XIX

Pendant cette heure-là, mon fou se promena de long en large dans mon cabinet, comme une bête fauve dans une cage.

Quelquefois il s’arrêtait et me regardait moitié furieux, moitié tremblant.

Puis il recommençait sa promenade, d’un pas inégal et brusque, marmottant des paroles sans suite au milieu desquelles revenait sans cesse le nom de Rocambole.

Un moment, il me fit frémir.

J’avais sur ma cheminée un joli revolver de Lefaucheux, arme toute nouvelle, et qui commençait à faire une concurrence sérieuse aux pistolets américains du colonel Kolt.

Le fou s’en approcha, le prit et le tourna plusieurs fois dans ses mains.

Le revolver était muni de ses six cartouches.

Le fou essaya de l’armer ; heureusement ce pistolet est muni d’une baguette qui forme broche et qui empêche le cylindre de tourner.

Peut-être dus-je mon salut à cette circonstance.

Je me précipitai sur cet homme et je lui arrachai le revolver des mains.

Il n’opposa du reste aucune résistance.

– Je voulais me brûler la cervelle, me dit-il avec calme et presque en souriant.

– Ou me tuer, lui dis-je.

Il se jeta à mes genoux et protesta de la véracité de ses paroles.

– Non, non, me dit-il, je suis incapable d’un meurtre. Je ne suis pas un valet de cœur, moi.

Il prit une chaise et s’assit, puis il posa sa tête dans ses deux mains, les coudes sur ses genoux et parut résigné à attendre que Rocambole eût décidé de son sort. Car il ne doutait pas que la lettre qu’il m’avait vu remettre à mon domestique ne lui fût destinée.

Enfin, j’entendis le bruit d’une clef dans la serrure de l’antichambre.

C’était mon domestique qui rentrait, et je compris qu’il n’était pas seul, car d’autres pas que les siens se firent entendre.

La porte s’ouvrit et Timoléon parut.

Il s’arrêta stupéfait, sur le seuil, à la vue de mon prisonnier.

À sa vue aussi, mon homme, qui avait levé la tête, eut un geste de surprise.

Puis, une grande joie se peignit sur son visage.

– Ah ! dit-il, vous venez me sauver, n’est-ce pas ?

Timoléon me regarda :

– Que faites-vous donc de cet imbécile ? me demanda-t-il.

– Cet imbécile ?

– Oui, c’est mon ancien secrétaire.

– Hein ?

– Il est devenu fou en écrivant sous ma dictée l’histoire de Rocambole.

– Que voulez-vous donc dire ?

– Je le vois bien. Sa folie consiste à se croire une victime des Valets de Cœur dont il n’a jamais entendu parler autrement que par moi.

– Comment ! il n’a jamais vu Rocambole ?

– Jamais !

– Il ne lui est arrivé aucune aventure… fâcheuse ?

– Aucune.

J’étais abasourdi.

– Mais enfin, lui dis-je, d’où vient-il ? que fait-il ? comment s’appelle-t-il ?

– Je l’avais pour secrétaire, je l’ai renvoyé.

– Bon !

– Il a fait alors tous les métiers ; il a été cocher, chasseur, valet de pied, majordome. Pour le moment, je crois qu’il est au service de la princesse D…, une Russe qui habite la rue Drouot.

Ceci m’expliquait le change du billet de mille francs.

– Enfin, acheva Timoléon, il se nomme Joseph Roux, mais il a la déplorable manie de se faire appeler Venture, en souvenir d’un des hommes de Rocambole.

– Bien !… j’y suis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme on le voit, ma dernière espérance venait de s’évanouir.

Néanmoins les Chevaliers du clair de lune poursuivirent leur carrière à travers mille péripéties et mille ennuis.

Les esprits frappeurs avaient complètement envahi les bureaux de la Patrie.

Dénoncé par l’un d’eux comme se livrant à des opérations hasardeuses, le bon caissier, qui était venu ni souvent à mon aide, avait été congédié.

Une foule de morts illustres s’élevèrent contre le Rocambole de fantaisie qui traversait mon roman.

Un jour M. Delamarre me fit venir et me dit :

– Il faut faire disparaître Rocambole !

– Pourquoi ?

– On a consulté de nouveau Fénelon.

– Ah !

– Et Fénelon persiste dans son opinion.

– Mais Charlemagne ?

– Charlemagne, me répondit gravement le directeur de la Patrie, a bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper de vous.

Rocambole disparut. Le roman fut long, trop long même, car les esprits achevèrent de me perdre dans celui de M. Delamarre.

J’avais été l’enfant gâté de la maison, j’en devins le paria.

Mon roman terminé, je quittai la Patrie, et, j’émigrai successivement à la demi-douzaine de grands journaux politiques qui n’étaient point fréquentés par les gens de l’autre monde.

Je passai de l’Opinion nationale au Constitutionnel, et du Pays à la France.

Sept ou huit années s’étaient écoulées et je ne songeais plus ni à Rocambole ni aux esprits qui m’avaient chassé des colonnes de la Patrie, lorsque, un soir, comme je rentrais chez moi, on me remit une carte.

Elle portait un nom qui m’était inconnu :

Le major Avatar.

Mon domestique me dit :

– Ce monsieur reviendra demain. Mais si monsieur soupe toujours avec M. Gustave Claudin au Café anglais, il est possible que monsieur rencontre cette personne.

– Au Café anglais ?

– Oui.

Je n’avais guère envie de souper, mais la curiosité m’entraîna et je pris la route du Café anglais, où j’étais certain de trouver Claudin et Xavier Aubryet, encore un esprit charmant et paradoxal que vous connaissez tous.

Qu’était-ce donc que le major Avatar ?

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