XVI

Le garçon avait quitté la salle.

Mon singulier adversaire et moi nous étions seuls.

Je ne suis ni un hercule ni un boxeur de premier ordre, mais j’ai pratiqué à peu près tous les exercices du corps, depuis l’équitation jusqu’à l’escrime, en passant par cette science vulgaire, mais utile, qui a nom la savate.

Je commençai donc par faire un bond en arrière laissant la table entre nous ; et comme je n’avais pas de poignard, je m’armai fort tranquillement du couteau qui m’avait servi à manger du pâté de foie gras.

Il est vrai que ce couteau était rond, mais enfin c’était un couteau.

Mon altitude fit-elle réfléchir cet homme ?

Je n’en sais rien.

Mais au lieu de se ruer sur moi, il baissa la voix au contraire, et, se rasseyant, il me dit :

– Vous vous trompez, monsieur, ce n’est pas ici que je veux m’expliquer avec vous.

Je ne perdis point ma position de défense et j’attendis.

Il continua, toujours à voix basse et me regardant avec ses grands yeux féroces :

– Je suis un des Valets de cœur. On a condamné Rocambole, mais moi je m’en suis tiré. Ils ne me repinceront pas, soyez tranquille.

– Mais enfin, lui dis-je, que me voulez-vous ?

– Je veux que vous ne parliez plus des Valets de cœur.

– Ah ! vous voulez ?…

– Oui, je le veux. Et tenez-vous pour averti.

Sur ces mots il se leva de nouveau et fit un pas de retraite.

Puis, clignant de l’œil :

– Vous auriez la partie trop belle ici, ajouta-t-il. On m’arrêterait.

Et il sortit, oubliant de payer ce qu’il devait.

Le garçon revint ; je le questionnai.

– C’est un ivrogne, me dit le garçon. Il vient ici toutes les nuits et il cherche toujours querelle à quelqu’un.

– Comment, toutes les nuits ?

– Oui, monsieur.

– Depuis longtemps ?

– Depuis plus d’un an.

Ces mots me rassurèrent complètement.

Cet homme qui se donnait pour un Valet de cœur et qui se disait arrivé de la veille à Paris, n’était qu’un buveur d’absinthe plaisant et lugubre.

Il avait trouvé drôle de jouer ce rôle-là vis-à-vis de moi.

Je terminai donc tranquillement mon feuilleton.

Le lendemain, je ne pensais plus à cette petite mésaventure, et mon feuilleton continuait à paraître.

Deux jours plus tard, en rentrant chez moi, après le spectacle, en traversant mon cabinet et m’approchant de ma table de travail, je fis tout à coup un pas en arrière, et il me passa dans le dos un léger frisson.

J’avais vu Rocambole au bagne, j’avais lu ses notes, et ses notes et celles de Timoléon étaient parfaitement d’accord sur un point, l’existence d’une bande de malfaiteurs appelés les Valets de cœur.

Or partout où ces gens-là, jadis, avaient coutume de commettre un méfait, ils laissaient une trace de leur passage.

Cette trace était une carte – et cette carte un Valet de cœur.

À en croire les notes de Timoléon et celles de Rocambole, on avait quelquefois trouvé ce Valet de cœur cloué avec un poignard sur la poitrine d’un homme assassiné.

Or, ce que je venais d’apercevoir sur ma table de travail, au milieu, c’était une carte, et cette carte était un Valet de cœur !…

On m’avait fait grâce du poignard ; mais la carte était fixée à mon appuie-main par une épingle.

Stupéfait, un peu ému, je la pris, je la tournai et la retournai dans mes doigts.

Au dos, il y avait deux mots écrits au crayon :

Prenez garde !

Était-ce un ami ou un ennemi qui m’avertissait ?

Je ne passai pas, comme bien on pense, une fort bonne nuit et, j’agitai très-sérieusement la question de savoir si je ne cesserais pas, sous un prétexte quelconque, la publication d’un livre dont les droits d’auteur me paraissaient devoir être payés en coups de couteau.

Mais, comme je l’ai dit, j’avais alors vingt-quatre ans, et à cet âge-là il n’y a pas d’insomnie complète.

J’avais donc fini par m’endormir et il était bien près de huit heures – moi qui me levais à six – que j’étais encore au pays du cauchemar.

Un bruit m’éveilla, on frappait à ma porte.

– Monsieur, me dit mon domestique, un homme désire vous voir tout de suite : il est dans votre cabinet.

Mon léger frisson me reprit.

– Comment est-il ? demandai-je ; a-t-il mauvaise mine ?

