XIV

– Après ! reprit-il en essuyant cette larme qui roulait sur sa joue, le navire sur lequel nous revenions en France, cet homme et moi, fit naufrage.

– Et il se noya ?

– Non. Nous nous sauvâmes à la nage ; nous abordâmes une petite île, et là, j’assassinai le malheureux.

« Vous devinez le reste, n’est-ce pas ?

« Affublé de ses habits, muni de ses papiers, j’arrivai à Paris.

« Sa mère et sa sœur me tendirent les bras… »

Il s’arrêta de nouveau, dominé par une impérieuse émotion.

Je lui avançai une chaise, car il était demeuré debout jusque-là.

Il s’assit, et s’efforçant de sourire :

– C’est la corde douloureuse de mes souvenirs que vous faites vibrer en ce moment, me dit-il, pardonnez-moi.

Puis il reprit :

« Pendant deux ans, Paris entier m’a pris pour un vrai marquis, cette mère m’a appelé son fils, cette jeune fille son frère.

« Et je les ai aimées toutes deux, avec adoration.

« Celle que j’appelais ma mère est morte dans mes bras, après m’avoir béni, et j’ai pleuré de vraies larmes.

« Celle que j’appelais ma sœur ignore encore et qui je suis, et ce que je suis devenu. Elle ne le saura jamais.

« C’est pour cela que je reste ici, comprenez-vous ?

« Un sentiment honnête et pur est tombé un jour dans mon âme vile et corrompue et l’a touchée.

« Si une étoile tombait du ciel dans la fange, ne croyez-vous pas que la fange deviendrait étincelante comme du rubis ?

« Oui, n’est-pas ?

« Eh bien ! cet amour devenu fraternel m’a sauvé.

« Je me suis repenti.

– Et vous ne sortirez jamais du bagne ? lui demandai-je.

– Jamais, à moins que…

Il parut hésiter.

– À moins ? insistai-je.

– Qu’il me fût donné de racheter mon passé.

Mais comme s’il se fût repenti d’avoir prononcé ces derniers mots, il se hâta d’ajouter :

– Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit et ce n’est pas pour cela que je suis venu vous voir.

J’attendis qu’il s’expliquât.

– Vous avez maintenant le secret de mon cœur. J’ai une seule affection au monde, et je viens vous supplier, vous qui allez écrire mon histoire, de la respecter.

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci. Changez bien les noms, déguisez bien les détails et les événements. Si la femme dont je vous parle venait à deviner la vérité, je crois qu’elle en mourrait.

Il me demandait cela avec des larmes dans la voix.

Je lui promis tout ce qu’il voulut.

– Excusez-moi, me dit-il alors, mais il se fait tard. L’Amiral peut avoir besoin de sa voiture et il est temps de la lui envoyer. Permettez-moi donc de vous quitter.

Et il rajusta ses favoris et la perruque de cheveux grisonnants, remit son caban, qu’il avait ôté un moment, replaça sur sa tête sa casquette galonnée, et je me pris alors à le regarder.

Le diable lui-même n’aurait pas deviné en lui un forçat.

– Ainsi, lui dis-je quand il fut prêt à partir, je recevrai vos notes ?

– Dans quinze jours. Adieu, monsieur…

Je voulus lui tendre la main, il refusa.

– Non, me dit-il, ma main est souillée… Si jamais je me réhabilite…

Il n’acheva pas et fit un pas vers la porte.

– Ne vous reverrai-je donc jamais ? lui demandai-je.

– Si vous restez à Brest, et que vous reveniez à l’Arsenal, vous m’apercevrez. Mais, me dit-il, j’ai encore une grâce à vous demander.

– Parlez.

– Personne à Brest ne sait mon vrai nom. Si vous venez à l’Arsenal, ne le prononcez pas.

– Votre recommandation est inutile. Nous partons demain.

– Ah !

– Mais laissez-moi, à mon tour, vous faire une dernière question.

Sa main qui déjà pressait le bouton de la porte, s’arrêta.

– Comment se fait-il, lui dis-je, que votre procès n’ait pas fait plus de bruit ?

– À Paris il eût eu un grand retentissement ; mais j’ai été jugé à Versailles, et il y avait tant de gens intéressés à ce que cette affaire fût étouffée, qu’on m’a jugé à huis-clos.

– Je comprends.

Il me salua une dernière fois et sortit.

Penché à ma fenêtre, je le vis sortir de l’hôtel et monter en voiture.

Le garçon de nuit lui ouvrit la portière avec les marques d’un grand respect.

Puis la voiture disparut à l’angle de la rue de la Mairie, et alors je me frottai les yeux pour être bien sûr que je ne dormais pas.

Il n’en était pas de même de mon compagnon de voyage.

Énault était rentré dans sa chambre, avait allumé deux bougies et s’était mis à travailler.

Je frappai, il ne répondit pas.

La clef était sur la porte, j’entrai.

Je le trouvai les deux bras allongés sur son papier et sa tête sur ses deux bras.

Une bordée de coups de canon ne l’eût pas réveillé. Il avait écrit environ huit lignes.

J’en conclus qu’il s’était endormi bien avant l’arrivée de Rocambole, et je me retirai sur la pointe du pied.

Le lendemain, en effet, j’étais encore au lit quand il entra dans ma chambre.

– Eh bien ? me dit-il.

– Eh bien ! quoi ? fis-je d’un air dépité.

– As-tu vu Rocambole ?

– Non.

– J’en étais sûr. Ces messieurs les aspirants t’ont mystifié. C’est clair.

– Je commence à le croire.

– Et il y a autre chose que tu ferais bien de croire aussi, me dit-il d’un ton moqueur.

– Quoi donc ?

– C’est que Rocambole n’existe pas.

– Oh ! par exemple !

– Et c’est un hardi coquin appelé Timoléon qui s’est moqué de toi.

– Après cela, lui dis-je avec indifférence, c’est bien possible.

– Alors tu renonces à le chercher ?

– Tout à fait.

– Qu’allons-nous faire aujourd’hui ?

– Prendre la diligence et nous en aller.

– Je ne demande pas mieux, répondit Énault qui brûlait de retourner à Morlaix, où il avait fait une conquête.

Mais comme nos impressions de voyage ne sont point du domaine de ce récit, je me borne à vous dire que dix jours plus tard nous étions à Paris.

Plusieurs lettres m’attendaient.

Une de Bergerette qui demandait à faire la paix ; une autre du bon Schiller qui me disait :

« M. Delamarre (de la maison Delamarre, Martin Didier et Cie) désire commencer la seconde partie de ton roman un peu plus tôt. On a baissé depuis ton départ.

« Mets-toi donc à la besogne le plus vite possible. »

Je répondis à Schiller :

« Je suis prêt à commencer dans huit jours. »

Enfin le surlendemain de mon arrivée, un facteur des messageries impériales se présenta chez moi.

Comme ce fut Bergerette qui alla lui ouvrir, vous devinez, n’est-ce pas, que j’avais répondu à sa lettre.

Le facteur portait sous son bras un registre et à la main un paquet.

Le timbre de Brest me fixa sur la nature de ce colis.

C’étaient les notes que m’avait promises Rocambole.

Share on Twitter Share on Facebook