XV

C’étaient bien, en effet, les notes du forçat qui m’arrivaient sous une enveloppe de toile cirée.

Je passai toute la nuit à les lire.

Elles avaient la longueur d’un volume in-8°.

Combien de volumes ai-je fait avec cela ? Je n’en sais rien.

Mais c’est qu’aussi celui qui les avait écrites ne s’était pas complu aux développements.

C’était un véritable sommaire ; mieux que cela même, un compte-rendu de sténographe.

Orthographe irréprochable, style négligé, mais clair et qui sentait l’homme qui avait été mêlé longtemps à des gens d’éducation.

Si le criminel était hors ligne, évidemment l’homme n’était pas ordinaire.

Çà et là un paysage en quatre coups de crayon, un caractère dessiné en dix lignes accusaient chez ce condottiere moderne une nature essentiellement artiste.

Et quelles connaissances pratiques de certaines choses !

Il savait sur le bout du doigt la vie élégante, le high-life, la haute vie, comme disent les Anglais.

Et le cheval ! et la chasse ! et les femmes du demi et du quart du monde !

Je ne pus, en terminant, me défendre de cette réflexion que j’accompagnai d’un soupir :

– Quel dommage que les gens du vrai monde soient moins intelligents que celui-là, en général, et non en particulier, bien entendu !

Les notes de Rocambole rapprochées de celles de Timoléon jetaient un jour tout nouveau sur cette association mystérieuse des Valets de cœur.

Au fond, le sujet était identique et en dépit des noms changés chez l’un et chez l’autre, je connaissais les mêmes personnages ; mais là cessait la similitude.

Le récit de Rocambole était humain ; on sentait, on éprouvait, on frissonnait parfois, on s’attendrissait aussi, en le lisant.

Celui de Timoléon ressemblait, au contraire, à un réquisitoire.

On devinait que cet homme n’avait eu qu’un but, assombrir ce tableau déjà si sombre et achever d’avilir cet homme déjà couvert de crimes.

Huit jours après, j’étais à l’œuvre et laissant de côté le travail de Timoléon, je ne me servais que de celui de Rocambole.

Les Valets de cœur parurent.

On a toujours mauvaise grâce à parler de soi ; cependant, qu’on me le pardonne ! je dois dire que le succès des Valets de cœur dépassa de beaucoup l’Héritage mystérieux.

J’avais vu Rocambole ; je pouvais donc le dépeindre hardiment, correctement.

Ses notes étaient trop considérables pour que je pusse me borner à une seule partie.

Je les divisai donc en deux.

Les Valets de cœur terminés, j’annonçai une suite qui aurait pour titre : les Exploits de Rocambole.

Puis je me reposai quelques mois.

Mais, durant mon repos, il m’arriva une singulière aventure, comme on va le voir.

Depuis une quinzaine d’années, je me lève régulièrement à cinq heures en été, à six heures en hiver. Dans cette dernière saison, je commence donc toujours à travailler à la lumière.

Il m’arriva, vers le milieu de novembre, de me lever un matin et de me trouver en face de ma table de travail sans une feuille de papier.

J’ai des confrères qui achètent des rames de papier blanc.

Si je les imitais, l’épouvante s’emparerait de moi et je n’écrirais jamais une ligne.

Le public y gagnerait peut-être, mais mon budget…

Or, n’en déplaise à quelques bons petits camarades qui, dénaturant mon nom, m’ont appelé Ponson du Travail, je suis né paresseux et je mourrai tel.

Pour me mettre à la besogne, chaque matin, je me fais une foule de raisonnements plus ingénieux et plus perfides les uns que les autres.

Ma volonté lutte avec ma paresse comme une mère avec son fils qui ne veut pas aller à l’école.

Cela vous explique pourquoi je n’ai jamais que deux ou trois cahiers de papier à lettre chez moi.

Je me raconte, en les achetant, que ce sont les derniers, et j’ai la bonne foi momentanée de croire à la parole que je me donne.

Donc, ce matin-là, je n’avais pas de papier.

Mais pas un feuillet, et l’imprimerie attendait.

