Suite de la journée du 20 juin. – Arrivée de Lafayette à Paris ; ses plaintes à l’assemblée. – Bruits de guerre ; invasion prochaine des prussiens ; discours de Vergniaud. – Réconciliation de tous les partis dans le sein de l’assemblée, le 7 juillet. – La patrie est déclarée en danger. – Le département suspend le maire Pétion de ses fonctions. – Adresses menaçantes contre la royauté. – Lafayette propose au roi un projet de fuite. – Troisième anniversaire du 14 juillet ; description de la fête. – Préludes d’une nouvelle révolution. – Comité insurrectionnel. – Détails sur les plus célèbres révolutionnaires à cette époque ; Camille Desmoulins, Marat, Robespierre, Danton. – Projets des amis du roi pour le sauver. – Démarches des députés girondins pour éviter une insurrection.
Le lendemain de cette journée insurrectionnelle du 20, dont nous venons de retracer les principales circonstances, Paris avait encore un aspect menaçant, et les divers partis s’agitèrent avec plus de violence. L’indignation dut être générale chez les partisans de la cour, qui la regardaient comme outragée, et chez les constitutionnels, qui considéraient cette invasion comme un attentat aux lois et à la tranquillité publique. Le désordre avait été grand, mais on l’exagérait encore : on supposait qu’il y avait eu le projet d’assassiner le roi, et que le complot n’avait manqué que par un heureux hasard. Ainsi, par une réaction naturelle, la faveur du jour était toute pour la famille royale, exposée la veille à tant de dangers et d’outrages, et une extrême défaveur régnait contre les auteurs supposés de l’insurrection.
Les visages étaient mornes dans l’assemblée ; quelques députés s’élevèrent avec force contre les évènemens de la veille. M. Bigot proposa une loi contre les pétitions armées, et contre l’usage de faire défiler des bandes dans la salle. Quoiqu’il existât déjà des lois à cet égard, on les renouvela par un décret. M. Daveirhoult voulait qu’on informât contre les perturbateurs. « Informer, lui dit-on, contre quarante mille hommes ! – Eh bien, reprit-il, si on ne peut distinguer entre quarante mille hommes, punissez la garde, qui ne s’est pas défendue ; mais agissez de quelque manière. » Les ministres vinrent ensuite faire un rapport sur ce qui s’était passé, et une discussion s’éleva sur la nature des faits. Un membre de la droite, sur le motif que Vergniaud n’était pas suspect, et qu’il avait été témoin de la scène, voulut qu’il parlât sur ce qu’il avait vu. Mais Vergniaud ne se leva point à cet appel, et garda le silence. Cependant les plus hardis du côté gauche secouèrent cette contrainte et reprirent courage vers la fin de la séance. Ils osèrent même proposer qu’on examinât si, dans les décrets de circonstance, le veto était nécessaire. Mais cette proposition fut repoussée par une forte majorité.
Vers le soir, on craignit une nouvelle scène semblable à celle de la veille. Le peuple se retirant avait dit qu’il reviendrait, et on crut qu’il voulait tenir promesse. Mais, soit que ce fût un reste de l’émotion de la veille, soit que, pour le moment, cette nouvelle tentative fût désapprouvée par les chefs du parti populaire, on l’arrêta très facilement ; et Pétion courut rapidement au château prévenir le roi que l’ordre était rétabli, et que le peuple, après lui avoir fait ses représentations, était calme et satisfait. « Cela n’est pas vrai, lui dit le roi. – Sire… – Taisez-vous. – Le magistrat du peuple n’a pas à se taire, quand il fait son devoir, et qu’il dit la vérité. – La tranquillité de Paris repose sur votre tête. – Je connais mes devoirs ; je saurai les observer. – C’est assez : allez les remplir, retirez-vous. »
Le roi, malgré une extrême bonté, était susceptible de mouvemens d’humeur, que les courtisans appelaient coups de boutoir. La vue de Pétion, qu’on accusait d’avoir favorisé les scènes de la veille, l’irrita, et produisit la conversation que nous venons de rapporter. Tout Paris la connut bientôt. Deux proclamations furent immédiatement répandues, l’une du roi et l’autre de la municipalité ; et il sembla que ces deux autorités entraient en lutte.
La municipalité disait aux citoyens de demeurer calmes, de respecter le roi, de respecter et de faire respecter l’assemblée nationale ; de ne pas se réunir en armes, parce que les lois le défendaient, et surtout de se défier des malintentionnés qui tâchaient de les mettre de nouveau en mouvement.
On répandait en effet que la cour cherchait à soulever le peuple une seconde fois, pour avoir l’occasion de le mitrailler. Ainsi le château supposait le projet d’un assassinat, les faubourgs supposaient celui d’un massacre.
Le roi disait : « Les Français n’auront pas appris sans douleur qu’une multitude, égarée par quelques factieux, est venue à main armée dans l’habitation du roi… Le roi n’a opposé aux menaces et aux insultes des factieux que sa conscience et son amour pour le bien public.
« Il ignore quel sera le terme où ils voudront s’arrêter, mais, à quelque excès qu’ils se portent, ils ne lui arracheront jamais un consentement à tout ce qu’il croira contraire à l’intérêt public, etc…
« Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d’un crime de plus, ils peuvent le commettre…
« Le roi ordonne à tous les corps administratifs et municipalités de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés. »
Ces langages opposés répondaient aux deux opinions qui se formaient alors. Tous ceux que la conduite de la cour avait désespérés, n’en furent que plus irrités contre elle, et plus décidés à déjouer ses projets par tous les moyens possibles. Les sociétés populaires, les municipalités, les hommes à piques, une portion de la garde nationale, le côté gauche de l’assemblée, comprirent la proclamation du maire de Paris, et se promirent de n’être prudens qu’autant qu’il le faudrait pour ne pas se faire mitrailler sans résultat décisif. Incertains encore sur les moyens à employer, ils attendaient, pleins de la même méfiance et de la même aversion. Leur premier soin fut d’obliger les ministres à comparaître devant l’assemblée, pour rendre compte des précautions qu’ils avaient prises sur deux points essentiels :
1° Sur les troubles religieux, excités par les prêtres ;
2° Sur la sûreté de la capitale, que le camp de vingt mille hommes, refusé par le roi, était destiné à couvrir.
Ceux qu’on appelait aristocrates, les constitutionnels sincères, une partie des gardes nationales, plusieurs provinces, et surtout les directoires de département, se prononcèrent dans cette occasion et d’une manière énergique. Les lois ayant été violées, ils avaient tout l’avantage de la parole, et ils en usèrent hautement. Une foule d’adresses arrivèrent au roi. À Rouen, à Paris, on prépara une pétition qui fut couverte de vingt mille signatures, et qui fut associée dans la haine du peuple à celle déjà signée par huit mille Parisiens, contre le camp sous Paris. Enfin une information fut ordonnée par le département, contre le maire Pétion et le procureur de la commune Manuel, accusés tous deux d’avoir favorisé, par leur inertie, l’irruption du 20 juin. On parlait, dans ce moment, avec admiration de la conduite du roi pendant cette fatale journée ; il y avait un retour général de l’opinion sur son caractère, qu’on se reprochait d’avoir soupçonné de faiblesse. Mais on vit bientôt que ce courage passif qui résiste n’est pas cet autre courage actif, entreprenant, qui prévient les dangers, au lieu de les attendre avec résignation.
Le parti constitutionnel s’agita aussi avec la plus extrême activité. Tous ceux qui avaient entouré Lafayette pour concerter avec lui la lettre du 16 juin, se réunirent encore, afin de tenter une grande démarche. Lafayette avait été indigné en apprenant ce qui s’était passé au château ; et on le trouva parfaitement disposé. On lui fit arriver plusieurs adresses de ses régimens, qui témoignaient la même indignation. Que ces adresses fussent suggérées ou spontanées, il les interrompit par un ordre du jour, en promettant d’exprimer lui-même et en personne les sentimens de toute l’armée. Il résolut donc de venir répéter au corps législatif ce qu’il lui avait écrit le 16 juin. Il s’entendit avec Luckner, facile à conduire comme un vieux guerrier qui n’était jamais sorti de son camp. Il lui fit écrire une lettre destinée au roi, et exprimant les mêmes sentimens qu’il allait faire connaître de vive voix à la barre du corps législatif. Il prit ensuite toutes les mesures nécessaires pour que son absence ne pût nuire aux opérations militaires, et il s’arracha à l’amour de ses soldats, pour se rendre à Paris au milieu des plus grands dangers.
Lafayette comptait sur sa fidèle garde nationale, et sur un nouvel élan de sa part. Il comptait aussi sur la cour, dont il ne pouvait craindre l’inimitié, puisqu’il venait se sacrifier pour elle. Après avoir prouvé son amour chevaleresque pour la liberté, il voulait prouver son attachement sincère au roi, et dans son exaltation héroïque, il est probable que son cœur n’était pas insensible à la gloire de ce double dévouement. Il arriva le 28 juin au matin ; le bruit s’en répandit rapidement, et partout on se disait avec étonnement et curiosité que le général Lafayette était à Paris.
Avant qu’il arrivât, l’assemblée avait été agitée par un grand nombre de pétitions contraires. Celles de Rouen, du Havre, de l’Ain, de Seine-et-Oise, du Pas-de-Calais, de l’Aisne, s’élevaient contre les excès du 20 juin ; celles d’Arras, de l’Hérault, semblaient presque les approuver. On avait lu, d’une part, la lettre de Luckner pour le roi ; et de l’autre des placards épouvantables contre lui. Ces diverses lectures avaient excité le trouble pendant plusieurs jours.
Le 28, une foule considérable s’était portée à l’assemblée, espérant que Lafayette, dont on ignorait encore les projets, pourrait y paraître. En effet, on annonce vers une heure et demie qu’il demande à être admis à la barre. Il y est accueilli par les applaudissemens du côté droit, et par le silence des tribunes et du côté gauche.
« Messieurs, dit-il, je dois d’abord vous assurer que, d’après les dispositions concertées entre le maréchal Luckner et moi, ma présence ici ne compromet aucunement ni le succès de nos armes, ni la sûreté de l’armée que j’ai l’honneur de commander. »
Le général annonce ensuite les motifs qui l’amènent. On a soutenu que sa lettre n’était pas de lui ; et il vient l’avouer, et il sort pour faire cet aveu du milieu de son camp, où l’entoure l’amour de ses soldats. Une raison plus puissante l’a porté à cette démarche : le 20 juin a excité l’indignation de son armée, qui lui a présenté une multitude d’adresses. Il les a interdites, et a pris l’engagement de se faire l’organe de ses troupes auprès de l’assemblée nationale. « Déjà, ajoute-t-il, les soldats se demandent si c’est vraiment la cause de la liberté et de la constitution qu’ils défendent. »
Il supplie l’assemblée nationale :
1° De poursuivre les instigateurs du 20 juin ;
2° De détruire une secte qui envahit la souveraineté nationale, et dont les débats publics ne laissent aucun doute sur l’atrocité de ses projets ;
3° Enfin de faire respecter les autorités, et de donner aux armées l’assurance que la constitution ne recevra aucune atteinte au dedans, tandis qu’elles prodiguent leur sang pour la défendre au dehors.
Le président lui répond que l’assemblée sera fidèle à la loi jurée, et qu’elle examinera sa pétition. Il est invité aux honneurs de la séance.
Le général va s’asseoir sur les bancs de la droite. Le député Kersaint observe que c’est au banc des pétitionnaires qu’il doit se placer. Oui ! non ! s’écrie-t-on de toutes parts. Le général se lève modestement, et va se rendre au banc des pétitionnaires. Des applaudissemens nombreux l’accompagnent à cette place nouvelle. Guadet prend le premier la parole, et, usant d’un détour adroit, il se demande si les ennemis sont vaincus, si la patrie est délivrée, puisque M. de Lafayette est à Paris. « Non, répond-il, la patrie n’est pas délivrée ! notre situation n’a pas changé, et cependant le général de l’une de nos armées est à Paris ! » Il n’examinera pas, continue-t-il, si M. de Lafayette, qui ne voit dans le peuple français que des factieux entourant et menaçant les autorités, n’est pas lui-même entouré d’un état-major qui le circonvient ; mais il fera observer à M. de Lafayette qu’il manque à la constitution en se faisant l’organe d’une armée légalement incapable de délibérer, et que probablement aussi il a manqué à la hiérarchie des pouvoirs militaires, en venant à Paris sans l’autorisation du ministre de la guerre.
