Arrivée des marseillais à Paris ; dîner et scènes sanglantes aux Champs-Élysées. – Manifeste du duc de Brunswick. – Les sections de Paris demandent la déchéance du roi. – Le roi refuse de fuir. – L’assemblée rejette la proposition d’accuser Lafayette. – Préparatifs de l’insurrection ; moyens de défense du château. – Insurrection du 10 aout ; les faubourgs s’emparent des tuileries après un combat sanglant ; le roi se retire à l’assemblée ; suspension du pouvoir royal ; convocation d’une convention nationale.
À la suite d’une fête donnée aux fédérés, le comité insurrectionnel décida qu’on partirait le matin, 26 juillet, sur trois colonnes, pour se rendre au château, et qu’on marcherait avec le drapeau rouge, et avec cette inscription : Ceux qui tireront sur les colonnes du peuple seront mis à mort sur-le-champ. Le résultat devait être de constituer le roi prisonnier, et de l’enfermer à Vincennes. On avait engagé la garde nationale de Versailles à seconder ce mouvement ; mais on l’avait avertie si tard, et on était si peu d’accord avec elle, que ses officiers vinrent à la mairie de Paris, le matin même, pour savoir ce qu’il fallait faire. Le secret d’ailleurs fut si mal gardé, que la cour était déjà avertie, toute la famille royale debout, et le château plein de monde. Pétion, voyant que les mesures avaient été mal prises, craignant quelque trahison, et considérant surtout que les Marseillais n’étaient point encore arrivés, se rendit en toute hâte au faubourg, pour arrêter un mouvement qui devait perdre le parti populaire, s’il ne réussissait pas.
Le tumulte était affreux dans les faubourgs ; on y avait sonné le tocsin toute la nuit. Pour exciter le peuple, on avait répandu le bruit qu’il existait au château un amas d’armes qu’il fallait aller chercher. Pétion parvint avec beaucoup de peine à ramener l’ordre ; le garde-des-sceaux Champion de Cicé, qui s’y était rendu de son côté, y reçut des coups de sabre ; enfin le peuple consentit à se retirer, et l’insurrection fut ajournée.
Les querelles, les contestations de détail par lesquelles on prélude d’ordinaire à une rupture définitive, continuèrent sans interruption. Le roi avait fait fermer le jardin des Tuileries depuis le 20 juin. La terrasse des Feuillans, aboutissant à l’assemblée, était seule ouverte, et des sentinelles avaient la consigne de ne laisser passer personne de cette terrasse dans le jardin. Despréménil y fut rencontré s’entretenant vivement avec un député. Il fut hué, poursuivi dans le jardin, et porté jusqu’au Palais-Royal, où il reçut plusieurs blessures. Les consignes qui empêchaient de pénétrer dans le jardin ayant été violées, il fut question d’y suppléer par un décret. Cependant le décret ne fut pas rendu ; on proposa seulement d’y mettre un écriteau portant ces mots : Défense de passer sur le territoire étranger. L’écriteau fut placé, il suffit pour empêcher le peuple d’y mettre les pieds, quoique le roi eût fait lever les consignes. Ainsi les procédés n’étaient déjà plus ménagés. Une lettre de Nancy, par exemple, annonçait plusieurs traits civiques qui avaient eu lieu dans cette ville ; sur-le-champ l’assemblée en envoya copie au roi.
Enfin, le 30, les Marseillais arrivèrent. Ils étaient cinq cents, et comptaient dans leurs rangs tout ce que le Midi renfermait de plus exalté, et tout ce que le commerce amenait de plus turbulent dans le port de Marseille. Barbaroux se rendit au-devant d’eux à Charenton. À cette occasion, un nouveau projet fut concerté avec Santerre. Sous prétexte d’aller au-devant des Marseillais, on voulait réunir les faubourgs, se rendre ensuite en bon ordre au Carrousel, et y camper sans tumulte, jusqu’à ce que l’assemblée eût suspendu le roi, ou qu’il eût volontairement abdiqué. Ce projet plaisait aux philanthropes du parti, qui auraient voulu terminer cette révolution sans effusion de sang. Cependant il manqua, parce que Santerre ne réussit pas à réunir le faubourg, et ne put amener qu’un petit nombre d’hommes au-devant des Marseillais. Santerre leur offrit tout de suite un repas qui fut servi aux Champs-Élysées. Le même jour, et au même moment, une réunion de gardes nationaux du bataillon des Filles-Saint-Thomas, et d’autres individus, écrivains ou militaires, tous dévoués à la cour, faisaient un repas auprès du lieu où étaient fêtés les Marseillais. Certainement ce repas n’avait pu être préparé à dessein pour troubler celui des Marseillais, puisque l’offre faite à ces derniers avait été inopinée, car au lieu d’un festin on avait médité une insurrection. Cependant il était impossible que des voisins si opposés d’opinion achevassent paisiblement leur repas. La populace insulta les royalistes, qui voulurent se défendre ; les patriotes, appelés au secours de la populace, accoururent avec ardeur, et le combat s’engagea. Il ne fut pas long ; les Marseillais, fondant sur leurs adversaires, les mirent en fuite, en tuèrent un et en blessèrent plusieurs. Dans un moment, le trouble se répandit dans Paris. Les fédérés parcouraient les rues, et arrachaient les cocardes de ruban, prétendant qu’il les fallait en laine.
Quelques-uns des fugitifs arrivèrent tout sanglans aux Tuileries, où ils furent accueillis avec empressement, et traités avec des soins bien naturels, puisqu’on voyait en eux des amis victimes de leur dévouement. Les gardes nationaux qui étaient de service au château rapportèrent ces détails, y ajoutèrent peut-être, et ce fut l’occasion de nouveaux bruits, de nouvelles haines contre la famille royale et les dames de la cour, qui avaient, disait-on, essuyé avec leurs mouchoirs la sueur et le sang des blessés. On en conclut même que la scène avait été préparée, et ce fut le motif d’une nouvelle accusation contre les Tuileries.
