À partir de ce moment, comme vous le pensez bien, les personnages des premiers récits disparurent.
Pour me conformer au désir que m’avait exprimé Rocambole, le dénoûment du dernier épisode avait été transporté en Espagne, bien que, en réalité, il eût eu lieu en France.
Rocambole n’était pas au bagne de Cadix, mais à celui de Brest.
Il fallait donc, absolument, trouver une intrigue de fantaisie et des personnages imaginaires, puis un beau matin, c’est-à-dire à la fin d’un feuilleton quelconque, faire apparaître Rocambole.
Je me conformai à ce programme, ne sachant point combien je le regretterais un jour.
Toujours pour satisfaire mon héros mystérieux, je l’avais défiguré, ce qui, je l’avoue, était tout à fait faux.
La comtesse Artoff n’avait point poussé l’amour de la vengeance jusqu’à cet acte d’atroce barbarie.
Mais Rocambole ne songeait point alors à sortir du bagne, et j’avais dû lui faire cette concession, toujours en vue de dérouter la plupart de ceux qui auraient intérêt à savoir s’il avait ou non existé réellement.
Je ne vous raconterai pas les Chevaliers du clair de lune, et cela pour deux raisons : la première, c’est qu’ils ne vous amuseraient pas ; la seconde, c’est que je ne me rappelle guère que ceci :
Un coquin titré avait besoin un jour d’un homme habile. Il se rendait rue de la Michodière et trouvait dans une manière de bureau de placement, un monsieur qui changeait dix fois de costume, de perruque et de visage en dix secondes.
C’était le Rocambole imaginé pour les besoins de ce nouveau roman.
Les Chevaliers du clair de lune eurent un succès médiocre, dès le début.
Cependant j’espérais mettre la main sur quelque épisode inédit de l’histoire des Valets de cœur ; et voici sur quoi je fondais mes espérances.
Pas plus dans les notes de Rocambole que dans celles de Timoléon, je n’avais trouvé un mot, ni un fait qui se rapportât à ce mystérieux garçon de salle du pavillon d’Armenonville, qui avait été la cause première de la publication des Drames de Paris.
– Ah ! me disais-je quelquefois, si je pouvais seulement retrouver cet homme, je saurais bien le faire parler.
Et je courais tous les cafés, tous les restaurants de Paris, espérant le découvrir.
– Je trouverai toujours bien le moyen de l’intercaler dans mon roman, me disais-je.
Et les Chevaliers du clair de lune paraissaient toujours.
Il y a sur le boulevard Montmartre, au numéro 17, un office de changeurs sur la porte duquel on lit :
Charles Monteaux et Benjamin Lunel.
Entrez-y à quatre heures, et vous tous qui avez entendu dire tant de singulières choses de ce qu’on est convenu d’appeler les gens d’argent, vous serez bien étonnés, je vous l’affirme.
Vous entendrez parler du dernier livre de madame Sand, de la dernière pièce de Dumas fils et du violoncelliste en vogue, et de mademoiselle Patti qui nous a fui, et de notre cher maëstro Offenbach qui nous ravit chaque soir sur deux ou trois théâtres à la fois.
Cet homme au sourire spirituel, à la barbe blonde, à l’air aimable que vous voyez à son bureau, c’est M. Monteaux.
Vous l’avez rencontré à la première des Idées de madame Aubray, vous le verrez demain à la représentation de gala de l’Opéra.
Il sait tout et cause de tout. Il aime les gens de lettres, les artistes et les auteurs, il leur donne d’excellents conseils pour le placement de leurs petites économies, et quelquefois des conseils fort judicieux et marqués au coin d’une saine critique pour leurs livres.
À côté de lui, cette figure brune, accentuée, mélange de la race bordelaise et du sang portugais, est celle de M. Benjamin Lunel, le gentleman qui fait courir, l’habitué, comme son associé, de toutes les solennités artistiques.
Que si vous entrez à quatre heures, vous trouverez assis autour d’eux une demi-douzaine de flâneurs tous connus, sinon célèbres, depuis Habban le courriériste, plein d’humour du Charivari, qui nous fait rire aux larmes en signant Castorine, jusqu’à Lafont, l’inimitable comédien.
Notre pauvre Lambert Thiboust y venait souvent et il y a fumé bien des cigares.
Or donc, un soir, à quatre heures, j’étais chez Monteaux, comme on dit, à fumer et à m’enquérir des nouvelles du jour, lorsqu’un homme entra et demanda la monnaie de mille francs.
J’étouffai un cri à sa vue et lui sautai presque au collet.
C’était mon garçon de salle du pavillon d’Armenonville.
– Cette fois, lui dis-je, je vous tiens, et vous ne m’échapperez pas !
Il pâlit, balbutia et me dit :
– Monsieur, ne faites pas d’esclandre. Je suis prêt à vous suivre.
Et il sortit en effet. Mais je le tenais par le bras à la grande stupéfaction des personnes qui avaient assisté à cette scène.
Quand nous fûmes sur le boulevard, il me dit :
– Je sais qui vous êtes… Vous êtes l’ami de Rocambole…
Je fis une légère grimace qu’il ne comprit pas, et il poursuivit :
– Si vous voulez m’emmener chez vous, je vous dirai tout.
– Vrai ?
– Je vous le jure.
Et il tremblait en parlant.
Je l’emmenai chez moi, et il me suivit sans résistance. Mais, quand nous fûmes dans mon cabinet et bien seuls, il se jeta à mes genoux :
– J’aime autant, me dit-il, en finir tout de suite.
– Comment ! en finir ?
– Sans doute, Rocambole a juré ma mort… Eh bien ! tuez-moi !…
Je voulus le rassurer ; mais il secoua la tête :
– Non, me dit-il, j’aime autant mourir… la vie que je mène est affreuse… tuez-moi… seulement, ne me faites pas souffrir…
Je commençais à comprendre que j’avais un fou devant moi.
Mais comment ce fou était-il en liberté ?
Comment avait-il des billets de mille francs en sa possession ?
Il y avait là une énigme que je me jurai d’éclaircir.
Et, feignant d’abonder dans son sens, je lui dis :
– J’ai des ordres sévères, et je ne sais pas encore ce que Rocambole décidera. Cependant je vous promets de remplir ma pénible mission avec humanité. En attendant, vous allez rester ici.
Une idée lumineuse m’était venue.
– Timoléon, m’étais-je dit, doit connaître cet homme.
Et, tandis que le malheureux se tenait devant moi dans l’attitude d’un patient qui attend l’heure de son supplice, j’écrivis à Timoléon quelques lignes, en le priant de venir sur-le-champ.
Mon domestique partit avec ma lettre, et j’avoue que l’heure qui s’écoula me parut longue.
On n’est pas en tête-à-tête avec un fou avec l’esprit aussi calme et le cœur aussi joyeux que si l’on avait affaire à une jolie femme.