En conséquence, Guadet demande que le ministre déclare s’il a donné un congé à M. de Lafayette, et que, de plus, la commission extraordinaire fasse un rapport sur la question de savoir si un général pourra entretenir l’assemblée d’objets purement politiques.
Ramond se présente pour répondre à Guadet. Il commence par une observation bien naturelle et bien souvent applicable, c’est que, suivant les circonstances, on varie fort sur l’interprétation des lois. « Jamais, dit-il, on n’avait été si scrupuleux sur l’existence du droit de pétition. Lorsque récemment encore une foule armée se présenta, on ne lui demanda point quelle était sa mission ; on ne lui reprocha point d’attenter, par l’appareil des armes, à l’indépendance de l’assemblée ; et lorsque M. de Lafayette, qui, par sa vie entière, est pour l’Amérique et pour l’Europe l’étendard de la liberté, lorsqu’il se présente, les soupçons s’éveillent !… S’il y a deux poids et deux mesures, s’il y a deux manières de considérer les choses, qu’il soit permis de faire quelque acception de personne en faveur du fils aîné de la liberté !… »
Ramond vote ensuite pour le renvoi de la pétition à la commission extraordinaire, afin d’examiner, non la conduite de Lafayette, mais sa pétition elle-même. Après un grand tumulte, après un double appel, la motion de Ramond est décrétée. Lafayette sort de l’assemblée entouré d’un cortège nombreux de députés et de soldats de la garde nationale, tous ses partisans et ses anciens compagnons d’armes.
C’était le moment décisif pour lui, pour la cour et pour le parti populaire ; il se rend au château. Les propos les plus injurieux circulent autour de lui, dans les groupes des courtisans. Le roi et la reine accueillent avec froideur celui qui venait se dévouer pour eux. Lafayette quitte le château, affligé, non pour lui-même, mais pour la famille royale, des dispositions qu’on vient de lui montrer. À sa sortie des Tuileries, une foule nombreuse le reçoit, l’accompagne jusqu’à sa demeure aux cris de vive Lafayette, et vient même planter un mai devant sa porte. Ces témoignages d’un ancien dévouement touchaient le général, et intimidaient les Jacobins. Mais il fallait profiter de ces restes de dévouement, et les exciter davantage, pour les rendre efficaces. Quelques chefs de la garde nationale particulièrement dévoués à la famille royale s’adressèrent à la cour pour savoir ce qu’il fallait faire. Le roi et la reine furent tous deux d’avis qu’on ne devait pas seconder M. de Lafayette. Il se trouva donc abandonné par la seule portion de la garde nationale sur laquelle on pût encore s’appuyer. Néanmoins, voulant servir le roi malgré lui-même, il s’entendit avec ses amis. Mais ceux-ci n’étaient pas mieux d’accord. Les uns, et particulièrement Lally-Tolendal, désiraient qu’il agît promptement contre les jacobins, et qu’il les attaquât de vive force dans leur club. Les autres, tous membres du département et de l’assemblée, s’appuyant sans cesse sur la loi, n’ayant de ressources qu’en elle, n’en voulaient pas conseiller la violation, et s’opposaient à toute attaque ouverte. Néanmoins Lafayette préféra le plus hardi de ces deux conseils : il assigna un rendez-vous à ses partisans pour aller avec eux chasser les jacobins de leur salle, et en murer les portes. Mais, quoique le lieu de la réunion fût fixé, peu s’y rendirent, et Lafayette fut dans l’impossibilité d’agir. Cependant, tandis qu’il était désespéré de se voir si mal secondé, les jacobins, qui ignoraient la défection des siens, furent saisis d’une terreur panique, et abandonnèrent leur club. Ils coururent chez Dumouriez, qui n’était pas encore parti pour l’armée ; ils le pressèrent de se mettre à leur tête et de marcher contre Lafayette ; mais leur offre ne fut point acceptée. Lafayette resta encore un jour à Paris au milieu des dénonciations, des menaces et des projets d’assassinat, et partit enfin désespéré de son inutile dévouement, et du funeste entêtement de la cour. Et c’est ce même homme, si complètement abandonné lorsqu’il venait s’exposer aux poignards pour sauver le roi, qu’on a accusé d’avoir trahi Louis XVI ! Les écrivains de la cour ont prétendu que ses moyens étaient mal combinés : sans doute il était plus facile et plus sûr, du moins en apparence, de se servir de quatre-vingt mille Prussiens ; mais à Paris, et avec le projet de ne pas appeler l’étranger, que pouvait-on de plus, que de se mettre à la tête de la garde nationale, et imposer aux jacobins en les dispersant ?
Lafayette partit avec l’intention de servir encore le roi, et de lui ménager, s’il était possible, les moyens de quitter Paris. Il écrivit à l’assemblée une lettre où il répéta avec plus d’énergie encore tout ce qu’il avait dit lui-même contre ce qu’il appelait les factieux.
À peine le parti populaire fut-il délivré des craintes que lui avaient causées la présence et les projets du général, qu’il continua ses attaques contre la cour, et persista à demander un compte rigoureux des moyens qu’elle prenait pour préserver le territoire. On savait déjà, quoique le pouvoir exécutif n’en eût rien notifié à l’assemblée, que les Prussiens avaient rompu la neutralité, et qu’ils s’avançaient par Coblentz au nombre de quatre-vingt mille hommes, tous vieux soldats du grand Frédéric, et commandés par le duc de Brunswick, général célèbre. Luckner, ayant trop peu de troupes et ne comptant pas assez sur les Belges, avait été obligé de se retirer sur Lille et Valenciennes. Un officier avait brûlé, en se retirant de Courtray, les faubourgs de la ville, et on avait cru que le but de cette mesure cruelle était d’aliéner les Belges. Le gouvernement ne faisait rien pour augmenter la force de nos armées, qui n’était tout au plus, sur les trois frontières, que de deux cent trente mille hommes. Il ne prenait aucun de ces moyens puissans qui réveillent le zèle et l’enthousiasme d’une nation. L’ennemi enfin pouvait être dans six semaines à Paris.
La reine y comptait, et en faisait la confidence à une de ses dames. Elle avait l’itinéraire des émigrés et du roi de Prusse. Elle savait que tel jour ils pouvaient être à Verdun, tel autre à Lille, et qu’on devait faire le siége de cette dernière place. Cette malheureuse princesse espérait, disait-elle, être délivrée dans un mois. Hélas ! que n’en croyait-elle plutôt les sincères amis qui lui représentaient les inconvéniens des secours étrangers et inutiles ; qu’ils arriveraient assez tôt pour la compromettre, mais trop tard pour la sauver ! Que n’en croyait-elle ses propres craintes à cet égard, et les sinistres pressentimens qui l’assiégeaient quelquefois !
On a vu que le moyen auquel le parti national tenait le plus, c’était une réserve de vingt mille fédérés sous Paris. Le roi, comme on l’a dit, s’était opposé à ce projet. Il fut sommé, dans la personne de ses ministres, de s’expliquer sur les précautions qu’il avait prises pour suppléer aux mesures ordonnées par le décret non sanctionné. Il répondit en proposant un projet nouveau, qui consistait à diriger sur Soissons une réserve de quarante-deux bataillons de volontaires nationaux, pour remplacer l’ancienne réserve, qu’on venait d’épuiser en complétant les deux principales armées. C’était en quelque sorte le premier décret, à une différence près, que les patriotes regardaient comme très importante, c’est que le camp de réserve serait formé entre Paris et la frontière, et non près de Paris même. Ce plan avait été accueilli par des murmures et renvoyé au comité militaire.
Depuis, plusieurs départemens et municipalités, excités par leur correspondance avec Paris, avaient résolu d’exécuter le décret du camp de vingt mille hommes, quoiqu’il ne fût pas sanctionné. Les départemens des Bouches-du-Rhône, de la Gironde, de l’Hérault, donnèrent le premier exemple, et furent bientôt imités par d’autres. Tel fut le commencement de l’insurrection.
Dès que ces levées spontanées furent connues, l’assemblée, modifiant le projet des quarante-deux nouveaux bataillons, proposé par le roi, décréta que les bataillons qui, dans leur zèle, s’étaient déjà mis en marche avant d’avoir été légalement appelés, passeraient par Paris, pour s’y faire inscrire à la municipalité de cette ville ; qu’ils seraient ensuite dirigés sur Soissons, pour y camper ; enfin que ceux qui pourraient se trouver à Paris avant le 14 juillet, jour de la fédération, assisteraient à cette solennité nationale. Cette fête n’avait pas eu lieu en 91 à cause de la fuite à Varennes, et on voulait la célébrer en 92 avec éclat. L’assemblée ajouta qu’immédiatement après la célébration, les fédérés s’achemineraient vers le lieu de leur destination.
C’était là tout à la fois autoriser l’insurrection, et renouveler, à peu de chose près, le décret non sanctionné. La seule différence, c’est que les fédérés ne faisaient que passer à Paris. Mais l’important était de les y amener ; et, une fois arrivés, mille circonstances pouvaient les y retenir. Le décret fut immédiatement envoyé au roi, et sanctionné le lendemain.
À cette mesure importante on en joignit une autre : on se défiait d’une partie des gardes nationales, et surtout des états-majors, qui, à l’exemple des directoires de département, en se rapprochant de la haute autorité par leurs grades, penchaient davantage en sa faveur. C’était surtout celui de la garde nationale de Paris qu’on voulait atteindre ; mais ne pouvant pas le faire directement, on décréta que tous les états-majors, dans les villes de plus de cinquante mille âmes, seraient dissous et réélus. L’état d’agitation où se trouvait la France assurant aux hommes les plus ardens une influence toujours croissante, cette réélection devait amener des sujets dévoués au parti populaire et républicain.
C’étaient là de grandes mesures emportées de vive force sur le côté droit et la cour. Cependant rien de tout cela ne paraissait assez rassurant aux patriotes contre les dangers imminens dont ils se croyaient menacés. Quarante mille Prussiens, tout autant d’Autrichiens et de Sardes, s’avançant sur nos frontières ; une cour probablement d’accord avec l’ennemi, n’employant aucun moyen pour multiplier les armées et exciter la nation, usant au contraire du veto pour déjouer les mesures du corps législatif, et de la liste civile pour se procurer des partisans à l’intérieur ; un général qu’on ne supposait pas capable de s’unir à l’émigration pour livrer la France, mais qu’on voyait disposé à soutenir la cour contre le peuple ; toutes ces circonstances effrayaient les esprits, et les agitaient profondément. La patrie est en danger, était le cri général. Mais comment prévenir ce danger ? telle était la difficulté. On n’était pas même d’accord sur les causes. Les constitutionnels et les partisans de la cour, aussi terrifiés que les patriotes eux-mêmes, n’imputaient les dangers qu’aux factieux, ils ne tremblaient que pour la royauté, et ne voyaient de péril que dans la désunion. Les patriotes au contraire, ne trouvaient le péril que dans l’invasion, et n’en accusaient que la cour, ses refus, ses lenteurs, ses secrètes menées. Les pétitions se croisaient : les unes attribuaient tout aux jacobins, les autres à la cour, désignée tour à tour sous les noms du château, du pouvoir exécutif, du veto. L’assemblée écoutait, et renvoyait tout à la commission extraordinaire des douze, chargée depuis long-temps de chercher et de proposer des moyens de salut. Son plan était désiré avec impatience. En attendant, partout des placards menaçans couvraient les murs ; les feuilles publiques, aussi hardies que les affiches, ne parlaient que d’abdication forcée et de déchéance. C’était l’objet de tous les entretiens, et on semblait ne garder quelque mesure que dans l’assemblée. Là, les attaques contre la royauté n’étaient encore qu’indirectes. On avait proposé, par exemple, de supprimer le veto pour les décrets de circonstance ; plusieurs fois il avait été question de la liste civile, de son emploi coupable, et on avait parlé, ou de la réduire, ou de l’assujettir à des comptes publics.