La garde nationale de Paris demanda aussitôt l’éloignement des Marseillais ; mais elle fut huée par les tribunes, et sa pétition n’obtint aucun succès.
C’est au milieu de ces circonstances que fut répandu un écrit attribué au prince de Brunswick, et bientôt reconnu authentique. Nous avons déjà parlé de la mission de Mallet-du-Pan. Il avait donné au nom du roi l’idée et le modèle d’un manifeste ; mais cette idée fut bientôt dénaturée. Un autre manifeste, inspiré par les passions de Coblentz, et revêtu du nom de Brunswick, fut publié au-devant de l’armée prussienne. Cette pièce était conçue en ces termes :
« Leurs majestés l’empereur et le roi de Prusse m’ayant confié le commandement des armées combinées qu’ils ont fait rassembler sur les frontières de France, j’ai voulu annoncer aux habitans de ce royaume les motifs qui ont déterminé les mesures des deux souverains, et les intentions qui les guident.
« Après avoir supprimé arbitrairement les droits et possessions des princes allemands en Alsace et en Lorraine, troublé et renversé, dans l’intérieur, le bon ordre et le gouvernement légitime ; exercé contre la personne sacrée du roi et contre son auguste famille des attentats et des violences qui sont encore perpétués et renouvelés de jour en jour, ceux qui ont usurpé les rênes de l’administration ont enfin comblé la mesure en faisant déclarer une guerre injuste à sa majesté l’empereur, et en attaquant ses provinces situées en Pays-Bas ; quelques-unes des possessions de l’empire germanique ont été enveloppées dans cette oppression, et plusieurs autres n’ont échappé au même danger qu’en cédant aux menaces impérieuses du parti dominant et de ses émissaires.
« Sa majesté le roi de Prusse, uni avec sa majesté impériale par les liens d’une alliance étroite et défensive, et membre prépondérant lui-même du corps germanique, n’a donc pu se dispenser de marcher au secours de son allié et de ses co-états ; et c’est sous ce double rapport qu’il prend la défense de ce monarque et de l’Allemagne.
« À ces grands intérêts se joint encore un but également important, et qui tient à cœur aux deux souverains, c’est de faire cesser l’anarchie dans l’intérieur de la France, d’arrêter les attaques portées au trône et à l’autel, de rétablir le pouvoir légal, de rendre au roi la sûreté et la liberté dont il est privé, et de le mettre en état d’exercer l’autorité légitime qui lui est due.
« Convaincus que la partie saine de la nation française abhorre les excès d’une faction qui la subjugue, et que le plus grand nombre des habitans attend avec impatience le moment du secours pour se déclarer ouvertement contre les entreprises odieuses de leurs oppresseurs, sa majesté l’empereur et sa majesté le roi de Prusse les appellent et les invitent à retourner sans délai aux voies de la raison et de la justice, de l’ordre et de la paix. C’est dans ces vues que moi, soussigné, général commandant en chef les deux armées, déclare :
« 1° Qu’entraînées dans la guerre présente par des circonstances irrésistibles, les deux cours alliées ne se proposent d’autre but que le bonheur de la France sans prétendre s’enrichir par des conquêtes ;
« 2° Qu’elles n’entendent point s’immiscer dans le gouvernement intérieur de la France, mais qu’elles veulent uniquement délivrer le roi, la reine et la famille royale de leur captivité, et procurer à sa majesté très-chrétienne la sûreté nécessaire pour qu’elle puisse faire sans danger, sans obstacle, les convocations qu’elle jugera à propos, et travailler à assurer le bonheur de ses sujets, suivant ses promesses et autant qu’il dépendra d’elle ;
« 3° Que les armées combinées protégeront les villes, bourgs et villages, et les personnes et les biens de tous ceux qui se soumettront au roi, et qu’elles concourront au rétablissement instantané de l’ordre et de la police dans toute la France ;
« 4° Que les gardes nationales sont sommées de veiller provisoirement à la tranquillité des villes et des campagnes, à la sûreté des personnes et des biens de tous les Français jusqu’à l’arrivée des troupes de leurs majestés impériale et royale, ou jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, sous peine d’en être personnellement responsables ; qu’au contraire, ceux des gardes nationaux qui auront combattu contre les troupes des deux cours alliées, et qui seront pris les armes à la main, seront traités en ennemis, et punis comme rebelles à leur roi et comme perturbateurs du repos public.
