.

Dans le brillant officier, je venais de reconnaître le forçat Cent-dix-sept.

– Vous ! m’écriai-je.

Il mit un doigt sur sa bouche :

– Parlez bas, monsieur, me dit-il, vous pourriez me perdre.

J’étais stupéfait.

– C’est donc vous qui êtes Rocambole !

– C’est moi.

Puis attachant sur moi ce regard magnétique dont j’avais déjà subi l’influence :

– Monsieur, me dit-il, je vous crois un homme d’honneur et je me fie à vous.

– Oh ! soyez tranquille, répondis-je. Mais comment avez-vous pu venir ici ?

– Il y a bal à la Majorité, me répondit-il, et pour ne pas vous faire attendre, j’ai pris la voiture de l’amiral G… Comme il ne quittera le bal qu’à cinq heures, j’ai le temps de la lui renvoyer.

Mon étonnement se changeait en stupeur.

– Mais enfin, lui demandai-je, comment êtes-vous sorti du bagne ?

– Ce serait trop long à vous raconter, me dit-il, et puis c’est un secret que je désire garder. Du reste, je serai rentré bien avant le coup de canon.

– Vous rentrerez ?

– Mais sans doute.

– Comment ! m’écriai-je, vous êtes hors du bagne, vous avez scié vos fers, vous pouvez sortir de Brest, grâce au déguisement sous lequel vous êtes venu et vous hésitez ?…

– Je vous dirai même mieux, monsieur, répondit-il, en souriant. Si je voulais sortir de Brest tout à l’heure, rien ne me serait plus facile. La voiture de l’amiral, qui a une maison de campagne à Lambezellec, passerait les deux portes sans même être visitée.

– Et vous rentrerez au bagne !

– Après avoir causé avec vous.

– Mais quel homme êtes-vous donc ?

– Je suis, me répondit-il, un homme qui a été un grand coupable et qui s’incline sans murmurer devant le châtiment.

– Vous vous repentez ?

– Oui. D’abord…

– Et… ensuite ?

– Écoutez, monsieur, me dit-il, si je suis venu ici, croyez bien que ce n’est ni un intérêt d’argent, ni le désir de poser, naturel aux gens de ma profession, si tant il est vrai que l’infamie en soit une.

« Il vous a plu d’écrire un roman dont je suis le héros.

« J’en ai lu la première partie. Tout n’est pas rigoureusement exact, et un homme, cent fois plus misérable que moi, a laissé percer sa haine dans les notes qu’il vous a données.

– Vous venez me demander des rectifications ?

– Non, dit-il avec indifférente, il n’est question que de moi. Laissez cela ainsi. Mais pour la suite…

– Vous me donnerez des notes, vous ?

– Oui, monsieur. Vous les recevrez à Paris avant quinze jours ; et, ajouta-t-il en souriant, je ne vous les ferai point payer, moi, comme Timoléon, à qui vous avez souscrit quatre mille francs de billet.

– L’argent vous est dont devenu indifférent ?

– Je n’en ai pas besoin. Si j’en voulais…

Il compléta sa pensée par un sourire et n’alla pas plus loin.

– Mais, enfin, lui dis-je, vous restez donc au bagne, repentant et résigné ?

– D’abord.

– Et ensuite ?… répétai-je.

Il était debout devant moi, pâle, triste, presque hautain.

– Ensuite ? fit-il, vous voulez le savoir ?

– Oui.

– J’ai au cœur une ardente affection, une affection de frère.

– Vous avez une sœur ?

Un amer sourire crispa ses lèvres.

– Pas tout à fait, me dit-il. Un jour, j’ai rencontré un homme sur le pont d’un navire. Cet homme était un marin, parti jeune de France, et qui y revenait après une absence de vingt ans.

« Une mère, une sœur l’attendaient.

« Il était marquis, l’attendait en France une grande situation de fortune ; il n’avait qu’à paraître, pour que le monde lui ouvrit ses portes à deux battants.

« Par une de ces fatalités étranges, que rien ne saurait expliquer, j’étais de l’âge de cet homme, j’avais sa taille, je lui ressemblais… une mère devait s’y tromper…

– Après ? demandai-je avec anxiété, car je vis une larme qui roula lentement de ses grands yeux d’un bleu sombre, sur sa joue pâlie.

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