La cour n’avait jamais refusé de céder aux instances de l’assemblée, et d’augmenter matériellement les moyens de défense. Elle ne l’aurait pas pu sans se compromettre trop ouvertement ; et d’ailleurs elle devait peu redouter l’augmentation numérique d’armées qu’elle croyait complètement désorganisées. Le parti populaire voulait, au contraire, de ces moyens extraordinaires qui annoncent une grande résolution, et qui souvent font triompher la cause la plus désespérée. Ce sont ces moyens que la commission des douze imagina enfin après un long travail, et proposa à l’assemblée. Elle s’était arrêtée au projet suivant :
Lorsque le péril deviendrait extrême, le corps législatif devait le déclarer lui-même, par cette formule solennelle : La patrie est en danger.
À cette déclaration, toutes les autorités locales, les conseils des communes, ceux des districts et des départemens, l’assemblée elle-même, comme la première des autorités, devaient être en permanence, et siéger sans interruption. Tous les citoyens, sous les peines les plus graves, seraient tenus de remettre aux autorités les armes qu’ils possédaient, pour qu’il en fût fait la distribution convenable. Tous les hommes, vieux et jeunes, en état de servir, devaient être enrôlés dans les gardes nationales. Les uns étaient mobilisés, et transportés au siége des diverses autorités de district et de département ; les autres pourraient être envoyés partout où le besoin de la patrie l’exigerait, soit au dedans, soit au dehors. L’uniforme n’était pas exigé de ceux qui ne pourraient en faire les frais. Tous les gardes nationaux transportés hors de leur domicile recevraient la solde des volontaires. Les autorités étaient chargées de se pourvoir de munitions. Un signe de rébellion, arboré avec intention, était puni de mort. Toute cocarde, tout drapeau étaient réputés séditieux, excepté la cocarde et le drapeau tricolore.
D’après ce projet, toute la nation était en éveil et en armes ; elle avait le moyen de délibérer, de se battre partout, et à tous les instans ; elle pouvait se passer du gouvernement, et suppléer à son inaction. Cette agitation sans but des masses populaires était régularisée et dirigée. Si enfin, après cet appel, les Français ne répondaient pas, on ne devait plus rien à une nation qui ne faisait rien pour elle-même. Une discussion des plus vives ne tarda pas, comme on le pense bien, à s’engager sur ce projet.
Le député Pastoret fit le rapport préliminaire le 30 juin.
Il ne satisfit personne, en donnant à tout le monde des torts, en les compensant les uns par les autres, et en ne fixant point d’une manière positive les moyens de parer aux dangers publics. Après lui, le député Jean de Bry motiva nettement et avec modération le projet de la commission. La discussion, une fois ouverte, ne fut bientôt qu’un échange de reproches. Elle donna essor aux imaginations bouillantes et précoces, qui vont droit aux moyens extrêmes. La grande loi du salut public, c’est-à-dire la dictature, c’est-à-dire le moyen de tout faire, avec la chance d’en user cruellement, mais puissamment, cette loi, qui ne devait être décrétée que dans la convention, fut cependant proposée dans la législative.
M. Delaunay d’Angers proposa à l’assemblée de déclarer que, jusqu’après l’éloignement du danger, elle ne consulterait que la loi impérieuse et suprême du salut public.
C’était, avec une formule abstraite et mystérieuse, supprimer évidemment la royauté, et déclarer l’assemblée souveraine absolue. M. Delaunay disait que la révolution n’était pas achevée, qu’on se trompait si on le croyait, et qu’il fallait garder les lois fixes pour la révolution sauvée, et non pour la révolution à sauver ; il disait en un mot tout ce qu’on dit ordinairement en faveur de la dictature, dont l’idée se présente toujours dans les momens de danger. La réponse des députés du côté droit était naturelle : on violait, suivant eux, les sermens prêtés à la constitution, en créant une autorité qui absorbait les pouvoirs réglés et établis. Leurs adversaires répliquaient en alléguant que l’exemple de la violation était donné, qu’il ne fallait pas se laisser prévenir et surprendre sans défense. – Mais prouvez donc, reprenaient les partisans de la cour, que cet exemple est donné, et qu’on a trahi la constitution. À ce défi on répondait par de nouvelles accusations contre la cour, et ces accusations étaient repoussées à leur tour par des reproches aux agitateurs. – Vous êtes des factieux. – Vous êtes des traîtres. – Tel était le reproche réciproque et éternel, telle était la question à résoudre.
M. de Jaucourt voulait renvoyer la proposition aux Jacobins, tant il la trouvait violente. M. Isnard, à l’ardeur duquel elle convenait, demandait qu’elle fût prise en considération, et que le discours de M. Delaunay fût envoyé aux départemens pour être opposé à celui de M. Pastoret, qui n’était qu’une dose d’opium donnée à un agonisant.
M. de Vaublanc réussit à se faire écouter en disant que la constitution pouvait se sauver par la constitution ; que le projet de M. Jean de Bry en était la preuve, et qu’il fallait imprimer le discours de M. Delaunay, si l’on voulait, mais au moins ne pas l’envoyer aux départemens, et revenir à la proposition de la commission. La discussion fut en effet remise au 3 juillet.
Un député n’avait pas encore parlé, c’était Vergniaud. Membre de la Gironde, et son plus grand orateur, il en était néanmoins indépendant. Soit insouciance, soit véritable élévation, il semblait au-dessus des passions de ses amis ; et en partageant leur ardeur patriotique, il ne partageait pas toujours leur préoccupation et leur emportement, Quand il se décidait dans une question, il entraînait, par son éloquence et par une certaine impartialité reconnue, cette partie flottante de l’assemblée que Mirabeau maîtrisait autrefois par sa dialectique et sa véhémence. Partout les masses incertaines appartiennent au talent et à la raison.
On avait annoncé qu’il parlerait le 3 juillet ; une foule immense était accourue pour entendre ce grand orateur, sur une question qu’on regardait comme décisive.
Il prend en effet la parole, et jette un premier coup d’œil sur la France. « Si on ne croyait, dit-il, à l’amour impérissable du peuple pour la liberté, on douterait si la révolution rétrograde ou si elle arrive à son terme. Nos armées du Nord avançaient en Belgique, et tout à coup elles se replient ; le théâtre de la guerre est reporté sur notre territoire, et il ne restera de nous chez les malheureux Belges, que le souvenir des incendies qui auront éclairé notre retraite ! Dans le même temps, une formidable armée de Prussiens menace le Rhin, quoiqu’on nous eût fait espérer que leur marche ne serait pas si prompte.
« Comment se fait-il qu’on ait choisi ce moment pour renvoyer les ministres populaires, pour rompre la chaîne de leurs travaux, livrer l’empire à des mains inexpérimentées, et repousser les mesures utiles que nous avons cru devoir proposer ?… Serait-il vrai que l’on redoute nos triomphes ?… Est-ce du sang de Coblentz, ou du vôtre, que l’on est avare ?… Veut-on régner sur des villes abandonnées, sur des champs dévastés ?… Où sommes-nous enfin ?… Et vous, Messieurs, qu’allez-vous entreprendre de grand pour la chose publique ?…
« Vous, qu’on se flatte d’avoir intimidés ; vous dont on se flatte d’alarmer les consciences en qualifiant votre patriotisme d’esprit de faction, comme si on n’avait pas appelé factieux ceux qui prêtèrent le serment du Jeu de Paumé ; vous qu’on a tant calomniés, parce que vous êtes étrangers à une caste orgueilleuse que la constitution a renversée dans la poussière ; vous à qui on suppose des intentions coupables, comme si, investis d’une autre puissance que celle de la loi, vous aviez une liste civile ; vous que, par une hypocrite modération, on voudrait refroidir sur les dangers du peuple ; vous que l’on a su diviser, mais qui, dans ce moment de danger, déposerez vos haines, vos misérables dissensions, et ne trouverez pas si doux de vous haïr, que vous préfériez cette infernale jouissance au salut de la patrie ; vous tous enfin, écoutez-moi : quelles sont vos ressources ? que vous commande la nécessité ? que vous permet la constitution ? »
Pendant ce début, de nombreux applaudissemens ont couvert la voix de l’orateur. Il continue et découvre deux genres de dangers, les uns intérieurs, les autres extérieurs.
« Pour prévenir les premiers, l’assemblée a proposé un décret contre les prêtres, et, soit que le génie de Médicis erre encore sous les voûtes des Tuileries, soit qu’un Lachaise ou un Letellier trouble encore le cœur du prince, le décret a été refusé par le trône. Il n’est pas permis de croire, sans faire injure au roi, qu’il veuille les troubles religieux. Il se croit donc assez puissant, il a donc assez des anciennes lois pour assurer la tranquillité publique. Que ses ministres en répondent donc sur leur tête, puisqu’ils ont les moyens de l’assurer !
« Pour prévenir les dangers extérieurs, l’assemblée avait imaginé un camp de réserve : le roi l’a repoussé. Ce serait lui faire injure que de croire qu’il veut livrer la France ; il doit donc avoir des forces suffisantes pour la protéger ; ses ministres doivent donc nous répondre, sur leur tête, du salut de la patrie. »
Jusqu’ici l’orateur s’en tient, comme on voit, à la responsabilité ministérielle, et se borne à la rendre plus menaçante. « Mais, ajoute-t-il, ce n’est pas tout de jeter les ministres dans l’abîme que leur méchanceté ou leur impuissance aurait creusé… Qu’on m’écoute avec calme, qu’on ne se hâte pas de me deviner… »
À ces mots l’attention redouble ; un silence profond règne dans l’assemblée. « C’est au nom du roi, dit-il, que les princes français ont tenté de soulever l’Europe ; c’est pour venger la dignité du roi que s’est conclu le traité de Pilnitz ; c’est pour venir au secours du roi que le souverain de Bohême et de Hongrie nous fait la guerre, que la Prusse marche vers nos frontières. Or, je lis dans la constitution : « Si le roi se met à la tête d’une armée et en dirige les forces contre la nation, ou s’il ne s’oppose pas, par un acte formel, à une telle entreprise qui s’exécuterait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté. »
« Qu’est-ce qu’un acte formel d’opposition ? Si cent mille Autrichiens marchaient vers la Flandre, cent mille Prussiens vers l’Alsace, et que le roi leur opposât dix ou vingt mille hommes, aurait-il fait un acte formel d’opposition ?
« Si le roi, chargé de notifier les hostilités imminentes, instruit des mouvemens de l’armée prussienne, n’en donnait aucune connaissance à l’assemblée nationale ; si un camp de réserve, nécessaire pour arrêter les progrès de l’ennemi dans l’intérieur, était proposé, et que le roi y substituât un plan incertain et très long à exécuter ; si le roi laissait le commandement d’une armée à un général intrigant, et suspect à la nation ; si un autre général, nourri loin de la corruption des cours et familier avec la victoire, demandait un renfort, et que par un refus le roi lui dît : Je te défends de vaincre ; pourrait-on dire que le roi a fait un acte formel d’opposition ?