« 5° Que les généraux, officiers, bas-officiers et soldats des troupes de ligne françaises sont également sommés de revenir à leur ancienne fidélité, et de se soumettre sur-le-champ au roi, leur légitime souverain ;
« 6° Que les membres des départemens, des districts et des municipalités, seront également responsables, sur leurs têtes et sur leurs biens, de tous les délits, incendies, assassinats, pillages et voies de fait qu’ils laisseront commettre ou qu’ils ne se seront pas notoirement efforcés d’empêcher dans leur territoire ; qu’ils seront également tenus de continuer provisoirement leurs fonctions jusqu’à ce que sa majesté très-chrétienne, remise en pleine liberté, y ait pourvu ultérieurement, ou qu’il en ait été autrement ordonné en son nom dans l’intervalle ;
« 7° Que les habitans des villes, bourgs et villages, qui oseraient se défendre contre les troupes de leurs majestés impériale et royale, et tirer sur elles, soit en rase campagne, soit par les fenêtres, portes et ouvertures de leurs maisons, seront punis sur-le-champ suivant la rigueur du droit de la guerre, et leurs maisons démolies ou brûlées. Tous les habitans, au contraire, desdites villes, bourgs et villages, qui s’empresseront de se soumettre à leur roi, en ouvrant leurs portes aux troupes de leurs majestés, seront à l’instant sous leur sauvegarde immédiate ; leurs personnes, leurs biens, leurs effets, seront sous la protection des lois ; et il sera pourvu à la sûreté générale de tous et de chacun d’eux ;
« 8° La ville de Paris et tous ses habitans, sans distinction, seront tenus de se soumettre sur-le-champ et sans délai au roi, de mettre ce prince en pleine et entière liberté, et de lui assurer, ainsi qu’à toutes les personnes royales, l’inviolabilité et le respect auxquels le droit de la nature et des gens oblige les sujets envers les souverains, leurs majestés impériale et royale rendant personnellement responsables de tous les évènemens, sur leur tête, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous les membres de l’assemblée nationale, du département, du district, de la municipalité et de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous autres qu’il appartiendra ; déclarant en outre, leurs dites majestés, sur leur foi et parole d’empereur et roi, que si le château des Tuileries est forcé ou insulté, que s’il est fait la moindre violence, le moindre outrage à leurs majestés le roi, la reine et la famille royale, s’il n’est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés coupables d’attentats, aux supplices qu’ils auront mérités. Leurs majestés impériale et royale promettent, au contraire, aux habitans de la ville de Paris d’employer leurs bons offices auprès de sa majesté très-chrétienne pour obtenir le pardon de leurs torts et de leurs erreurs, et de prendre les mesures les plus vigoureuses pour assurer leurs personnes et leurs biens, s’ils obéissent promptement et exactement à l’injonction ci-dessus.
« Enfin leurs majestés, ne pouvant reconnaître pour lois en France que celles qui émaneront du roi jouissant d’une liberté parfaite, protestent d’avance contre l’authenticité de toutes les déclarations qui pourraient être faites au nom de sa majesté très-chrétienne, tant que sa personne sacrée, celle de la reine et de toute la famille royale ne seront pas réellement en sûreté : à l’effet de quoi leurs majestés impériale et royale invitent et sollicitent sa majesté très-chrétienne de désigner la ville de son royaume la plus voisine de ses frontières dans laquelle elle jugera à propos de se retirer avec la reine et sa famille, sous une bonne et sûre escorte qui lui sera envoyée pour cet effet, afin que sa majesté très-chrétienne puisse en toute sûreté appeler auprès d’elle les ministres et les conseillers qu’il lui plaira de désigner, faire telles convocations qui lui paraîtront convenables, pourvoir au rétablissement du bon ordre, et régler l’administration de son royaume.
« Enfin je déclare et m’engage encore, en mon propre et privé nom, et en ma qualité susdite, de faire observer partout aux troupes confiées à mon commandement une bonne et exacte discipline, promettant de traiter avec douceur et modération les sujets bien intentionnés qui se montreront paisibles et soumis, et de n’employer la force qu’envers ceux qui se rendront coupables ou de résistance ou de mauvaise volonté.
« C’est par ces raisons que je requiers et exhorte tous les habitans du royaume, de la manière la plus forte et la plus instante, de ne pas s’opposer à la marche et aux opérations des troupes que je commande, mais de leur accorder plutôt partout une libre entrée et toute bonne volonté, aide et assistance que les circonstances pourront exiger.
« Donné au quartier-général de Coblentz, le 25 juillet 1792.
« Signé CHARLES-GUILLAUME-FERDINAND, duc de Brunswick-Lunebourg. »
Ce qui parut surtout étonnant dans cette déclaration, c’est que, datée du 25 de Coblentz, elle se trouva le 28 à Paris, et fut imprimée dans tous les journaux royalistes. Elle produisit un effet extraordinaire. Cet effet fut celui des passions sur les passions. On se promit de toutes parts de résister à un ennemi dont le langage était si hautain et les menaces si terribles. Dans l’état des esprits, il était naturel que le roi et la cour fussent accusés de cette nouvelle faute. Louis XVI s’empressa de désavouer le manifeste par un message, et il le pouvait sans doute de très-bonne foi, puisque cette pièce était si différente du modèle qu’il avait proposé ; mais il devait déjà voir par cet exemple combien sa volonté serait outre-passée par son parti, si ce parti était jamais vainqueur. Ni son désaveu, ni les expressions dont il l’accompagna, ne purent ramener l’assemblée. En parlant de ce peuple dont le bonheur lui avait toujours été cher, il ajoutait : « Que de chagrins pourraient être effacés par la plus légère marque de son retour ! »
Ces paroles touchantes n’excitèrent plus l’enthousiasme qu’elles avaient le don de produire autrefois ; on n’y vit qu’une perfidie de langage, et beaucoup de députés appuyèrent l’impression pour rendre public, dirent-ils, le contraste qui existait entre les paroles et la conduite du roi. Dès ce moment, l’agitation ne cessa pas de croître, et les circonstances de s’aggraver. On eut connaissance d’un arrêté par lequel le département des Bouches-du-Rhône retenait les impôts pour payer les troupes qu’il avait envoyées contre les Savoisiens, et accusait d’insuffisance les mesures prises par l’assemblée. C’était un acte dû aux inspirations de Barbaroux. L’arrêté fut cassé par l’assemblée, sans que l’exécution en pût être empêchée. On répandit en même temps que les Sardes, qui s’avançaient, étaient au nombre de cinquante mille. Il fallut que le ministre des relations extérieures vînt assurer lui-même à l’assemblée que les rassemblemens n’étaient tout au plus que de onze à douze mille hommes. À ce bruit en succéda un autre : on prétendit que le petit nombre des fédérés actuellement rendus à Soissons, avaient été empoisonnés avec du verre mêlé dans leur pain. On assurait même qu’il y avait déjà cent soixante morts et huit cents malades. On alla aux informations, et on apprit que les farines se trouvant dans une église, des vitres avaient été cassées, et que quelques morceaux de verre s’étaient trouvés dans le pain. Il n’y avait cependant ni morts, ni malades.
