XXII

Il y a un an de cela.

Nous avions dîné, un de mes amis et moi, au chalet de la Porte-Jaune.

Ne croyez pas que ce fût précisément par goût, car je dois confesser que la cuisine de cet établissement ne rappelle celle du Café anglais qu’avec modestie et modération.

Mais j’avais, avec ledit ami, un projet de drame dont un tableau devait se passer à Nogent-sur-Marne. Le drame n’a jamais été écrit, du reste. Il faisait une de ces belles nuits d’été où le ciel tout parsemé d’étoiles, mais dépourvu du moindre rayon de lune, laisse la terre dans une complète obscurité.

Entre la Porte Jaune et le champ de manœuvre de Vincennes, le bois est coupé d’une demi-douzaine de routes qui divergent en tous les sens, et rien n’est plus aisé que d’aller à Saint-Maur ou à Joinville quand on croit aller à Paris.

Nous n’étions pas encore à ces maisons en briques qu’on appelle la Vacherie, que mon ami s’aperçut qu’il avait oublié son paletot.

– Eh bien, lui dis-je, retournez le chercher, vous me rattraperez sur la route.

Et je tendis les rênes à mon domestique qui passa de son siége sur mon coussin et tourna bride. Mon cigare aux lèvres, les mains dans mes poches, je me mis à marcher droit devant moi.

Au bout d’un quart-d’heure je me retournai. J’avais un assez bon trotteur et il me semblait qu’il devait avoir eu le temps de retourner à la Porte-Jaune et d’en revenir.

L’obscurité la plus profonde régnait autour de moi, et je n’aperçus pas de lanterne.

Je cheminai un quart d’heure encore ; puis un autre.

Aucun bruit de roue n’arrivait à mon oreille, aucune lanterne ne se montrait derrière moi. Je traversai ainsi le champ de manœuvre, passai sous le donjon et gagnai la nouvelle route qui rejoint à Saint-Mandé le boulevard Daumesnil, lequel, on le sait, aboutit à la Bastille.

Comme c’était le chemin que nous avions pris en venant, il ne me parut pas possible que mon ami, mon domestique et mon cheval en prissent un autre et je me dis philosophiquement :

– Allons ! toujours !

Ce fut ainsi que j’atteignis Saint-Mandé, au moment où ma montre indiquait six heures du soir.

L’avenue était déserte. Mais j’aperçus un cabaret sur la gauche dont la porte fermée, du reste, laissait filtrer un rayon de clarté.

J’avais laissé éteindre mon cigare, et je n’avais pas de feu.

Je frappai donc à la porte pour en demander.

On parut hésiter à ouvrir.

J’entendis à travers la porte quelques chuchottements.

Je frappai de nouveau.

Cette fois la porte s’ouvrit, et une vieille femme parut sur le seuil.

– Que voulez-vous ? me demanda-t-elle.

– Un verre de bière et du feu pour mon cigare, répondis-je.

Elle me regarda attentivement, grâce au rayon de clarté qui sortant du cabaret m’enveloppait, et parut sans doute satisfaite de l’examen, car elle s’effaça pour me laisser entrer.

Il y avait un homme dans le cabaret.

Assis devant une table, tout au fond, auprès du comptoir, il avait la tête appuyée dans ses mains.

Son chapeau de feutre gris à larges ailes lui couvrait la moitié du visage ; et je n’eusse fait aucune attention à lui, s’il ne m’eût regardé fixement et n’eût laissé échapper un geste de surprise.

En même temps il ôta son chapeau.

Je demeurai stupéfait.

– Le major Avatar ! balbutiai-je.

Il mit un doigt sur les lèvres :

– Chut ! fit-il.

En même temps, il me fit signe de m’asseoir à sa table.

La vieille femme avait été quelque peu surprise de cette scène de reconnaissance.

Le major lui dit :

– Donnez à monsieur ce qu’il vous demande et allez vous coucher, la mère.

– Ce sera comme vous voudrez, monsieur, répondit-elle avec soumission.

Je venais de comprendre que Rocambole n’était point fâché de causer avec moi, mais qu’il ne voulait pas le faire devant témoins.

La cabaretière posa devant moi un bock de bière, un briquet rempli d’allumettes et gagna une espèce d’échelle qui conduisait à une soupente dans laquelle elle couchait sans doute.

Rocambole – car c’était bien lui – me regarda et me dit en souriant :

– Vous vous demandez ce que je fais ici, n’est-ce pas ?

– En effet…

– Je travaille.

Je me mépris au sens de ce mot qui en argot signifie voler, et je lui dis :

– Comment ! vous avez donc repris votre ancien métier ?

Il ne se fâcha point et me répondit avec douceur :

– Vous vous trompez. Je n’ai pas cessé de me bien conduire depuis que je suis sorti du bagne.

– Ah ! fis-je en respirant.

– Le mot travailler est, dans ma bouche, pris dans son vrai sens.

– Mais…

– Tenez, à cette heure, je suis en train de dénouer un de ces drames dont vous ferez quelque jour deux cents feuilletons.

– Vraiment ?

Il se leva, alla ouvrir la porte que la vieille avait fermée et me dit :

– Venez voir.

Je le suivis sur le seuil.

– Voyez-vous cette maison en construction, là, de l’autre côté de la route, me dit-il.

– Oui.

– Elle vous paraît habitée… Eh bien ! la nuit dernière dans les caves de cette maison, il s’est joué une comédie terrible.

– Comment cela ?

– Un homme allait mourir du plus épouvantable des supplices.

Je le regardai, me demandant s’il ne se moquait pas un peu de moi.

– Un supplice chinois, poursuivit-il, la privation du sommeil…

– Et… cet homme…

– Je l’ai sauvé.

À cette révélation, j’éprouvai le besoin de me tâter pour me convaincre que je ne devenais pas et que je n’étais pas la victime d’un cauchemar.

Un bruit de roues se faisait maintenant entendre dans le lointain, et deux lanternes brillaient à l’extrémité de l’avenue.

– Ah ! dis-je, je crois que voilà ma voiture.

– Votre voiture ?

– Oui. Elle est retournée à la Porte-Jaune.

– Vous vous trompez, me dit Rocambole, ce n’est pas votre voiture.

– Qu’en savez-vous !

– C’est la mienne.

Les lanternes étaient assez près maintenant, pour que je pusse distinguer la forme de la voiture.

C’était un petit omnibus, comme on en voit aux gares des chemins de fer.

Et, comme elle s’arrêtait à la porte du cabaret, Rocambole cria :

– Milon, est-ce toi ?

– Oui, Maître, répondit une voix.

Et je pus voir sur le siége le colosse qui tenait les rênes en mains.

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