« J’ai exagéré plusieurs faits, reprend Vergniaud pour ôter tout prétexte à des applications purement hypothétiques. Mais si, tandis que la France nagerait dans le sang, le roi vous disait : Il est vrai que les ennemis prétendent agir pour moi, pour ma dignité, pour mes droits, mais j’ai prouvé que je n’étais pas leur complice : j’ai mis des armées en campagne ; ces armées étaient trop faibles, mais la constitution ne fixe pas le degré de leurs forces : je les ai rassemblées trop tard, mais la constitution ne fixe pas le temps de leur réunion : j’ai arrêté un général qui allait vaincre, mais la constitution n’ordonne pas les victoires : j’ai eu des ministres qui trompaient l’assemblée et désorganisaient le gouvernement, mais leur nomination m’appartenait : l’assemblée a rendu des décrets utiles que je n’ai pas sanctionnés, mais j’en avais le droit : j’ai fait tout ce que la constitution m’a prescrit ; il n’est donc pas possible de douter de ma fidélité pour elle. »
De vifs applaudissemens éclatent de toutes parts. « Si donc, reprend Vergniaud, le roi vous tenait ce langage, ne seriez-vous pas en droit de lui répondre : Ô roi ! qui, comme le tyran Lysandre, avez cru que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, qui avez feint de n’aimer les lois que pour conserver la puissance qui vous servirait à les braver, était-ce nous défendre que d’opposer aux soldats étrangers des forces dont l’infériorité ne laissait pas même d’incertitude sur leur défaite ? Était-ce nous défendre que d’écarter les projets tendant à fortifier l’intérieur ? Était-ce nous défendre que de ne pas réprimer un général qui violait la constitution, et d’enchaîner le courage de ceux qui la servaient ?… La constitution vous laissa-t-elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine ? Vous fit-elle chef de l’armée pour notre gloire ou notre honte ? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de prérogatives pour perdre constitutionnellement la constitution et l’empire ? Non ! non ! homme que la générosité des Français n’a pu rendre sensible, que le seul amour du despotisme a pu toucher… vous n’êtes plus rien pour cette constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi !…
« Mais non, reprend l’orateur, si nos armées ne sont point complètes, le roi n’en est sans doute pas coupable ; sans doute il prendra les mesures nécessaires pour nous sauver, sans doute la marche des Prussiens ne sera pas aussi triomphante qu’ils l’espèrent ; mais il fallait tout prévoir et tout dire, car la franchise peut seule nous sauver. »
Vergniaud finit en proposant un message à Louis XVI, ferme, mais respectueux, qui l’oblige à opter entre la France et l’étranger, et lui apprenne que les Français sont résolus à périr ou à triompher avec la constitution. Il veut en outre qu’on déclare la patrie en danger, pour réveiller dans les cœurs ces grandes affections qui ont animé les grands peuples, et qui sans doute se retrouveront dans les Français ; car ce ne sera pas, dit-il, dans les Français régénérés de 89 que la nature se montrera dégradée. Il veut enfin qu’on mette un terme à des dissensions dont le caractère devient sinistre, et qu’on réunisse ceux qui sont dans Rome et sur le mont Aventin.
En prononçant ces derniers mots, la voix de l’orateur était altérée, l’émotion générale. Les tribunes, le côté gauche, le côté droit, tout le monde applaudissait. Vergniaud quitte la tribune, et il est entouré par une foule empressée de le féliciter. Seul jusqu’alors il avait osé parler à l’assemblée de la déchéance dont tout le monde s’entretenait dans le public, mais il ne l’avait présentée que d’une manière hypothétique, et avec des formes encore respectueuses, quand on les compare au langage inspiré par les passions du temps.
Dumas veut répondre. Il essaie d’improviser après Vergniaud, et devant des auditeurs encore tout pleins de ce qu’ils venaient d’éprouver. Il réclame plusieurs fois le silence et une attention qui n’était plus pour lui. Il s’appesantit sur les reproches faits au pouvoir exécutif. « La retraite de Luckner est due, dit-il, au sort des batailles, qu’on ne peut régler du fond des cabinets. Sans doute vous avez confiance en Luckner ? – Oui ! oui, » s’écrie-t-on ; et Kersaint demande un décret qui déclare que Luckner a conservé la confiance nationale. Le décret est rendu, et Dumas continue. Il dit avec raison que si on a confiance en ce général, on ne peut regarder l’intention de sa retraite comme coupable ou suspecte ; que, quant au défaut de forces dont on se plaint, le maréchal sait lui-même qu’on a réuni pour cette entreprise toutes les troupes alors disponibles ; que d’ailleurs tout devait être déjà préparé par l’ancien ministère girondin, auteur de la guerre offensive, et que s’il n’y avait pas de moyens suffisans, la faute en était à ce ministère seul ; que les nouveaux ministres n’avaient pas pu tout réparer avec quelques courriers, et qu’enfin ils avaient donné carte blanche à Luckner, et lui avaient laissé le pouvoir d’agir suivant les circonstances et le terrain.
« On a refusé le camp de vingt mille hommes, ajoute Dumas, mais d’abord les ministres ne sont pas responsables du veto, et ensuite le projet qu’ils y ont substitué valait mieux que celui proposé par l’assemblée, parce qu’il ne paralysait pas les moyens de recrutement. On a refusé le décret contre les prêtres, mais il n’y a pas besoin de lois nouvelles pour assurer la tranquillité publique ; il ne faut que du calme, de la sûreté, du respect pour la liberté individuelle et la liberté des cultes. Partout où ces libertés ont été respectées, les prêtres n’ont pas été séditieux. » Dumas justifie enfin le roi en objectant qu’il n’avait pas voulu la guerre, et Lafayette en rappelant qu’il avait toujours aimé la liberté.
Le décret proposé par la commission des douze, pour régler les formes d’après lesquelles on déclarerait la patrie en danger, fut rendu au milieu des plus vifs applaudissemens. Mais on ajourna la déclaration du danger, parce qu’on ne crut pas devoir le proclamer encore. Le roi, sans doute excité par tout ce qui avait été dit, notifia à l’assemblée les hostilités imminentes de la Prusse, qu’il fonda sur la convention de Pilnitz, sur l’accueil fait aux rebelles, sur les violences exercées envers les commerçans français, sur le renvoi de notre ministre, et le départ de Paris de l’ambassadeur prussien ; enfin, sur la marche des troupes prussiennes au nombre de cinquante-deux mille hommes. « Tout me prouve, ajoutait le message du roi, une alliance entre Vienne et Berlin. (On rit à ces mots.) Aux termes de la constitution, j’en donne avis au corps législatif. » – Oui, répliquent plusieurs voix, quand les Prussiens sont à Coblentz ! – Le message fut renvoyé à la commission des douze.
La discussion sur les formes de la déclaration du danger de la patrie fut continuée. On décréta que cette déclaration serait considérée comme une simple proclamation, et que par conséquent elle ne serait pas soumise à la sanction royale ; ce qui n’était pas très juste, puisqu’elle renfermait des dispositions législatives. Mais déjà, sans avoir voulu la proclamer, on suivait la loi du salut public.
Les disputes, devenaient tous les jours plus envenimées. Le vœu de Vergniaud, de réunir ceux qui étaient dans Rome et sur le mont Aventin, ne se réalisait pas ; les craintes qu’on s’inspirait réciproquement se changeaient en une haine irréconciliable.
Il y avait dans l’assemblée un député nommé Lamourette, évêque constitutionnel de Lyon, qui n’avait jamais vu dans la liberté que le retour à la fraternité primitive, et qui s’affligeait autant qu’il s’étonnait des divisions de ses collègues. Il ne croyait à aucune haine véritable des uns à l’égard des autres, et ne leur supposait à tous que des méfiances injustes. Le 7 juillet, au moment où on allait continuer la discussion sur le danger de la patrie, il demande la parole pour une motion d’ordre ; et, s’adressant à ses collègues avec le ton le plus persuasif et la figure la plus noble, il leur dit que tous les jours on leur propose des mesures terribles pour faire cesser le danger de la patrie ; que, pour lui, il croit à des moyens plus doux et plus efficaces. C’est la division des représentans qui cause tous les maux, et c’est à cette désunion qu’il faut apporter remède. « Oh ! s’écrie le digne pasteur, celui qui réussirait à vous réunir, celui-là serait le véritable vainqueur de l’Autriche et de Coblentz. On dit tous les jours que votre réunion est impossible au point où sont les choses… ah ! j’en frémis !… mais c’est la une injure : il n’y a d’irréconciliables que le crime et la vertu. Les gens de bien disputent vivement, parce qu’ils ont la conviction sincère de leurs opinions, mais ils ne sauraient se haïr ! Messieurs, le salut public est dans vos mains, que tardez-vous de l’opérer ?…
« Que se reprochent les deux parties de l’assemblée ? L’une accuse l’autre de vouloir modifier la constitution par la main des étrangers, et celle-ci accuse la première de vouloir renverser la monarchie pour établir la république. Eh bien, messieurs, foudroyez d’un même anathème et la république et les deux chambres, vouez-les à l’exécration commune par un dernier et irrévocable serment ! jurons de n’avoir qu’un seul esprit, qu’un seul sentiment ; jurons-nous fraternité éternelle ! Que l’ennemi sache que ce que nous voulons, nous le voulons tous, et la patrie est sauvée ! »
L’orateur avait à peine achevé ces derniers mots, que les deux côtés de l’assemblée étaient debout, applaudissant à ses généreux sentimens, et pressés de décharger le poids de leurs animosités réciproques, Au milieu d’une acclamation universelle, on voue à l’exécration publique tout projet d’altérer la constitution par les deux chambres ou par la république, et on se précipite des bancs opposés pour s’embrasser. Ceux qui avaient attaqué et ceux qui avaient défendu Lafayette, le veto, la liste civile, les factieux et les traîtres, sont dans les bras, les uns des autres ; toutes les distinctions sont confondues, et l’on voit s’embrassant MM. Pastoret et Condorcet, qui la veille s’étaient réciproquement maltraités dans les feuilles publiques. Il n’y a plus de côté droit ni de côté gauche, et tous les députés sont indistinctement assis les uns auprès des autres. Dumas est auprès de Bazire, Jaucourt auprès de Merlin, et Ramont auprès de Chabot.
On décide aussitôt qu’on informera les provinces, l’armée et le roi, de cet heureux événement ; une députation, conduite par Lamourette, se rend au château. Lamourette retourne, annonçant l’arrivée du roi qui vient, comme au 4 février 1790, témoigner sa satisfaction à l’assemblée, et lui dire qu’il était fâché d’attendre une députation, car il lui tardait bien d’accourir au milieu d’elle.
L’enthousiasme est porté au comble par ces paroles, et, à en croire le cri unanime, la patrie est sauvée. Y avait-il là un roi et huit cents députés hypocrites qui, formant à l’improviste le projet de se tromper, feignaient l’oubli des injures pour se trahir ensuite avec plus de sûreté ? Non, sans doute ; un tel projet ne se forme pas chez un si grand nombre d’hommes, subitement, sans préméditation antérieure. Mais la haine pèse ; il est si doux d’en décharger le poids ! et d’ailleurs, à la vue des événemens les plus menaçans, quel était le parti, qui dans l’incertitude de la victoire, n’eût consenti volontiers à garder le présent tel qu’il était, pourvu qu’il fût assuré ? Ce fait prouve, comme tant d’autres, que la méfiance et la crainte produisaient toutes les haines, qu’un moment de confiance les faisait disparaître, et que le parti qu’on appelait républicain ne songeait pas à la république par système, mais par désespoir. Pourquoi, rentré dans son palais, le roi n’écrivait-il pas sur-le-champ à la Prusse et à l’Autriche ? Pourquoi ne joignait-il pas à ces mesures secrètes quelque mesure publique et grande ? Pourquoi ne disait-il pas comme son aïeul Louis XIV, à l’approche de l’ennemi : Nous irons tous !