Le 25 juillet, un décret avait rendu toutes les sections de Paris permanentes. Elles s’étaient réunies, et avaient chargé Pétion de proposer en leur nom la déchéance de Louis XVI. Le 3 août au matin, le maire de Paris, enhardi par ce vœu, se présenta à l’assemblée pour faire une pétition au nom des quarante-huit sections de Paris. Il exposa la conduite de Louis XVI depuis l’ouverture de la révolution ; il retraça, dans le langage du temps, les bienfaits de la nation envers le roi, et l’ingratitude du monarque. Il dépeignit les dangers dont toutes les imaginations étaient frappées, l’arrivée de l’étranger, la nullité des moyens de défense, la révolte d’un général contre l’assemblée, l’opposition d’une foule de directoires de département, et les menaces terribles et absurdes faites au nom de Brunswick ; en conséquence il conclut à la déchéance du roi, et demanda à l’assemblée de mettre cette importante question à l’ordre du jour.
Cette grande proposition, qui n’avait encore été faite que par des clubs, des fédérés, des communes, venait d’acquérir un autre caractère en étant présentée au nom de Paris et par son maire. Elle fut accueillie plutôt avec étonnement qu’avec faveur dans la séance du matin. Mais le soir la discussion s’ouvrit, et l’ardeur d’une partie de l’assemblée se déploya sans retenue. Les uns voulaient qu’on discutât la question sur-le-champ, les autres qu’on l’ajournât. On finit par la remettre au jeudi 9 août, et on continua à recevoir et à lire des pétitions exprimant, avec plus d’énergie encore que celle du maire, le même vœu et les mêmes sentimens.
La section de Mauconseil, allant plus loin que les autres, ne se borna pas à demander la déchéance, mais la prononça de sa pleine autorité. Elle déclara qu’elle ne reconnaissait plus Louis XVI pour roi des Français, et qu’elle irait bientôt demander au corps législatif s’il voulait enfin sauver la France ; de plus, elle invita toutes les sections de l’empire (qu’elle n’appelait déjà plus le royaume) à imiter son exemple.
Comme on l’a déjà vu, l’assemblée ne suivait pas le mouvement insurrectionnel aussi vite que les autorités inférieures, parce que, chargée de veiller sur les lois, elle était obligée de les respecter davantage. Elle se trouvait ainsi fréquemment devancée par les corps populaires, et voyait le pouvoir s’échapper de ses mains. Elle cassa donc l’arrêté de la section de Mauconseil ; Vergniaud et Cambon employèrent les expressions les plus sévères contre cet acte, qu’ils appelèrent une usurpation de la souveraineté du peuple. Il paraît cependant que, dans cet acte, ils condamnaient moins la violation des principes que la précipitation des pétitionnaires, et surtout l’inconvenance de leur langage à l’égard de l’assemblée nationale.
Le terme de toutes les incertitudes approchait ; le même jour on se réunissait en même temps dans le comité insurrectionnel des fédérés, et chez les amis du roi, qui préparaient sa fuite. Le comité remit l’insurrection au jour où l’on discuterait la déchéance, c’est-à-dire au 9 août au soir, pour le 10 au matin. De leur côté, les amis du roi délibéraient sur sa fuite, dans le jardin de M. de Montmorin. MM. de Liancourt et de Lafayette y renouvelaient leurs offres. Tout était disposé pour le départ. Cependant on manquait d’argent ; Bertrand de Molleville avait inutilement épuisé la liste civile pour payer des clubs royalistes, des orateurs de tribunes, des orateurs de groupes, de prétendus séducteurs qui ne séduisaient personne, et gardaient pour eux les fonds de la cour. On suppléa au défaut d’argent par des prêts que des sujets généreux s’empressèrent de faire au roi. Les offres de M. de Liancourt ont déjà été rapportées ; il donna tout l’or qu’il avait pu se procurer. D’autres personnes fournirent celui qu’elles possédaient. Des amis dévoués se préparèrent à suivre la voiture qui transporterait la famille royale, et, s’il le fallait, à périr à ses côtés. Tout étant disposé, les conseillers réunis chez Montmorin résolurent le départ, après un conciliabule qui dura toute une soirée. Le roi, qui le vit immédiatement après, donna son consentement à cette résolution, et ordonna qu’on s’entendît avec MM. de Montciel et de Sainte-Croix. Quelles que fussent les opinions des hommes qui s’étaient réunis pour cette entreprise, c’était une grande joie pour eux de croire un moment à la prochaine délivrance du monarque.
Mais le lendemain tout était changé ; le roi fit répondre qu’il ne partirait point, parce qu’il ne voulait pas commencer la guerre civile. Tous ceux qui, avec des sentimens très-différens, s’intéressaient également à lui, furent consternés. Ils apprirent que le motif réel n’était pas celui qu’avait donné le roi. Le véritable était d’abord l’arrivée de Brunswick, annoncée comme très-prochaine ; ensuite l’ajournement de l’insurrection, et surtout le refus de la reine de se confier aux constitutionnels » Elle avait énergiquement exprimé sa répugnance, en disant qu’il valait mieux périr que de se mettre dans les mains de gens qui leur avaient fait tant de mal.