Il y a un aimable homme, à la Patrie : tête fière, intelligente, toujours jeune ; hors de l’atelier de typographie, c’est un gentleman parfait.

Dans l’atelier, cet homme charmant, me faisait alors l’effet de la tête de Méduse.

C’est M. Auguste Salomon, le metteur en pages.

– Je n’ai plus de copie ! me disait-il d’un air terrible.

Et sa jolie figure devenait pour moi laide à faire peur, du jour où j’étais en cours de publication à la Patrie.

Elle m’apparaissait dans mes rêves, elle me poursuivait à table, au bain, à la promenade ; il me semblait toujours l’entendre me crier :

« Je n’ai plus de copie ! »

Et ce matin-là, c’était vrai. Il n’y avait pas un feuillet dans son carton, pas une ligne sur le marbre.

À huit heures et demie, on venait chercher mon feuilleton.

Je ne pouvais pourtant pas me piquer une veine avec un poignard et l’écrire avec mon sang sur ma chemise.

On m’aurait accusé de voler M. Barginet de Grenoble, qui a écrit, voici quarante ou cinquante ans, un roman qui a fait la joie de ma douzième année, et qui s’appelle la Chemise sanglante.

Le plus simple était d’acheter du papier.

Mais où ?

Les papetiers ne travaillent que pour les gens du monde, ils ignorent que les gens de lettres se lèvent à l’heure où les premiers se couchent – il n’y a pas à six heures du matin un seul papetier ouvert à Paris.

Je ne connaissais aucun de mes voisins, par la raison bien simple que je venais de quitter la rue Bellefond pour le boulevard Montmartre ; mais ce ne serait vraiment pas la peine de s’efforcer d’être ingénieux dans ses livres, si on ne l’était un peu pour soi-même.

Après deux minutes de réflexion, voici ce que je trouvai :

Le restaurant Vachette est ouvert toute la nuit ; et on y trouve du papier.

Je m’habillai donc et je traversai le boulevard sous une petite pluie fine qui me fit envier la condition heureuse des papetiers.

Aujourd’hui, je me serais borné à demander du papier au maître d’hôtel, en m’autorisant du chef actuel de l’établissement, M. Brébant, qui est bien plus notre ami à tous que notre restaurateur…

Mais alors ?…

Je demandai donc bravement à souper, moi qui n’avais pas faim et je m’installai dans le petit salon du premier, qui est si bruyant et si pittoresque les nuits de bal d’opéra.

On m’apporta tout ce que je demandai et je me mis à travailler… et à souper…

Une seule personne était dans le salon, à l’autre bout, sirotant un verre de n’importe quoi.

C’était un homme bien couvert, mais sa mine délabrée, son linge fripé, ses bottes mouchetées de fange disaient qu’il avait passé la nuit.

Son œil atone décelait cette ivresse calme, froide, abrutie, des buveurs d’absinthe de profession.

Si j’avais l’honneur d’être législateur, je mettrais sur l’absinthe un impôt tel qu’il faudrait être archi-millionnaire pour en boire un verre le dimanche.

Cet homme me regardait écrire avec une curiosité presque bienveillante, lorsque le garçon qui me servait m’appela par mon nom.

Ce fut un coup de théâtre.

L’œil atone devint sinistre et flamboyant ; le corps plongé dans une molle langueur se roidit ; le visage hébété retrouva soudain une lueur d’intelligence.

Et cet homme se leva, et, à mon grand étonnement, il vint s’asseoir devant moi, posa les deux coudes sur la table, et me regardant en face, il me dit :

– Vous n’avez donc pas peur d’un coup de poignard ?

Les ivrognes m’inspirent plus de dégoût que de crainte.

Néanmoins je jugeai prudent de me lever et de me mettre en garde contre toute agression.

Il ne bougea pas, lui, mais me regardant avec des yeux féroces, il ajouta :

– Je n’étais pas à Paris, quand vous vous êtes permis de raconter tout de travers l’histoire des Valets de cœur. Je ne suis ici que d’hier, et depuis hier je vous cherche… Puisque le hasard se charge du rapprochement, nous allons causer, hein ?…

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