Mais le soir on annonça à l’assemblée le résultat de la procédure instruite par le département contre Pétion et Manuel, et ce résultat était la suspension de ces deux magistrats. D’après ce qu’on a su depuis, de la bouche de Pétion lui-même, il est probable qu’il aurait pu empêcher le mouvement du 20 juin, puisque plus tard il en empêcha d’autres. À la vérité, on l’ignorait alors, mais on présumait fortement sa connivence avec les agitateurs, et de plus, on avait à lui reprocher quelques infractions aux lois, comme, par exemple, d’avoir mis la plus grande lenteur dans ses communications aux diverses autorités, et d’avoir souffert que le conseil de la commune prît un arrêté contraire à celui du département, en décidant que les pétitionnaires seraient reçus dans les rangs de la garde nationale. La suspension prononcée par le département était donc légale et courageuse, mais impolitique. Après la réconciliation du matin, n’y avait-il pas en effet la plus grande imprudence à signifier, le soir même, la suspension de deux magistrats jouissant de la plus grande popularité ? À la vérité, le roi s’en référait à l’assemblée, mais elle ne dissimula pas son mécontentement, et elle lui renvoya la décision pour qu’il se prononçât lui-même. Les tribunes recommencèrent leurs cris accoutumés ; une foule de pétitions vinrent demander Pétion ou la mort, et le député Grangeneuve, dont la personne avait été insultée, exigea le rapport contre l’auteur de l’outrage : ainsi la réconciliation était déjà oubliée. Brissot, dont le tour était venu de parler sur la question du danger public, demandait du temps pour modifier les expressions de son discours, à cause de la réconciliation qui était survenue depuis ; il ne put néanmoins s’empêcher de rappeler tous les faits de négligence et de lenteur reprochés à la cour ; et, malgré la prétendue réconciliation, il finit par demander qu’on traitât solennellement la question de la déchéance, qu’on accusât les ministres pour avoir notifié si tard les hostilités de la Prusse, que l’on créât une commission secrète composée de sept membres, et chargée de veiller au salut public, qu’on vendit les biens des émigrés, qu’on accélérât l’organisation des gardes nationales, et qu’enfin on déclarât sans délai la patrie en danger.
On apprit en même temps la conspiration de Dussaillant, ancien noble, qui, à la tête de quelques insurgés, s’était emparé du fort de Bannes dans le département de l’Ardèche, et qui menaçait de là toute la contrée environnante. Les dispositions des puissances furent aussi exposées à l’assemblée par le ministère. La maison d’Autriche, entraînant la Prusse, l’avait décidée à marcher contre la France ; cependant les disciples de Frédéric murmuraient contre cette alliance impolitique. Les électorats étaient tous nos ennemis ouverts ou cachés. La Russie s’était déclarée la première contre la révolution, elle avait accédé au traité de Pilnitz, elle avait flatté les projets de Gustave, et secondé les émigrés ; tout cela, pour tromper la Prusse et l’Autriche, et les porter toutes deux sur la France, tandis qu’elle agissait contre la Pologne. Dans le moment, elle traitait avec MM. de Nassau et d’Esterhazy, chefs des émigrés ; cependant, malgré ses fastueuses promesses, elle leur avait seulement accordé une frégate, pour se délivrer de leur présence à Pétersbourg. La Suède était immobile depuis la mort de Gustave, et recevait nos vaisseaux. Le Danemarck promettait une stricte neutralité. On pouvait se regarder comme en guerre avec la cour de Turin. Le pape préparait ses foudres. Venise était neutre, mais semblait vouloir protéger Trieste de ses flottes. L’Espagne, sans entrer ouvertement dans la coalition, ne semblait cependant pas disposée à exécuter le pacte de famille, et à rendre à la France les secours qu’elle en avait reçus. L’Angleterre s’engageait à la neutralité, et en donnait de nouvelles assurances. Les États-Unis auraient voulu nous aider de tous leurs moyens, mais ces moyens étaient nuls, à cause de leur éloignement et de la faiblesse de leur population.
À ce tableau, l’assemblée voulait déclarer de suite la patrie en danger ; cependant la déclaration fut renvoyée à un nouveau rapport de tous les comités réunis. Le 11 juillet, après ces rapports entendus au milieu d’un silence profond, le président prononça la formule solennelle : CITOYENS ! LA PATRIE EST EN DANGER !
Dès cet instant, les séances furent déclarées permanentes ; des coups de canon, tirés de moment en moment, annoncèrent cette grande crise ; toutes les municipalités, tous les conseils de district et de département siégèrent sans interruption ; toutes les gardes nationales se mirent en mouvement. Des amphithéâtres étaient élevés au milieu des places publiques, et des officiers municipaux y recevaient sur une table, portée par des tambours, le nom de ceux qui venaient s’enrôler volontairement : les enrôlemens s’élevèrent jusqu’à quinze mille dans un jour.
La réconciliation du 7 juillet et le serment qui l’avait suivie n’avaient, comme on vient de voir, calmé aucune méfiance. On songeait toujours à se prémunir contre les projets du château, et l’idée de déclarer le roi déchu ou de le forcer à abdiquer, se présentait à tous les esprits, comme le seul remède possible aux maux qui menaçaient la France. Vergniaud n’avait fait qu’indiquer cette idée, et sous une forme hypothétique ; d’autres, et surtout le député Torné, voulaient que l’on considérât comme une proposition positive la supposition de Vergniaud. Des pétitions de toutes les parties de la France vinrent prêter le secours de l’opinion publique à ce projet désespéré des députés patriotes.
Déjà la ville de Marseille avait fait une pétition menaçante, lue à l’assemblée le 19 juin, et rapportée plus haut. Au moment où la patrie fut déclarée en danger, il en arriva plusieurs autres encore. L’une proposait d’accuser Lafayette, de supprimer le veto dans certains cas, de réduire la liste civile, et de réintégrer Manuel et Pétion dans leurs fonctions municipales. Une autre demandait, avec la suppression du veto, la publicité des conseils. Mais la ville de Marseille, qui avait donné le premier exemple de ces actes de hardiesse, les porta bientôt au dernier excès ; elle fit une adresse par laquelle elle engageait l’assemblée à abolir la royauté dans la branche régnante, et à ne lui substituer qu’une royauté élective et sans veto, c’est-à-dire une véritable magistrature exécutive, comme dans les républiques. La stupeur produite par cette lecture fut bientôt suivie des applaudissemens des tribunes, et de la proposition d’imprimer faite par un membre de l’assemblée. Cependant l’adresse fut renvoyée à la commission des douze, pour recevoir l’application de la loi qui déclarait infâme tout projet d’altérer la constitution.
La consternation régnait à la cour ; elle régnait aussi dans le parti patriote, que des pétitions hardies étaient loin de rassurer. Le roi croyait qu’on en voulait à sa personne ; il s’imaginait que le 20 juin était un projet d’assassinat manqué ; et c’était certainement une erreur, car rien n’eût été plus facile que l’exécution de ce crime, s’il eût été projeté. Craignant un empoisonnement, lui et sa famille prenaient leurs repas chez une dame de confiance de la reine, où ils ne mangeaient d’autres alimens que ceux qui étaient préparés dans les offices du château. Comme le jour de la fédération approchait, la reine avait fait préparer pour le roi un plastron composé de plusieurs doublures d’étoffe, et capable de résister à un premier coup de poignard. Cependant, à mesure que le temps s’écoulait, et que l’audace populaire augmentait, sans qu’aucune tentative d’assassinat eût lieu, le roi commençait à mieux comprendre la nature de ses dangers ; il entrevoyait déjà que ce n’était plus un coup de poignard, mais une condamnation juridique, qu’il avait à redouter ; et le sort de Charles Ier obsédait continuellement son imagination souffrante.
Quoique rebuté par la cour, Lafayette n’en était pas moins résolu de sauver le roi ; il lui fit donc offrir un projet de fuite très hardiment combiné. Il s’était d’abord emparé de Luckner, et avait arraché à la facilité du vieux maréchal jusqu’à la promesse de marcher sur Paris. En conséquence, Lafayette voulait que le roi fît mander lui et Luckner, sous prétexte de les faire assister à la fédération. La présence de deux généraux lui semblait devoir imposer au peuple et prévenir tous les dangers qu’on redoutait pour ce jour-là. Le lendemain de la cérémonie, Lafayette voulait que Louis XVI sortît publiquement de Paris, sous prétexte d’aller à Compiègne faire preuve de sa liberté aux yeux de l’Europe. En cas de résistance il ne demandait que cinquante cavaliers dévoués pour l’arracher de Paris. De Compiègne, des escadrons préparés devaient le conduire au milieu des armées françaises, où Lafayette s’en remettait à sa probité pour la conservation des institutions nouvelles. Enfin, dans le cas où aucun de ces moyens n’aurait réussi, le général était décidé à marcher sur Paris avec toutes ses troupes.
Soit que ce projet exigeât une trop grande hardiesse de la part de Louis XVI, soit aussi que la répugnance de la reine pour Lafayette l’empêchât d’accepter ses secours, le roi les refusa de nouveau, et lui fit faire une réponse assez froide, et peu digne du zèle que le général lui témoignait. « Le meilleur conseil, portait cette réponse, à donner à M. de Lafayette, est de servir toujours d’épouvantail aux factieux, en remplissant bien son métier de général. »
Le jour de la fédération approchait ; le peuple et l’assemblée ne voulaient pas que Pétion manquât à la solennité du 14. Déjà le roi avait voulu se décharger sur l’assemblée du soin d’approuver ou d’improuver l’arrêt du département, mais l’assemblée, comme on l’a vu, l’avait contraint à s’expliquer lui-même ; elle le pressait tous les jours de faire connaître sa décision, pour que cette question pût être terminée avant le 14. Le 12, le roi confirma la suspension. Cette nouvelle augmenta le mécontentement. L’assemblée se hâta de prendre un parti à son tour, et il est facile de deviner lequel. Le lendemain, c’est-à-dire le 13, elle réintégra Pétion. Mais, par un reste de ménagement, elle ajourna sa décision relativement à Manuel, qu’on avait vu se promener en écharpe au milieu du tumulte du 20 juin sans faire aucun usage de son autorité.
Enfin le 14 juillet 1792 arriva : combien les temps étaient changés depuis le 14 juillet 1790 ! Ce n’était plus ni cet autel magnifique desservi par trois cents prêtres, ni ce vaste champ couvert de soixante mille gardes nationaux, richement vêtus et régulièrement organisés ; ni ces gradins latéraux chargés d’une foule immense, ivre de joie et de plaisir ; ni enfin ce balcon où les ministres, la famille royale et l’assemblée assistaient à la première fédération ! Tout était changé : on se haïssait comme après une fausse réconciliation, et tous les emblèmes annonçaient la guerre. Quatre-vingt-trois tentes figuraient les quatre-vingt-trois départemens. À côté de chacune était un peuplier, au sommet duquel flottaient des banderoles aux trois couleurs. Une grande tente était destinée à l’assemblée et au roi, une autre aux corps administratifs de Paris. Ainsi toute la France semblait camper en présence de l’ennemi. L’autel de la patrie n’était plus qu’une colonne tronquée, placée au sommet de ces gradins qui existaient encore dans le Champ-de-Mars, depuis la première cérémonie. D’un côté on voyait un monument pour ceux qui étaient morts ou qui allaient mourir à la frontière ; de l’autre un arbre immense appelé l’arbre de la féodalité. Il s’élevait au milieu d’un vaste bûcher, et portait sur ses branches des couronnes, des cordons bleus, des tiares, des chapeaux de cardinaux, des clefs de Saint-Pierre, des manteaux d’hermine, des bonnets de docteurs, des sacs de procès, des titres de noblesse, des écussons, des armoiries, etc. Le roi devait être invité à y mettre le feu.