Ainsi, tous les efforts des constitutionnels et tous les dangers furent inutiles. Lafayette s’était gravement compromis. On savait qu’il avait décidé Luckner à marcher au besoin sur la capitale. Celui-ci, appelé auprès de l’assemblée, avait tout avoué au comité extraordinaire des douze. Le vieux Luckner était faible et mobile. Quand des mains d’un parti il passait dans celles d’un autre, il se laissait arracher l’aveu de tout ce qu’il avait entendu ou dit la veille, s’excusait ensuite de ses aveux en disant qu’il ne savait pas la langue française, pleurait et se plaignait de n’être entouré que de factieux. Guadet eut l’adresse de lui faire confesser les propositions de Lafayette ; et Bureau de Puzy, accusé d’en avoir été l’intermédiaire, fut mandé à la barre. C’était un des amis et des officiers de Lafayette ; il nia tout avec assurance, et avec un ton qui persuada que les négociations de son général lui étaient inconnues. La question de savoir si on mettrait Lafayette en accusation fut encore ajournée.
On approchait du jour fixé pour la discussion de la déchéance ; le plan de l’insurrection était arrêté et connu. Les Marseillais, quittant leur caserne trop éloignée, s’étaient transportés à la section des Cordeliers, où se tenait le club du même nom. Ils se trouvaient ainsi au centre de Paris, et très près du lieu de l’action. Deux officiers municipaux avaient été assez hardis pour faire distribuer des cartouches aux conjurés ; tout enfin était préparé pour le 10.
Le 8 on délibéra sur le sort de Lafayette. Une forte majorité le mit hors d’accusation. Quelques députés, irrités de l’acquittement, demandent l’appel nominal ; et, à cette seconde épreuve, quatre cent quarante-six voix ont le courage de se prononcer pour le général, contre deux cent vingt-quatre. Le peuple, soulevé à cette nouvelle, se réunit à la porte de la salle, insulte les députés qui sortent, et maltraite particulièrement ceux qui étaient connus pour appartenir au côté droit de l’assemblée, tels que Vaublanc, Girardin, Dumas, etc. De tous côtés on s’indigne contre la représentation nationale, et on répète à haute voix qu’il n’y a plus de salut avec une assemblée qui vient d’absoudre le traître Lafayette.
Le lendemain, 9 août, une agitation extraordinaire règne parmi les députés. Ceux qui avaient été insultés la veille se plaignent en personne ou par lettres. Lorsqu’on rapporte que M. Beaucaron allait être livré à la corde, un rire barbare éclate dans les tribunes. Quand on ajoute que M. de Girardin a été frappé, ceux même qui le savaient le mieux lui demandent avec ironie où et comment. « Eh ! ne sait-on pas, reprend noblement M. de Girardin, que les lâches ne frappent jamais que par derrière ! » Enfin, un membre réclame l’ordre du jour. Cependant l’assemblée décide que le procureur-syndic de la commune, Rœderer, sera mandé à la barre pour être chargé de garantir, sous sa responsabilité personnelle, la sûreté et l’inviolabilité des membres de l’assemblée.
On propose d’interpeller le maire de Paris et de l’obliger à déclarer, par oui ou par non, s’il peut assurer la tranquillité publique. Guadet réplique à cette proposition par celle d’interpeller aussi le roi, et de l’obliger à son tour à déclarer, par oui ou par non, s’il peut répondre de la sûreté et de l’inviolabilité du territoire.
Cependant, au milieu de ces propositions contraires, il était facile d’apercevoir que l’assemblée redoutait le moment décisif, et que les girondins eux-mêmes auraient mieux aimé obtenir la déchéance par une délibération, que de recourir à une attaque douteuse et meurtrière. Rœderer arrive sur ces entrefaites, et annonce qu’une section a décidé de sonner le tocsin, et de marcher sur l’assemblée et sur les Tuileries, si la déchéance n’est pas prononcée. Pétion entre à son tour ; il ne s’explique pas d’une manière positive, mais il avoue des projets sinistres ; il énumère les précautions prises pour prévenir les mouvemens dont on est menacé, et promet de se concerter avec le département pour adopter ses mesures, si elles lui paraissaient meilleures que celles de la municipalité.
Pétion, ainsi que tous ses amis girondins, préférait la déchéance prononcée par l’assemblée à un combat incertain contre le château. La majorité pour la déchéance étant presque assurée, il aurait voulu arrêter les projets du comité insurrectionnel. Il se présenta donc au comité de surveillance des Jacobins, et engagea Chabot à suspendre l’insurrection, en lui disant que les girondins avaient résolu la déchéance, et la convocation immédiate d’une convention nationale ; qu’ils étaient sûrs de la majorité, et qu’il ne fallait pas s’exposer à une attaque dont le résultat serait douteux. Chabot répondit qu’il n’y avait rien à espérer d’une assemblée qui avait absous le scélérat Lafayette ; que lui, Pétion, se laissait abuser par ses amis ; que le peuple avait enfin pris la résolution de se sauver lui-même, et que le tocsin sonnerait le soir même dans les faubourgs.
