XX

Claudin n’était pas au Café anglais. Aubryet non plus.

Deux ou trois gandins que je connaissais à peine achevaient de souper dans un coin du petit salon du premier.

J’appelai Philippe.

C’était le garçon qui nous servait d’ordinaire.

– Connaissez-vous le major Avatar ? lui dis-je.

– Oui, monsieur, me répondit-il. C’est un officier russe qui vient ici depuis quelques jours ; mais je crois bien qu’il est parti.

– Depuis quand ?

– Je ne sais pas. Tout ce que je puis vous dire c’est qu’il a parlé avant-hier de son prochain départ.

– Ah !

Comme cette exclamation m’échappait, un homme entra.

– Le voilà, me dit Philippe.

Je vis un homme de trente-six à trente-huit ans, mince, avec de petites moustaches brunes, d’une mise élégante et simple qui vint droit à moi et me dit :

– Je vous demande mille pardons, monsieur, de vous avoir dérangé.

Et il s’assit à ma table.

Je le regardais avec curiosité et je me disais :

« Il me semble que j’ai déjà vu ce personnage quelque part. »

Il fit un signe au garçon qui se retira discrètement, et nous demeurâmes seuls.

– Monsieur, me dit-il alors en souriant, je vois que vous ne me reconnaissez pas.

– En effet, répondis-je.

– Rassemblez bien vos souvenirs…

– C’est ce que je m’efforce de faire… mais…

– Mais vous n’y parvenez pas ?

– Je vous l’avoue en toute humilité.

– Vous me connaissez pourtant beaucoup, bien que vous m’ayez vu deux ou trois fois à peine.

Cette voix claire, bien tranchée, sympathique, ce regard franc et fier achevaient de me dérouter.

Il se mit à sourire :

– Voyons, me dit-il, avez-vous oublié votre voyage en Bretagne ?

Je tressaillis.

– Et la rue Jean-Bart, poursuivit-il, et le forçat Cent-Dix-Sept ?

J’étouffai un cri.

– C’est moi, me dit-il.

– Vous !

– Oui.

– Rocambole !

Il posa un doigt sur ses lèvres :

– Chut ! on pourrait nous entendre…

Et comme je lui témoignais une véritable inquiétude, non pour moi, mais pour lui, il se hâta d’ajouter, sans rien perdre de son calme :

– Oh ! rassurez-vous… je n’ai rien à craindre…

– C’est donc vous ?

– Sans doute.

– Mais vous étiez condamné à perpétuité ?

– Oui.

– Alors on vous a gracié ?

– Non. Je me suis évadé.

– Et vous dites que vous n’avez rien à craindre ?

Un sourire mélancolique vint à ses lèvres :

– Absolument rien, me dit-il, j’ai acquis le droit de rester libre.

– Comment cela ?

– Oh ! fit-il, c’est une histoire trop longue pour que j’entreprenne de vous la raconter ici, il nous faudrait plus d’une nuit pour cela, mais j’ai des notes à votre adresse.

– Vraiment ?

– Et vous pourrez faire un nouveau roman que vous appellerez ma Résurrection.

Je le regardais avec une sorte de stupéfaction.

– Monsieur, reprit-il, mon évasion n’a rien qui doive vous étonner, si vous vous souvenez comment je suis allé vous voir à l’Hôtel des Voyageurs à Brest.

– En effet, balbutiai-je.

– Seulement je me suis évadé non du bagne de Brest, mais de celui de Toulon, où l’on m’avait transféré.

– Mais observai-je, ne m’aviez-vous pas dit que vous vouliez mourir au bagne ?

– C’est vrai.

Il pencha un moment la tête sur sa poitrine, et je devinai qu’il était en proie à une véritable émotion.

Puis il reprit :

– Tant qu’elle n’a rien su, je suis resté au bagne.

Il faisait allusion à cette femme que dans le roman j’ai appelée Blanche de Chamery et qu’il avait fini par aimer comme sa sœur.

– Mais elle sait tout, maintenant, continua-t-il, et elle m’a pardonné. Alors, puisque j’avais le pardon de l’ange, j’ai voulu avoir celui des hommes. J’ai voulu mettre au service du bien cette intelligence, ce courage, cette énergie que j’avais eus pour le mal. Vous le verrez par la note que je vous laisse.

– Mais, lui dis-je, vous quittez Paris ?

– Oui, je reviens de Londres et je vais dans l’Inde.

– Dans l’Inde !

– J’ai une mission… une tâche plutôt, que je me suis imposée… et je veux la remplir… Après…

Il hésita.

– Après ? fis-je.

– Si Dieu ne veut pas m’accorder le repos de la tombe, je continuerai à marcher droit devant moi, allant partout où il y aura des oppresseurs et des victimes, pour terrasser les premiers et relever les autres.

Il me dit cela simplement, sans emphase ; mais, en ce moment, il me parut haut de six pieds, et je me demandai si c’était vraiment le même homme que j’avais vu couvert de la livrée de l’infamie.

– Je serais allé chez vous demain, poursuivit-il si je ne vous eusse rencontré ici. Je pars demain soir.

– Et vous allez dans l’Inde ?

– Oui.

– Mais vous en reviendrez ?

– Dans deux ans, à moins que je ne fasse naufrage ou que je meure.

– Et vous m’apportez des notes ?

– Un homme qui m’est dévoué et qui a été le compagnon assidu et journalier de cette seconde période de ma vie que vous ne connaissez pas encore, vous les portera demain.

Il se nomme Milon.

Sur ces derniers mots, il se leva, et me salua.

Je voulus lui tendre la main.

– Non, me dit-il, pas encore. Je ne suis pas réhabilité.

Et il sortit, me saluant une seconde fois, et me laissant véritablement stupéfait.

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