Le serment devait être prêté à midi. Le roi s’était rendu dans les appartemens de l’École-Militaire ; il y attendait le cortège national, qui était allé poser la première pierre d’une colonne qu’on voulait placer sur les ruines de l’ancienne Bastille. Le roi avait une dignité calme, la reine s’efforçait de surmonter une douleur trop visible. Sa sœur, ses enfans l’entouraient. On s’émut dans les appartemens par quelques expressions touchantes ; les larmes mouillèrent les yeux de plus d’un assistant ; enfin le cortège arriva. Jusque-là le Champ-de-Mars avait été presque vide ; tout à coup la multitude fit irruption. Sous le balcon où était placé le roi, on vit défiler pêle-mêle des femmes, des enfans, des hommes ivres, criant vive Pétion ! Pétion ou la mort ! et portant sur leurs chapeaux les mots qu’ils avaient à la bouche ; des fédérés se tenant sous le bras les uns les autres, et transportant un relief de la Bastille, avec une presse qu’on arrêtait de temps en temps, pour imprimer et répandre des chansons patriotiques. Après, venaient les légions de la garde nationale, les régimens de troupes de ligne, conservant avec peine la régularité de leurs rangs au milieu de cette populace flottante ; enfin les autorités elles-mêmes et l’assemblée. Le roi descendit alors, et, placé au milieu d’un carré de troupes, il s’achemina, avec le cortège, vers l’autel de la patrie. La foule était immense au milieu du Champ-de-Mars, et ne permettait d’avancer que lentement. Après beaucoup d’efforts de la part des régimens, le roi parvint jusqu’aux marches de l’autel. La reine, placée sur le balcon qu’elle n’avait pas quitté, observait cette scène avec une lunette. La confusion sembla s’augmenter un instant autour de l’autel, et le roi descendre d’une marche ; à cette vue la reine poussa un cri et jeta l’effroi autour d’elle. Cependant la cérémonie s’acheva sans accident. À peine le serment était prêté, qu’on s’empressa de courir à l’arbre de la féodalité. On voulait y entraîner le roi pour qu’il y mît le feu, mais il s’en dispensa en répondant avec à-propos qu’il n’y avait plus de féodalité. Il reprit alors sa marche vers l’École-Militaire. Les troupes, joyeuses de l’avoir sauvé, poussèrent des cris réitérés de vive le roi ! La multitude, qui éprouve toujours le besoin de sympathiser, répéta ces cris, et fut aussi prompte à le fêter, qu’elle l’avait été à l’insulter quelques instans auparavant. L’infortuné Louis XVI parut aimé quelques heures encore : le peuple et lui-même le crurent un moment ; mais les illusions mêmes n’étaient plus faciles, et on commençait déjà à ne pouvoir plus se tromper. Le roi rentra au palais, satisfait d’avoir échappé à des périls qu’il croyait grands, mais très alarmé encore de ceux qu’il entrevoyait dans l’avenir.
Les nouvelles qui arrivaient chaque jour de la frontière augmentaient les alarmes et l’agitation. La déclaration de la patrie en danger avait mis toute la France en mouvement, et avait provoqué le départ d’une foule de fédérés. Ils n’étaient que deux mille à Paris le jour de la fédération ; mais ils y arrivaient incessamment, et leur manière de s’y conduire justifiait à la fois les craintes et les espérances qu’on avait conçues de leur présence dans la capitale. Tous volontairement enrôlés, ils composaient ce qu’il y avait de plus exalté dans les clubs de France. L’assemblée leur fit allouer trente sous par jour, et leur réserva exclusivement les tribunes. Bientôt ils lui firent la loi à elle-même par leurs cris et leurs applaudissemens. Liés avec les jacobins, réunis dans un club qui, en quelques jours, surpassa la violence de tous les autres, ils étaient prêts à s’insurger au premier signal. Ils le déclarèrent même à l’assemblée par une adresse. Ils ne partiraient pas, disaient-ils, que les ennemis de l’intérieur ne fussent terrassés. Ainsi le projet de réunir à Paris une force insurrectionnelle était, malgré l’opposition de la cour, entièrement réalisé.
À ce moyen on en joignit d’autres. Les anciens soldats des gardes-françaises étaient distribués dans les régimens ; l’assemblée ordonna qu’ils seraient réunis en corps de gendarmerie. Leurs dispositions ne pouvaient être douteuses, puisqu’ils avaient commencé la révolution. On objecta vainement que ces soldats, presque tous sous-officiers dans l’armée, en composaient la principale force. L’assemblée n’écouta rien, redoutant l’ennemi du dedans beaucoup plus que l’ennemi du dehors. Après s’être composé des forces, il fallait décomposer celles de la cour ; à cet effet, l’assemblée ordonna l’éloignement de tous les régimens. Jusque-là elle était dans les termes de la constitution ; mais, ne se contentant pas de les écarter, elle leur enjoignit de se rendre à la frontière, et en cela elle usurpa la disposition de la force publique appartenant au roi.
Le but de cette mesure était surtout d’éloigner les Suisses, dont la fidélité ne pouvait être douteuse. Pour parer ce coup, le ministère fit agir M. d’Affry, leur commandant. Celui-ci s’appuya sur ses capitulations pour refuser de quitter Paris. On parut prendre en considération les raisons qu’il présentait, mais on ordonna provisoirement le départ de deux bataillons suisses.
Le roi, il est vrai, avait son veto pour résister à ces mesures, mais il avait perdu toute influence et ne pouvait plus user de sa prérogative. L’assemblée elle-même ne pouvait pas toujours résister aux propositions faites par certains de ses membres, et constamment appuyées par les applaudissemens des tribunes. Jamais elle ne manquait de se prononcer pour la modération quand c’était possible ; et tandis qu’elle consentait d’une part aux mesures les plus insurrectionnelles, on la voyait de l’autre approuver et accueillir les pétitions les plus modérées.
Les mesures prises, les pétitions, le langage qu’on tenait dans toutes les conversations, annonçaient une révolution prochaine. Les girondins la prévoyaient et la désiraient, mais ils n’en distinguaient pas clairement les moyens, et ils en redoutaient l’issue. Au-dessous d’eux on se plaignait de leur inertie ; on les accusait de mollesse et d’incapacité. Tous les chefs de clubs et de sections, fatigués d’une éloquence sans résultat, demandaient à grands cris une direction active et unique, pour que les efforts populaires ne fussent pas infructueux. Il y avait aux Jacobins une salle pour le travail des correspondances. On y avait établi un comité central des fédérés pour se concerter et s’entendre. Afin que les résolutions fussent plus secrètes et plus énergiques, on réduisit ce comité à cinq membres, et il reçut entre eux le nom de comité insurrectionnel. Ces cinq membres étaient les nommés Vaugeois, grand-vicaire ; Debessé de la Drôme ; Guillaume, professeur à Caen ; Simon, journaliste à Strasbourg ; Galissot de Langres. Bientôt on y joignit Carra, Gorsas, Fournier l’Américain, Westermann, Kienlin de Strasbourg, Santerre ; Alexandre, commandant du faubourg Saint-Marceau ; un Polonais, nommé Lazouski, capitaine des canonniers dans le bataillon de Saint-Marceau ; un ex-constituant, Antoine de Metz ; deux électeurs, Lagrevy et Garin. Manuel, Camille Desmoulins, Danton, s’y réunirent ensuite, et y exercèrent la plus grande influence. On s’entendit avec Barbaroux, qui promit la coopération de ses Marseillais, dont l’arrivée était impatiemment attendue. On se mit en communication avec le maire Pétion, et on obtint de lui la promesse de ne pas empêcher l’insurrection. On lui promit en retour de faire garder sa demeure, et de l’y consigner, pour justifier son inaction par une apparence de contrainte, si l’entreprise ne réussissait pas. Le projet définitivement arrêté fut de se rendre en armes au château, et de déposer le roi. Mais il fallait mettre le peuple en mouvement, et une circonstance extraordinaire était indispensable pour y réussir. On cherchait à la produire, et on s’en entretenait aux Jacobins. Le député Chabot s’étendait avec l’ardeur de son tempérament sur la nécessité d’une grande résolution, et disait que pour la déterminer il serait à désirer que la cour attentât aux jours d’un député. Grangeneuve, député lui-même, écoutait ce discours : c’était un homme d’un esprit médiocre, mais d’un caractère dévoué. Il prend Chabot à part. « Vous avez raison, lui dit-il ; il faut qu’un député périsse, mais la cour est trop habile pour nous fournir une occasion aussi belle. Il faut y suppléer, et me tuer au plus tôt aux environs du château. Gardez le secret et préparez les moyens. » Chabot, saisi d’enthousiasme, lui offre de partager son sort. Grangeneuve accepte en lui disant que deux morts feront plus d’effet qu’une. Ils conviennent du jour, de l’heure, des moyens pour se tuer et ne pas s’estropier, disent-ils ; et ils se séparèrent, résolus de s’immoler pour le succès de la cause commune. Grangeneuve, décidé à tenir parole, met ordre à ses affaires domestiques, et à dix heures et demie du soir, s’achemine au lieu du rendez-vous. Chabot n’y était pas. Il attend. Chabot ne venant pas, il imagine que sa résolution est changée, mais il espère que du moins l’exécution aura lieu pour lui-même. Il va et vient plusieurs fois, attendant le coup mortel ; mais il est obligé de retourner sain et sauf, sans avoir pu s’immoler pour une calomnie.
On attendait donc impatiemment l’occasion qui ne se présentait pas, et on s’accusait réciproquement de manquer de force, d’habileté et d’ensemble. Les députés girondins, le maire Pétion, enfin tous les hommes en évidence, qui, soit à la tribune, soit dans leurs fonctions, étaient obligés de parler le langage de la loi, se mettaient toujours plus à l’écart, et condamnaient ces agitations continuelles qui les compromettaient sans amener un résultat. Ils reprochaient aux agitateurs subalternes d’épuiser leurs forces dans des mouvemens partiels et inutiles, qui exposaient le peuple sans produire un événement décisif. Ceux-ci, au contraire, qui faisaient dans leurs cercles ce qu’ils pouvaient, reprochaient aux députés et au maire Pétion leurs discours publics, et les accusaient de retenir l’énergie du peuple. Ainsi les députés blâmaient la masse de n’être pas organisée, et celle-ci se plaignait à eux de ne pas l’être. On sentait surtout le besoin d’avoir un chef. Il faut un homme, était le cri général ; mais lequel ? On n’en voyait aucun parmi les députés. Ils étaient tous plutôt orateurs que conspirateurs ; et d’ailleurs leur élévation et leur genre de vie les éloignaient trop de la multitude, sur laquelle il fallait agir. Il en était de même de Roland, de Servan, de tous ces hommes dont le courage n’était pas douteux, mais que leur rang plaçait trop au-dessus du peuple. Pétion, par ses fonctions, aurait pu communiquer facilement avec la multitude ; mais Pétion était froid, impassible, et plus capable de mourir que d’agir. Il avait pour système d’arrêter les petites agitations au profit d’une insurrection décisive ; mais en le suivant à la rigueur, il contrariait les mouvemens de chaque jour, et il perdait toute faveur auprès des agitateurs qu’il paralysait sans les dominer. Il leur fallait un chef qui, n’étant pas sorti encore du sein de la multitude, n’eût pas perdu tout pouvoir sur elle, et qui eût reçu de la nature le génie de l’entraînement.
Un vaste champ s’était ouvert dans les clubs, les sections et les journaux révolutionnaires. Beaucoup d’hommes s’y étaient fait remarquer, mais aucun n’avait encore acquis une supériorité marquée. Camille Desmoulins s’était distingué par sa verve, son cynisme, son audace, et par sa promptitude à attaquer tous les hommes qui semblaient se ralentir dans la carrière révolutionnaire. Il était connu des dernières classes ; mais il n’avait ni les poumons d’un orateur populaire, ni l’activité et la force entraînante d’un chef de parti.