« Vous aurez donc toujours mauvaise tête ? reprit Pétion. Malheur à nous, si on s’insurge ! Je connais votre influence, mais j’ai aussi la mienne, et je l’emploierai contre vous. – Vous serez arrêté, répliqua Chabot, et on vous empêchera d’agir. »
Les esprits étaient en effet trop excités pour que les craintes de Pétion pussent être comprises, et que son influence pût s’exercer. Une agitation générale régnait dans Paris ; le tambour battait le rappel dans tous les quartiers ; les bataillons de la garde nationale se réunissaient et se rendaient à leurs postes, avec des dispositions très diverses. Les sections se remplissaient, non pas du plus grand nombre de citoyens, mais des plus ardens. Le comité insurrectionnel s’était formé sur trois points. Fournier et quelques autres étaient au faubourg Saint-Mareau ; Sainterre et Westermann occupaient le faubourg Saint-Antoine ; Danton, enfin, Camille Desmoulins, Carra, étaient aux Cordeliers avec le bataillon de Marseille. Barbaroux, après avoir placé des éclaireurs à l’assemblée et au château, avait disposé des courriers prêts à prendre la route du midi. Il s’était pourvu en outre d’une dose de poison, tant on était incertain du succès, et il attendait aux Cordeliers le résultat de l’insurrection. On ne sait où était Robespierre ; Danton avait caché Marat dans une cave de la section, et s’était ensuite emparé de la tribune des Cordeliers. Chacun hésitait, comme à la veille d’une grande résolution ; mais Danton, proportionnant l’audace à la gravité de l’événement, faisait retentir sa voix tonnante ; il énumérait ce qu’il appelait les crimes de la cour ; il rappelait la haine de celle-ci pour la constitution, ses paroles trompeuses, ses promesses hypocrites, toujours démenties par sa conduite, et enfin ses machinations évidentes pour amener l’étranger. « Le peuple, disait-il, ne peut plus recourir qu’à lui-même, car la constitution est insuffisante, et l’assemblée a absous Lafayette ; il ne reste donc plus que vous pour vous sauver vous-mêmes. Hâtez-vous donc, car cette nuit même, des satellites cachés dans le château doivent faire une sortie sur le peuple, et l’égorger avant de quitter Paris pour rejoindre Coblentz. Sauvez-vous donc ; aux armes ! aux armes ! »
Dans ce moment, un coup de fusil est tiré dans la cour du Commerce ; le cri aux armes devient bientôt général, et l’insurrection est proclamée. Il était alors onze heures et demie. Les Marseillais se forment à la porte des Cordeliers, s’emparent des canons, et se grossissent d’une foule nombreuse qui se range à leurs côtés. Camille Desmoulins et d’autres se précipitent pour aller faire sonner le tocsin ; mais ils ne trouvent pas la même ardeur dans les différentes sections. Ils s’efforcent de réveiller leur zèle ; bientôt elles se réunissent et nomment des commissaires, qui doivent aller à l’Hôtel-de-Ville déplacer l’ancienne municipalité, et s’emparer de tous les pouvoirs. Enfin on court aux cloches, on s’en empare de vive force, et le tocsin commence à sonner. Ce bruit lugubre retentit dans l’immense étendue de la capitale ; il se propage de rues en rues et d’édifices en édifices ; il appelle les députés, les magistrats, les citoyens, à leurs postes ; il arrive enfin au château, et vient y annoncer que la nuit fatale approche ; nuit terrible, nuit d’agitation et de sang, qui devait être pour le monarque la dernière passée dans le palais de ses pères !
Des émissaires de la cour venaient de lui apprendre qu’on touchait au moment de la catastrophe ; ils avaient rapporté le mot du président des Cordeliers, qui avait dit à ses gens qu’il ne s’agissait plus, comme au 20 juin, d’une simple promenade civique ; c’est-à-dire que si le 20 juin avait été la menace, le 10 août devait être le coup décisif. On n’en doutait plus en effet. Le roi, la reine, leurs deux enfans, leur sœur madame Élisabeth, ne s’étaient pas couchés, et après le souper avaient passé dans la salle du conseil, où se trouvaient tous les ministres et un grand nombre d’officiers supérieurs. On y délibérait, dans le trouble, sur les moyens de sauver la famille royale. Les moyens de résistance étaient faibles, ayant été presque anéantis, soit par les décrets de l’assemblée, soit par les fausses mesures de la cour elle-même.
La garde constitutionnelle, dissoute par un décret de l’assemblée, n’avait pas été remplacée par le roi, qui avait mieux aimé lui continuer ses appointemens que d’en former une nouvelle : c’étaient dix-huit cents hommes de moins au château.
Les régimens dont les dispositions avaient paru favorables au roi, pendant la dernière fédération, avaient été éloignés de Paris, par le moyen accoutumé des décrets.
Les Suisses n’avaient pu être éloignés, grâce à leurs capitulations ; mais on les avait privés de leur artillerie ; et la cour, lorsqu’elle fut un moment décidée à fuir dans la Normandie, y avait envoyé l’un de ces fidèles bataillons, sous le prétexte de veiller à l’arrivage des grains. Ce bataillon n’avait pas encore été rappelé. Quelques Suisses seulement, casernés à Courbevoie, étaient rentrés par l’autorisation de Pétion, et tous ensemble ne s’élevaient pas à plus de huit ou neuf cents hommes.
La gendarmerie venait d’être composée des anciens soldats des gardes-françaises, auteurs du 14 juillet.
Enfin la garde nationale n’avait ni les mêmes chefs, ni la même organisation, ni le même dévouement qu’au 6 octobre 1789. L’état-major, ainsi qu’on l’a vu, en avait été reconstitué. Une foule de citoyens s’étaient dégoûtés du service, et ceux qui n’avaient pas déserté leur poste étaient intimidés par la fureur de la populace. La garde nationale se trouvait donc, comme tous les corps de l’état, composée d’une nouvelle génération révolutionnaire. Elle se partageait, comme la France entière, en constitutionnels et républicains. Tout le bataillon des Filles-Saint-Thomas, et une partie de celui des Petits-Pères, étaient dévoués au roi ; les autres étaient indifférens ou ennemis. Les canonniers surtout, qui composaient la principale force, étaient républicains décidés. Les fatigues qu’imposait l’arme de ces derniers en avaient éloigné la riche bourgeoisie ; des serruriers, des forgerons se trouvaient ainsi maîtres des canons, et ils partageaient les sentimens du peuple, puisqu’ils en faisaient partie.
Ainsi il restait au roi huit ou neuf cents Suisses, et un peu plus d’un bataillon de la garde nationale.
On se souvient que, depuis la retraite de Lafayette, le commandement de la garde nationale passait alternativement, aux six chefs de légion. Il était échu ce jour-là au commandant Mandat, ancien militaire, mal vu à la cour à cause de ses opinions constitutionnelles, mais lui inspirant une entière confiance, par sa fermeté, ses lumières et son attachement à ses devoirs. Mandat, général en chef pendant cette nuit fatale, avait fait à la hâte les seules dispositions possibles.
