XVII

Les Valets de cœur eurent plus de cent feuilletons.

Leur dénoûment atteignait juste la moitié des notes que m’avait fournies Rocambole.

Je demandai un nouveau repos, et je fus interrompu pour deux ou trois mois.

Mais, pendant cette interruption, la suite des aventures de mon héros courut, comme on va le voir, un sérieux danger.

Les Tables tournantes venaient de passer l’océan, portées à bras tendus par un médium américain, et de se produire dans le monde à la stupéfaction générale.

Vous vous souvenez tous, n’est-ce pas, qu’il y a une dizaine d’années, ce fut une passion, une fureur, une rage.

Le plus petit guéridon devenait un oracle, et l’esprit d’un grand homme quelconque vous faisait la politesse de le venir habiter et de répondre, par l’intermédiaire de son pied unique, à toutes vos questions.

Je pourrais bien vous raconter, sans quitter la plume, une vingtaine de volumes fabriqués avec des anecdotes sur les tables tournantes. Mais, rassurez-vous, je ne vous parlerai que de celle de la Patrie.

Avec cet esprit ingénieux, chercheur, toujours avide de l’inconnu, qui le caractérisait, M. Delamarre ne pouvait pas laisser passer inaperçu le nouveau phénomène.

Un jour il invita à dîner toute la rédaction, et nous dit :

– Mes enfants, je vous réserve pour ce soir une petite surprise ; je vous montrerai un médium, et, Dieu aidant, nous trouverons le mot de l’énigme.

En effet, au dessert, on vit apparaître un homme tout de noir vêtu, au visage ascétique, aux yeux inspirés, devant lequel on plaça une petite table, et qui nous dit gravement :

– Qui voulez-vous que j’évoque ?

Chacun nomma un grand homme quelconque de l’antiquité ou du moyen âge. M. Delamarre, qui s’amusait fort, prit la parole et nous dit :

– Vous savez que la Patrie a accueilli les réclamations des habitants de Montmartre, qui se plaignent de n’avoir pas d’eau potable. Je compte les soutenir très-chaudement auprès de l’administration, et pour cela je ne négligerai rien.

« Or les vieilles chroniques nous apprennent qu’au temps du roi saint Louis on trouvait à Montmartre d’excellente eau.

« D’où venait-elle ? Les chroniques ne nous le disent point, mais saint Louis doit le savoir.

« Monsieur le médium, évoquez-nous donc saint Louis. »

M. Delamarre avait un sourire un peu moqueur sur les lèvres, car je jure bien qu’alors il ne croyait guère aux tables tournantes. ».

La table commença à s’agiter imperceptiblement sous les mains du médium ; puis elle leva un pied, et frappa trois coups.

L’esprit évoqué nous annonçait qu’il était dans la table et tout à fait à notre disposition.

Vous savez tous comment s’établissait une conversation entre les vivants et les morts qui faisaient élection de domicile dans un guéridon.

La table frappait du pied autant de coups qu’il en fallait pour désigner la place des lettres dans l’alphabet ; on unissait ensuite les lettres, puis les mots, et on obtenait ainsi la réponse de l’esprit.

On demanda donc à saint Louis qui voulait bien nous répondre, où les Montmartrois se procuraient de l’eau.

La réponse nous stupéfia.

– Dans le Mançanarez, nous répondit-il en espagnol.

Nous fîmes tous un haut-le-corps.

Comment était-il admissible que les habitants de Montmartre allassent puiser leur eau dans une rivière d’Espagne ?

Ensuite, et ceci était tout aussi bizarre, pourquoi Louis IX parlait-il espagnol à des Français ?

– Je sais bien, nous dit M. Delamarre que le bon roi avait été élevé par sa mère, Blanche de Castille, et qu’elle avait dû lui apprendre l’espagnol… Mais ce n’est pas une raison suffisante.

Et il dit au magnétiseur :

– Demandez-lui donc s’il ne se laisse pas abuser par la confusion de ses souvenirs. Il est impossible de croire que les gens de Montmartre fissent le voyage de Madrid chaque fois qu’ils avaient soif.

L’esprit fut interpellé de nouveau.

Il avoua qu’il n’avait pas compris notre première question et qu’il avait cru qu’on lui parlait non des Montmartrois, mais des Madrilènes ; que pour ce qui concernait les premiers, il n’en savait absolument rien.

– Vous devriez pourtant le savoir, dit M. Delamarre, vous qui avez été roi de France.

– Jamais, répondit l’esprit. Ce n’est pas moi.

– Vous êtes pourtant saint Louis ?

– Oui.

– Louis IX, roi de France ?

– Non.

– Qui êtes-vous donc ?

– Saint Louis de Gonzague.

On partit d’un éclat de rire et M. Delamarre dit au médium :

– Je crois, monsieur, que vous n’êtes pas très-fort sur la vie des saints.

Ce jour-là, les tables tournantes n’eurent qu’un médiocre succès.

Mais le lendemain, puis les jours suivants, on recommença des expériences.

Une foule de célébrités de l’autre monde vinrent causer familièrement avec M. Delamarre et ses rédacteurs, et peu à peu ils gagnèrent du terrain et s’immiscèrent quelque peu dans nos affaires.

Fénelon, ayant été consulté sur le feuilleton, répondit que mon roman était immoral.

C’était son droit. Cependant le caissier prit ma défense et proposa d’en appeler à Charlemagne.

Charlemagne se fit attendre une grande demi-heure.

Mais quand il arriva, il nous fit ses excuses et nous donna pour raison qu’il était un train de lire un chant de l’Orlando forioso quand on l’avait évoqué.

Cela me parut d’un bon augure.

On lui soumit la question, il parut réfléchir un moment et nous dit enfin :

– Fénelon aurait raison, si les Mémoires de Rocambole étaient à l’usage des couvents et des pensionnats de jeunes filles, mais les lecteurs de la Patrie peuvent digérer cette nourriture un peu épicée.

« Je suis un homme de bon conseil, croyez-moi, et si mon neveu Roland m’avait écouté, il n’eût point fini d’une si pitoyable façon.

« Eh bien ! fiez-vous à mon opinion, les romans n’ont jamais fait de mal à personne. C’est de mon temps que datent tous les récits de la Table ronde, et je puis vous affirmer qu’ils eurent beaucoup de succès. »

Comme on le voit, Charlemagne me sauva ce jour-là, et Rocambole lui doit une fière chandelle.

La troisième partie parut sans interruption et cette fois, M. Delamarre me fit appeler et me dit :

– Il faut faire une quatrième partie.

– Impossible ! répondis-je.

– Pourquoi ?

– Mais parce que je n’ai plus de notes.

– Bien !

– J’ai laissé Rocambole au bagne.

– Eh bien ! faites l’en sortir.

– Mais… c’est que…

– Il n’y a pas de mais, me dit le directeur de la Patrie d’un ton impérieux, nous avons augmenté nos abonnés et notre vente de la rue, il nous faut du Rocambole ; si le vrai vous fait défaut, inventez en un autre.

Je n’eus pas le courage de résister et je taillai ma plume pour écrire :

LES CHEVALIERS DU CLAIR DE LUNE

Hélas ! habent sua fata libelli, et vous allez voir quelle devait être la destinée de ce nouveau roman.

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