Un autre journaliste avait acquis une effrayante célébrité ; c’était Marat, connu sous le nom de l’Ami du peuple, et devenu, par ses provocations au meurtre, un objet d’horreur pour tous les hommes qui conservaient encore quelque modération. Né à Neuchâtel, et livré à l’étude des sciences physiques et médicales, il avait attaqué avec audace les systèmes les mieux établis, et avait prouvé une activité d’esprit pour ainsi dire convulsive. Il était médecin dans les écuries du comte d’Artois, lorsque la révolution commença. Il se précipita sans hésiter dans cette nouvelle carrière, et se fit bientôt remarquer dans sa section. Sa taille était médiocre, sa tête volumineuse, ses traits prononcés, son teint livide, son œil ardent, sa personne négligée. Il n’eût paru que ridicule ou hideux, mais tout à coup on entendit sortir de ce corps étrange des maximes bizarres et atroces, proférées avec un accent dur et une insolente familiarité. Il fallait abattre, disait-il, plusieurs mille têtes, et détruire tous les aristocrates, qui rendaient la liberté impossible. L’horreur et le mépris s’amoncelèrent autour de lui. On le heurtait, on lui marchait sur les pieds, on se jouait de sa misérable personne ; mais, habitué aux luttes scientifiques et aux assertions les plus étranges, il avait appris à mépriser ceux qui le méprisaient, et il les plaignait comme incapables de le comprendre. Il étala dès lors dans ses feuilles l’affreuse doctrine dont il était rempli. La vie souterraine à laquelle il était condamné pour échapper à la justice, avait exalté son tempérament, et les témoignages de l’horreur publique l’enflammaient encore davantage. Nos mœurs polies n’étaient à ses yeux que des vices qui s’opposaient à l’égalité républicaine ; et, dans sa haine ardente pour les obstacles, il ne voyait qu’un moyen de salut, l’extermination. Ses études et ses expériences sur l’homme physique avaient dû l’habituer à vaincre l’aspect de la douleur ; et sa pensée ardente, ne se trouvant arrêtée par aucun instinct de sensibilité, allait directement à son but par des voies de sang. Cette idée même d’opérer par la destruction s’était peu à peu systématisée dans sa tête. Il voulait un dictateur, non pour lui procurer le plaisir de la toute-puissance, mais pour lui imposer la charge terrible d’épurer la société. Ce dictateur devait avoir un boulet aux pieds pour être toujours sous la main du peuple ; il ne fallait lui laisser qu’une seule faculté, celle d’indiquer les victimes, et d’ordonner pour unique châtiment la mort. Marat ne connaissait que cette peine, parce qu’il ne punissait pas, mais supprimait l’obstacle.
Voyant partout des aristocrates conspirant contre la liberté, il recueillait çà et là tous les faits qui satisfaisaient sa passion ; il dénonçait avec fureur, et avec une légèreté qui venait de sa fureur même, tous les noms qu’on lui désignait, et qui souvent n’existaient pas. Il les dénonçait sans haine personnelle, sans crainte et même sans danger pour lui-même, parce qu’il était hors de tous les rapports humains, et que ceux de l’outragé à l’outrageant n’existaient plus entre lui et ses semblables.
Décrété récemment avec Royou, l’Ami du roi, il s’était caché chez un avocat obscur et misérable qui lui avait donné asile. Barbaroux fut appelé auprès de lui. Barbaroux s’était livré à l’étude des sciences physiques, et avait connu autrefois Marat. Il ne put se dispenser de se rendre à sa demande, et crut, en l’écoutant, que sa tête était dérangée. Les Français, à entendre cet homme effrayant, n’étaient que de mesquins révolutionnaires. « Donnez-moi, disait-il, deux cents Napolitains, armés de poignards et portant à leur bras gauche un manchon en guise de bouclier ; avec eux je parcourrai la France, et je ferai la révolution. » Il voulait, pour signaler les aristocrates, que l’assemblée leur ordonnât de porter un ruban blanc au bras, et qu’elle permît de les tuer, quand ils seraient trois réunis. Sous le nom d’aristocrates, il comprenait les royalistes, les feuillans, les girondins ; et quand, par hasard, on lui parlait de la difficulté de les reconnaître, « il n’y avait pas, disait-il, à s’y tromper ; il fallait tomber sur ceux qui avaient des voitures, des valets, des habits de soie, et qui sortaient des spectacles : c’étaient sûrement des aristocrates. »
Barbaroux sortit épouvanté. Marat, obsédé de son atroce système, s’inquiétait peu des moyens d’insurrection ; il était d’ailleurs incapable de les préparer. Dans ses rêves meurtriers, il se complaisait dans l’idée de se retirer à Marseille. L’enthousiasme républicain de cette ville lui faisait espérer d’y être mieux compris et mieux accueilli. Il songea donc à s’y réfugier, et voulait que Barbaroux l’y envoyât sous sa recommandation ; mais celui-ci ne voulait pas faire un pareil présent à sa ville natale, et il laissa là cet insensé dont il ne prévoyait pas alors l’apothéose.
Le systématique et sanguinaire Marat n’était donc pas le chef actif qui aurait pu réunir ces masses éparses et fermentant confusément. Robespierre en aurait été plus capable parce qu’il s’était fait aux Jacobins une clientèle d’auditeurs, ordinairement plus active qu’une clientèle de lecteurs ; mais il n’avait pas non plus toutes les qualités nécessaires. Robespierre, médiocre avocat d’Arras, fut député par cette ville aux états-généraux. Là, il s’était lié avec Pétion et Buzot, et soutenait avec âpreté les opinions que ceux-ci défendaient avec une conviction profonde et calme. Il parut d’abord ridicule par la pesanteur de son débit et la pauvreté de son éloquence ; mais son opiniâtreté lui attira quelque attention, surtout à l’époque de la révision. Lorsque après la scène du Champ-de-Mars, on répandit le bruit que le procès allait être fait aux signataires de la pétition des jacobins, sa terreur et sa jeunesse inspirèrent de l’intérêt à Buzot et à Roland ; et on lui offrit un asile. Mais il se rassura bientôt ; et l’assemblée s’étant séparée, il se retrancha chez les Jacobins, où il continua ses harangues dogmatiques et ampoulées. Élu accusateur public, il refusa ces nouvelles fonctions, et ne songea qu’à se donner la double réputation de patriote incorruptible et d’orateur éloquent.
Ses premiers amis, Pétion, Buzot, Brissot, Roland, le recevaient chez eux, et voyaient avec peine son orgueil souffrant qui se révélait dans ses regards et dans tous ses mouvemens. On s’intéressait à lui, et on regrettait que, songeant si fort à la chose publique, il songeât aussi tant à lui-même. Cependant il était trop peu important pour qu’on lui en voulût de son orgueil, et on lui pardonnait en faveur de sa médiocrité et de son zèle. On remarquait surtout que, silencieux dans toutes les réunions, et donnant rarement son avis, il était le premier le lendemain à produire à la tribune les idées qu’il avait recueillies chez les autres. On lui en fit l’observation, sans lui adresser de reproches ; et bientôt il détesta cette réunion d’hommes supérieurs comme il avait détesté celle des constituans. Alors il se retira tout à fait aux Jacobins, où, comme on l’a vu, il différa d’avis avec Brissot et Louvet, sur la question de la guerre, et les appela, peut-être même les crut mauvais citoyens, parce qu’ils pensaient autrement que lui, et soutenaient leur avis avec éloquence. Était-il de bonne foi lorsqu’il soupçonnait sur-le-champ ceux qui l’avaient blessé, ou bien les calomniait-il sciemment ? Ce sont là les mystères des âmes. Mais avec une raison étroite et commune, avec une extrême susceptibilité, il était très disposé à s’irriter, et difficile à éclairer ; et il n’est pas impossible qu’une haine d’orgueil ne se changeât chez lui en une haine de principes, et qu’il crût méchans tous ceux qui l’avaient offensé.
Quoi qu’il en soit, dans le cercle inférieur où il s’était placé, il excita l’enthousiasme par son dogmatisme et par sa réputation d’incorruptibilité. Il fondait ainsi sa popularité sur les passions aveugles et les esprits médiocres. L’austérité, le dogmatisme froid, captivent les caractères ardens, souvent même les intelligences supérieures. Il y avait en effet des hommes disposés à prêter à Robespierre une véritable énergie, et des talens supérieurs aux siens. Camille Desmoulins l’appelait son Aristide, et le trouvait éloquent.
D’autres le jugeant sans talens, mais subjugués par son pédantisme, allaient répétant que c’était l’homme qu’il fallait mettre à la tête de la révolution, et que sans ce dictateur, elle ne pourrait marcher. Pour lui, permettant à ses partisans tous ces propos, il ne se montrait jamais dans les conciliabules des conjurés. Il se plaignit même d’être compromis, parce que l’un d’eux, habitant dans la même maison que lui, y avait réuni quelquefois le comité insurrectionnel. Il se tenait donc en arrière, laissant agir ses preneurs, Panis, Sergent, Osselin, et autres membres des sections et des conseils municipaux.
Marat, qui cherchait un dictateur, voulut s’assurer si Robespierre pouvait l’être. La personne négligée et cynique de Marat contrastait avec celle de Robespierre, qui était plein de réserve et de soins pour lui-même. Retiré dans un cabinet élégant, où son image était reproduite de toutes les manières, en peinture, en gravure, en sculpture, il s’y livrait à un travail opiniâtre, et relisait sans cesse Rousseau, pour y composer ses discours. Marat le vit, ne trouva en lui que de petites haines personnelles, point de grand système, point de cette audace sanguinaire qu’il puisait dans sa monstrueuse conviction, point de génie enfin ; il sortit plein de mépris pour ce petit homme, le déclara incapable de sauver l’état, et se persuada d’autant plus qu’il possédait seul le grand système social.
Les partisans de Robespierre entourèrent Barbaroux, et voulurent le conduire chez lui, disant qu’il fallait un homme, et que Robespierre seul pouvait l’être. Ce langage déplut à Barbaroux, dont la fierté se pliait peu à l’idée de la dictature, et dont l’imagination ardente était déjà séduite par la vertu de Roland et les talens de ses amis. Il alla cependant chez Robespierre. Il fut question dans l’entretien, de Pétion, dont la popularité offusquait Robespierre, et qui, disait-on, était incapable de servir la révolution. Barbaroux répondit avec humeur aux reproches qu’on adressait à Pétion, et défendit vivement un caractère qu’il admirait. Robespierre parla de la révolution, et répéta, suivant son usage, qu’il en avait accéléré la marche. Il finit, comme tout le monde, par dire qu’il fallait un homme. Barbaroux répondit qu’il ne voulait ni dictateur ni roi. Fréron répliqua que Brissot voulait l’être. On se rejeta ainsi le reproche, et on ne s’entendit pas. Quand on se quitta, Panis, voulant corriger le mauvais effet de cette entrevue, dit à Barbaroux qu’il avait mal saisi la chose, qu’il ne s’agissait que d’une autorité momentanée, et que Robespierre était le seul homme auquel on pût la donner. Ce sont ces propos vagues, ces petites rivalités, qui persuadèrent faussement aux girondins que Robespierre voulait usurper. Une ardente jalousie fut prise en lui pour de l’ambition ; mais c’était une de ces erreurs que le regard troublé des partis commet toujours. Robespierre, capable tout au plus de haïr le mérite, n’avait ni la force ni le génie de l’ambition, et ses partisans avaient pour lui des prétentions qu’il n’aurait pas osé concevoir lui-même.
Danton était plus capable qu’aucun autre d’être ce chef que toutes les imaginations désiraient, pour mettre de l’ensemble dans les mouvemens révolutionnaires. Il s’était jadis essayé au barreau, et n’y avait pas réussi. Pauvre et dévoré de passions, il s’était jeté dans les troubles politiques avec ardeur, et probablement avec des espérances. Il était ignorant, mais doué d’une intelligence supérieure et d’une imagination vaste. Ses formes athlétiques, ses traits écrasés et un peu africains, sa voix tonnante, ses images bizarres, mais grandes, captivaient l’auditoire des Cordeliers et des sections. Son visage exprimait tour à tour les passions brutales, la jovialité, et même la bienveillance. Danton ne haïssait et n’enviait personne, mais son audace était extraordinaire ; et dans certains momens d’entraînement, il était capable d’exécuter tout ce que l’atroce intelligence de Marat était capable de concevoir.