Déjà le plancher de la grande galerie qui joint le Louvre au Tuileries avait été coupé dans une certaine étendue, pour interdire le passage aux assaillans. Mandat ne songea donc pas à protéger cette aile du palais, et porta tous ses soins du côté des cours et du jardin. Malgré le rappel, peu de gardes nationaux s’étaient réunis. Les bataillons ne s’étaient pas complétés, et les plus zélés se rendaient individuellement au château, où Mandat les avait enrégimentés et distribués conjointement avec les Suisses, dans les cours, le jardin et les appartemens. Il avait placé une pièce de canon dans la cour des Suisses, trois dans celle du milieu, et trois dans celle des Princes.
Ces pièces étaient malheureusement confiées aux canonniers de la garde nationale, et l’ennemi se trouvait ainsi dans la place. Mais les Suisses, pleins d’ardeur et de fidélité, les observaient de l’œil, prêts, au premier mouvement, à s’emparer des canons, et à jeter les canonniers eux-mêmes hors de l’enceinte du château.
Mandat avait placé en outre quelques postes avancés de gendarmerie à la colonnade du Louvre et à l’Hôtel-de-Ville. Mais cette gendarmerie, comme nous venons de le dire, était composée des anciens gardes-françaises.
À ces défenseurs du château il faut joindre une foule de vieux serviteurs, que leur âge ou leur modération avait empêchés d’émigrer, et qui, au moment du danger, étaient accourus, les uns pour s’absoudre de n’être point allés à Coblentz, les autres pour mourir généreusement à côté de leur prince. Ils s’étaient pourvus à la hâte de toutes les armes qu’ils avaient pu se procurer au château ; ils portaient de vieux sabres, des pistolets attachés à leur ceinture avec des mouchoirs, quelques-uns même avaient pris les pelles et les pincettes des cheminées : ainsi les plaisanteries ne furent pas oubliées dans ce sinistre moment, où la cour aurait dû être sérieuse au moins une fois. Cette affluence de personnes inutiles, loin de pouvoir servir, offusquait la garde nationale, qui s’en défiait, et ne faisait qu’ajouter à la confusion, déjà trop grande.
Tous les membres du directoire du département s’étaient rendus au château. Le vertueux duc de Larochefoucauld s’y trouvait ; Rœderer, le procureur-syndic, y était aussi ; on avait mandé Pétion, qui arriva avec deux officiers municipaux. On obligea Pétion de signer l’ordre de repousser la force par la force, et il le signa pour ne pas paraître le complice des insurgés. On s’était réjoui de le posséder au château, et de tenir en sa personne un otage cher au peuple. L’assemblée, avertie de ce dessein, l’appela à la barre par un décret ; le roi, auquel on conseillait de le retenir, ne le voulut pas, et il sortit ainsi des Tuileries sans aucun obstacle.
L’ordre de repousser la force par la force une fois obtenu, divers avis furent ouverts sur la manière d’en user. Dans cet état d’exaltation, plus d’un projet insensé dut s’offrir aux esprits. Il en était un assez hardi, et qui probablement aurait pu réussir ; c’était de prévenir l’attaque en dissipant les insurgés qui n’étaient pas encore très-nombreux et qui, avec les Marseillais, formaient tout au plus une masse de quelques mille hommes. Dans ce moment, en effet, le faubourg Saint-Marceau n’était pas encore réuni ; Santerre hésitait au faubourg Saint-Antoine ; Danton seul et les Marseillais avaient osé se rassembler aux Cordeliers, et ils attendaient avec impatience, au pont Saint-Michel, l’arrivée des autres assaillans.
Une sortie vigoureuse aurait pu les dissiper ; et, dans ce moment d’hésitation, un mouvement de terreur aurait infailliblement empêché l’insurrection. Mandat donna un autre plan plus sûr et plus légal, c’était d’attendre la marche des faubourgs, mais de les attaquer sur deux points décisifs dès qu’ils seraient en mouvement. Il voulait d’abord que, lorsque les uns déboucheraient sur la place de l’Hôtel-de-Ville, par l’arcade Saint-Jean, on les chargeât à l’improviste, et qu’on fît de même au Louvre contre ceux qui viendraient par le Pont-Neuf, le long du quai des Tuileries. Il avait à cet effet ordonné à la gendarmerie placée à la colonnade de laisser défiler les insurgés, et de les charger ensuite en queue, quand la gendarmerie placée au Carrousel fondrait sur eux par les guichets du Louvre et les attaquerait en tête. Le succès de pareils moyens était presque certain. Déjà les commandans de divers postes, et notamment celui de l’Hôtel-de-Ville, avaient reçu de Mandat les ordres nécessaires.
On a déjà vu qu’une nouvelle municipalité venait d’être formée à l’Hôtel-de-Ville. Danton et Manuel avaient été les seuls membres conservés. L’ordre de Mandat est montré à cette municipalité insurrectionnelle. Sur-le-champ elle somme le commandant de comparaître à l’Hôtel-de-Ville. La sommation est portée au château, où l’on ignorait la composition de la nouvelle commune. Mandat hésite ; mais ceux qui l’entourent, et les membres eux-mêmes du département, ne sachant pas ce qui s’était passé, et pensant qu’il ne fallait pas encore enfreindre la loi par un refus de comparaître, l’engagent à obéir. Mandat se décide ; il remet à son fils, qui était avec lui au château, l’ordre de repousser la force par la force, signé de Pétion, et il se rend à la sommation de la municipalité. Il était environ quatre heures du matin. À peine est-il arrivé à l’Hôtel-de-Ville, qu’il est surpris d’y trouver une autorité nouvelle. Aussitôt on l’entoure, on l’interroge sur l’ordre qu’il avait donné, on le renvoie ensuite, et en le renvoyant le président fait un geste sinistre qui devient un arrêt de mort. En effet, le malheureux commandant est à peine sorti, qu’on s’empare de lui, et qu’il est renversé d’un coup de pistolet. On le dépouille de ses vêtemens, sans y trouver l’ordre remis à son fils, et son corps est jeté à la rivière, où tant d’autres cadavres allaient bientôt le suivre.