– Mais non, monsieur. Seulement, il est très-grand.

– Ah !

– Et large à proportion.

Je sautai à bas de mon lit et passai dans mon cabinet à peine vêtu.

Un homme m’y attendait en effet ; une manière de géant, à l’air bonasse, du reste, et qui me salua respectueusement :

– Vous ne me reconnaissez peut-être pas, monsieur ? me dit-il.

– Non… cependant… il me semble…

Et, en effet, mes souvenirs étaient fort confus.

– C’est moi qui vous ai abordé un soir rue Bellefond.

– Bon ! pensai-je, nous y voilà ! c’est un valet de cœur !

– Monsieur, reprit cet homme, vous avez eu une vilaine histoire, il y a trois jours.

– Mais…

– Un homme vous a fait des menaces, au café Vachette.

– C’est vrai.

– C’est pour cela que je viens, monsieur.

– Comment ? m’écriai-je, vous aussi, vous ne voulez pas que je publie mon roman ?

– C’est tout le contraire, puisque cela plaît à Rocambole.

– Alors pourquoi venez-vous ?

– Pour vous protéger.

Mon étonnement devenait de l’ébahissement.

Le colosse continua :

– Vous êtes allé à Brest, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Vous avez vu le Maître ?

– Qui ça, le Maître ?

– Rocambole donc, nous l’appelons ainsi, et du fond du bagne, il nous commande et nous lui obéissons.

– Bien.

– Il vous a envoyé ses notes et c’est avec cela que vous travaillez ?

– Sans doute.

– Et bien ! voilà ce que Venture ne veut pas croire.

– Qu’est-ce que Venture ?

– L’homme qui vous a cherché querelle.

– C’est donc réellement un valet de cœur.

– Oui, monsieur.

– Et il ne veut pas de la publication du roman ?

– C’est-à-dire qu’il a juré de vous tuer, à moins qu’on ne lui montre une lettre du Maître.

– Et cette lettre ?

– J’ai écrit à Brest. Je l’attends. Nous l’aurons dans 8 jours. Mais, d’ici là…

– Eh bien ?

– Vous me permettrez de ne pas vous quitter.

– Je cours donc un sérieux danger ?

– Oui, monsieur ; vous ferez même bien de ne pas sortir sans moi.

– Je ne sortirai même pas du tout, si cela peut vous faire plaisir.

– Cela vaut encore mieux ; car Venture n’est pas seul ; ils sont quatre ou cinq à avoir ces idées-là. Heureusement que, quand le Maître aura parlé…

– Croyez-vous qu’ils lui obéiront ?

– Ah ! certainement oui, allez ! acheva le colosse avec un accent de conviction qui passa de ses lèvres dans mon esprit.

Je me résignai.

Pendant trois jours, je ne quittai pas mon domicile, et je ne vis Paris que du haut de mon balcon qui donne, du reste, sur le boulevard.

Le colosse s’était installé chez moi, ne faisait pas de bruit, partageait mes repas et me parlait alors de Rocambole comme il eût parlé d’un saint.

Le quatrième jour, il se mit sur le balcon vers huit heures du soir, posa deux doigts sur sa bouche et siffla.

– Que faites-vous ?

– J’avertis un camarade.

– Pourquoi faire ?

Un coup de sifflet qui semblait partir du café Mazarin domina le bruit des voitures qui grinçaient sur le macadam détrempé.

Le colosse se retourna vers moi.

– Cela veut dire, monsieur, que le Maître a écrit et que vous pouvez être tranquille. Venture ni les autres ne feront plus rien pour vous chagriner.

Et il s’en alla, sans vouloir accepter même une gratification.

Depuis ce jour là, en effet, je n’entendis plus parler de Venture ; mais l’homme n’est pas parfait, comme l’a prouvé dans un petit chef-d’œuvre notre cher et regretté camarade Lambert Thiboust, et je gardai rancune à cet homme qui m’avait fait passer une si mauvaise nuit.

Aussi, plusieurs années après, lorsque je fis représenter à l’Ambigu le drame de Rocambole en collaboration avec Anicet et Blum, nous arrangeâmes-nous pour que, au second acte, Venture fût tué d’un coup de pistolet, au fond d’une barque en face de l’île de Croissy, par Rocambole lui-même.

Je ne crois pas qu’il en soit mort, mais il a été certainement très-humilié de quitter la pièce avant le cinquième acte, et cela lui apprendra à venir molester un pauvre romancier qui fait tranquillement son feuilleton pour ne point irriter M. Delamarre (de la maison Delamarre, Martin Didier et Ce.).

Share on Twitter Share on Facebook