Une révolution dont l’effet imprévu, mais inévitable, avait été de soulever les basses classes de la société contre les classes élevées, devait réveiller l’envie, faire naître des systèmes, et déchaîner des passions brutales. Robespierre fut l’envieux ; Marat, le systématique ; et Danton fut l’homme passionné, violent, mobile, et tour à tour cruel ou généreux. Si les deux premiers, obsédés, l’un par une envie dévorante, l’autre par de sinistres systèmes, durent avoir peu de ces besoins qui rendent les hommes accessibles à la corruption, Danton, au contraire, plein de passions, avide de jouir, ne dut être rien moins qu’incorruptible. Sous prétexte de lui rembourser une ancienne charge d’avocat au conseil, la cour lui donna des sommes assez considérables ; mais elle réussit à le payer et non à le gagner. Il n’en continua pas moins à haranguer et à exciter contre elle la multitude des clubs. Quand on lui reprochait de ne pas exécuter son marché, il répondait que pour se conserver le moyen de servir la cour, il devait en apparence la traiter en ennemie.
Danton était donc le plus redoutable chef de ces bandes qu’on gagnait et conduisait par la parole. Mais audacieux, entraînant au moment décisif, il n’était pas propre à ces soins assidus qu’exige l’envie de dominer ; et quoique très influent sur les conjurés, il ne les gouvernait pas encore. Il était capable seulement, dans un moment d’hésitation, de les ranimer et de les porter au but par une impulsion décisive.
Les divers membres du comité insurrectionnel n’avaient pas encore pu s’entendre. La cour, instruite de leurs moindres mouvemens, prenait de son côté quelques mesures pour se mettre à l’abri d’une attaque soudaine, et se donner le temps d’attendre en sûreté l’arrivée des puissances coalisées. Elle avait formé et établi près du château un club, appelé le club français, qui se composait d’ouvriers et de soldats de la garde nationale. Ils avaient tous leurs armes cachées dans le local même de leurs séances, et pouvaient, dans un cas pressant, courir au secours de la famille royale. Cette seule réunion coûtait à la liste civile 10,000 francs par jour. Un Marseillais, nommé Lieutaud, entretenait en outre une troupe qui occupait alternativement les tribunes, les places publiques, les cafés et les cabarets, pour y parler en faveur du roi, et pour résister aux continuelles émeutes des patriotes. Partout, en effet, on se disputait, et presque toujours des paroles on en venait aux coups ; mais malgré tous les efforts de la cour, ses partisans étaient clair-semés, et la partie de la garde nationale qui lui était dévouée, se trouvait réduite au plus grand découragement.
Un grand nombre de serviteurs fidèles, éloignés jusque là du trône, accouraient pour défendre le roi, et lui faire un rempart de leurs corps. Leurs réunions étaient fréquentes et nombreuses au château, et elles augmentaient la méfiance publique. On les appelait chevaliers du poignard, depuis la scène de février 1791. On avait donné des ordres pour réunir secrètement la garde constitutionnelle, qui, quoique licenciée, avait toujours reçu ses appointemens. Pendant ce temps, les conseils se croisaient autour du roi, et produisaient dans son âme faible et naturellement incertaine, les perplexités les plus douloureuses. Des amis sages, et entre autres Malesherbes, lui conseillaient d’abdiquer ; d’autres, et c’était le plus grand nombre, voulaient qu’il prît la fuite ; du reste, ils n’étaient d’accord ni sur les moyens, ni sur le lieu, ni sur le résultat de l’évasion. Pour mettre quelque ensemble dans ces divers plans, le roi voulut que Bertrand de Molleville s’entendît avec Duport le constituant. Le roi avait beaucoup de confiance en ce dernier, et il fut obligé de donner un ordre positif à Bertrand, qui prétendait ne vouloir entretenir aucune relation avec un constitutionnel tel que Duport. Dans ce comité se trouvaient encore Lally-Tolendal, Malouet, Clermont-Tonnerre, Gouvernet et autres, tous dévoués à Louis XVI, mais, hors ce point, différant assez d’opinion sur la part qu’il faudrait faire à la royauté, si on parvenait à la sauver. On y résolut la fuite du roi, et sa retraite au château de Gaillon, en Normandie. Le duc de Liancourt, ami de Louis XVI, et jouissant de toute sa confiance, commandait cette province ; il répondait de ses troupes et des habitans de Rouen, qui s’étaient prononcés par une adresse énergique contre le 20 juin. Il offrait de recevoir la famille royale, et de la conduire à Gaillon, ou de la remettre à Lafayette, qui la transporterait au milieu de son armée. Il donnait en outre toute sa fortune pour seconder l’exécution de ce projet, et ne demandait à réserver à ses enfants que cent louis de rente. Ce plan convenait aux membres constitutionnels du comité, parce qu’au lieu de mettre le roi dans les mains de l’émigration, il le plaçait auprès du duc de Liancourt et de Lafayette. Par le même motif, il répugnait aux autres, et risquait de déplaire à la reine et au roi. Le château de Gaillon avait le grand avantage de n’être qu’à trente-six lieues de la mer, et d’offrir, par la Normandie, province bien disposée, une fuite facile en Angleterre. Il en avait encore un autre, c’était de n’être qu’à vingt lieues de Paris. Le roi pouvait donc s’y rendre sans manquer à la loi constitutionnelle, et c’était beaucoup pour lui, car il tenait singulièrement à ne pas se mettre en état de contravention ouverte.
M. de Narbonne et la fille de Necker, madame Staël, imaginèrent aussi un projet de fuite. L’émigration, de son côté, proposa le sien : c’était de transporter le roi à Compiègne, et de là sur les bords du Rhin par la forêt des Ardennes. Chacun veut conseiller un roi faible, parce que chacun aspire à lui donner une volonté qu’il n’a pas. Tant d’inspirations contraires ajoutaient à l’indécision naturelle de Louis XVI, et ce prince malheureux, assiégé de conseils, frappé de la raison des uns, entraîné par la passion des autres, tourmenté de craintes sur le sort de sa famille, agité par les scrupules de sa conscience, hésitait entre mille projets, et voyait arriver le flot populaire sans oser ni le braver, ni le fuir.
Les députés girondins, qui avaient si hardiment abordé la question de la déchéance, demeuraient cependant incertains à la veille d’une insurrection ; quoique la cour fût presque désarmée, et que la toute-puissance se trouvât du côté du peuple, néanmoins l’approche des Prussiens, et la crainte qu’inspire toujours un ancien pouvoir, même après qu’il a été privé de ses forces, leur persuadèrent qu’il vaudrait encore mieux transiger avec la cour que de s’exposer aux chances d’une attaque. Dans le cas même où cette attaque serait heureuse, ils craignaient que l’arrivée très prochaine des étrangers ne détruisît tous les résultats d’une victoire sur le château, et ne fît succéder de terribles vengeances à un succès d’un moment. Cependant, malgré cette disposition à traiter, ils n’ouvrirent point de négociations à ce sujet, et n’osèrent pas prendre l’initiative ; mais ils écoutèrent un nommé Boze, peintre du roi, et très lié avec Thierry, valet de chambre de Louis XVI. Le peintre Boze, effrayé des dangers de la chose publique, les engagea à écrire ce qu’ils croiraient propre, dans cette extrémité, à sauver le roi et la liberté. Ils firent donc une lettre qui fut signée par Guadet, Gensonné, Vergniaud, et qui commençait par ces mots : Vous nous demandez, monsieur, quelle est notre opinion sur la situation actuelle de la France… Ce début prouve assez que l’explication avait été provoquée. Il n’était plus temps pour le roi, disaient à Boze les trois députés, de se rien dissimuler, et il s’abuserait étrangement s’il ne voyait pas que sa conduite était la cause de l’agitation générale, et de cette violence des clubs dont il se plaignait sans cesse ; de nouvelles protestations de sa part seraient inutiles et paraîtraient dérisoires ; au point où se trouvaient les choses, il ne fallait pas moins que des démarches décisives pour rassurer le peuple : tout le monde, par exemple, croyait fermement qu’il était au pouvoir du roi d’écarter les armées étrangères ; il fallait donc qu’il commençât par ordonner cet éloignement ; il devait ensuite choisir un ministère patriote, congédier Lafayette qui, dans l’état des choses, ne pouvait plus servir utilement ; rendre une loi pour l’éducation constitutionnelle du jeune dauphin, soumettre la liste civile à une comptabilité publique, et déclarer solennellement qu’il n’accepterait pour lui-même d’augmentation de pouvoir, que du consentement libre de la nation. À ces conditions, ajoutaient les Girondins, il était à espérer que l’irritation se calmerait, et qu’avec du temps et de la persévérance dans ce système, le roi recouvrerait la confiance qu’il avait aujourd’hui tout à fait perdue.
Certes, les Girondins se trouvaient alors bien près d’atteindre leur but, si véritablement ils avaient conspiré jusqu’à cet instant et depuis long-temps pour la réalisation d’une république ; et l’on voudrait qu’ils se fussent arrêtés tout à coup au moment de réussir, pour faire donner le ministère à trois de leurs amis ! Voilà ce qui ne peut être ; et il devient évident que là république ne fut désirée qu’en désespoir de la monarchie, que jamais elle ne fut un véritable projet, et que même, à la veille de l’obtenir, ceux qu’on accuse de l’avoir longuement préparée, ne voulaient pas sacrifier la chose publique au triomphe de ce système, et consentaient à garder la monarchie constitutionnelle, pourvu qu’elle fût entourée d’assez de sécurité. Les Girondins, en demandant l’éloignement des troupes, prouvaient assez que le danger actuel seul les occupait ; l’attention qu’ils donnaient à l’éducation du dauphin, prouve suffisamment encore que la monarchie n’était pas pour eux un avenir insupportable.
On a prétendu que Brissot, de son côté, avait fait des propositions pour empêcher la déchéance, et qu’il y avait mis la condition d’une somme très forte. Cette assertion est de Bertrand de Molleville, qui a toujours calomnié par deux raisons : méchanceté de cœur et fausseté d’esprit. Mais il n’en donne aucune preuve ; et la pauvreté connue de Brissot, sa conviction exaltée, doivent répondre pour lui. Il ne serait pas impossible sans doute que la cour eût donné de l’argent à l’adresse de Brissot, mais cela ne prouverait pas que l’argent eût été ou demandé ou reçu par lui. Le fait déjà rapporté plus haut sur la corruption de Pétion, promise à la cour par des escrocs, ce fait et beaucoup d’autres du même genre montrent assez quelle confiance il faut ajouter à ces accusations de vénalité, si souvent et si facilement hasardées. D’ailleurs, quoi qu’il en puisse être de Brissot, les trois députés Gensonné, Guadet, Vergniaud, n’ont pas même été accusés, et ils furent les seuls signataires de la lettre remise à Boze.
Le cœur ulcéré du roi était moins capable que jamais d’écouter leurs sages avis. Thierry lui présenta la lettre, mais il la repoussa durement, et fit ses deux réponses accoutumées, que ce n’était pas lui, mais le ministère patriote, qui avait provoqué la guerre ; et que, quant à la constitution, il l’observait fidèlement, tandis que les autres mettaient tous leurs soins à la détruire. Ces raisons n’étaient pas très-justes ; car, bien qu’il n’eût pas provoqué la guerre, ce n’en était pas moins un devoir pour lui de la bien soutenir ; et, quant à sa fidélité scrupuleuse à la lettre de la loi, c’était peu que l’observation du texte ; il fallait encore ne pas compromettre la chose même en appelant l’étranger.
Il faut sans doute attribuer à l’espérance qu’avaient les Girondins de voir leurs avis écoutés, les ménagemens qu’ils gardèrent lorsqu’on voulut soulever dans l’assemblée la question de la déchéance tous les jours agitée dans les clubs, dans les groupes et les pétitions. Chaque fois qu’ils venaient, au nom de la commission des douze, parler du danger de la patrie et des moyens d’y remédier : Remontez à la cause du danger, leur disait-on ; à la cause, répétaient les tribunes. Vergniaud, Brissot et les Girondins répondaient que la commission avait les yeux sur la cause, et que lorsqu’il en serait temps on la dévoilerait ; mais que pour le moment il fallait ne pas jeter encore un nouveau levain de discorde.
Mais il était décidé que tous les moyens et les projets de transaction échoueraient ; et la catastrophe, prévue et redoutée, arriva bientôt, comme nous le verrons ci-après.