Cet acte sanglant paralysa tous les moyens de défense du château, détruisit toute unité, et empêcha l’exécution du plan de défense. Cependant tout n’était pas perdu encore, et l’insurrection n’était pas entièrement formée. Les Marseillais, après avoir attendu impatiemment le faubourg Saint-Antoine, qui n’arrivait pas, avaient cru un instant la journée manquée. Mais Westermann, portant l’épée sur la poitrine de Santerre, l’avait obligé à marcher. Les faubourgs étaient alors successivement arrivés, les uns par la rue Saint-Honoré, les autres par le Pont-Neuf, le Pont-Royal et les guichets du Louvre. Les Marseillais marchaient en tête des colonnes, avec les fédérés bretons, et ils avaient pointé leurs pièces sur le château. Au grand nombre des insurgés, qui grossissait à chaque instant, s’était jointe une multitude de curieux ; et l’ennemi paraissait encore plus considérable qu’il ne l’était réellement. Tandis qu’on se portait au château, Santerre était accouru à l’Hôtel-de-Ville pour se faire nommer commandant en chef de la garde nationale ; et Westermann était resté sur le champ de bataille pour diriger les assaillans. Il y avait donc partout une confusion extraordinaire, à tel point que Pétion qui, d’après le plan arrêté, aurait dû être gardé chez lui par une force insurrectionnelle, attendait encore la garde qui devait mettre sa responsabilité à couvert par une contrainte apparente. Il envoya lui-même à l’Hôtel-de-Ville, et on plaça enfin quelque cent hommes à sa porte, pour qu’il parût en état d’arrestation.
Le château était en ce moment tout-à-fait assiégé. Les assaillans étaient sur la place ; et à la faveur du jour naissant, on les voyait à travers les vieilles portes des cours, on les apercevait des fenêtres, on découvrait leur artillerie pointée sur le château, on entendait leurs cris confus et leurs chants menaçans. On avait voulu revenir au projet de les prévenir ; mais quand on eut appris la mort de Mandat, les ministres et le département furent d’avis d’attendre l’attaque pour se laisser forcer dans les limites de la loi.
Rœderer venait de parcourir les rangs de cette garnison, et de faire aux Suisses et aux gardes nationaux la proclamation légale, qui leur défendait d’attaquer, mais qui leur enjoignait de repousser la force par la force. On engagea le roi à faire lui-même la revue des serviteurs qui se préparaient à le défendre. Ce malheureux prince avait passé la nuit à écouter les avis divers qui se croisaient autour de lui, et dans les rares momens de relâche, il avait prié le ciel pour sa royale épouse, pour ses enfans et sa sœur, objets de toutes ses craintes. « Sire, lui dit la reine avec énergie, c’est le moment de vous montrer. » On assure même, qu’arrachant un pistolet à la ceinture du vieux d’Affry, elle le présenta vivement au roi. Les yeux de la princesse étaient rouges de larmes, mais son front semblait relevé, sa narine était gonflée par la colère et la fierté. Quant au roi, il ne craignait rien pour sa personne, il montrait même un grand sang-froid dans ce péril extrême ; mais il était alarmé pour sa famille, et la douleur de la voir si exposée avait altéré ses traits. Il se présenta néanmoins avec fermeté. Il avait un habit violet, il portait une épée, et sa coiffure, qui n’avait pas été réparée depuis la veille, était à moitié en désordre. En paraissant au balcon, il aperçut, sans être ému, une artillerie formidable pointée sur le château. Sa présence excita encore quelques restes d’enthousiasme ; les bonnets des grenadiers furent tout à coup élevés sur la pointe des sabres et des baïonnettes ; l’antique cri de Vive le roi ! retentit une dernière fois sous les voûtes du château paternel. Un dernier reste de courage se ranima, les cœurs abattus se réchauffèrent ; on eut encore un moment de confiance et d’espoir. C’est dans cet instant qu’arrivèrent quelques nouveaux bataillons de la garde nationale, formés plus tard que les autres, et qui se rendaient à l’ordre précédemment donné par Mandat. Ils entrèrent à l’instant où les cris de Vive le roi ! retentissaient dans la cour. Les uns se joignirent à ceux qui saluaient ainsi la présence du monarque ; les autres, qui n’étaient pas du même sentiment, se crurent en danger, et se rappelant toutes les fables populaires qu’on avait débitées, s’imaginèrent qu’ils allaient être livrés aux chevaliers du poignard. Ils s’écrièrent aussitôt que le scélérat de Mandat les avait trahis, et ils excitèrent une espèce de tumulte. Les canonniers, imitant cet exemple, tournèrent leurs pièces contre la façade du château. Une dispute s’engagea aussitôt avec les bataillons dévoués ; les canonniers furent désarmés et remis à un détachement ; on dirigea vers les jardins les nouveaux arrivans.
Le roi, dans cet instant, après s’être montré au balcon, descendait l’escalier pour faire la revue dans les cours. On annonce son arrivée : chacun reprend ses rangs ; il les traverse avec une contenance tranquille, et en promenant sur tout le monde des regards expressifs qui pénétraient les cœurs. S’adressant aux soldats, il leur dit, avec une voix assurée, qu’il était touché de leur dévouement, qu’il serait à leurs côtés, et qu’en le défendant lui-même, ils défendaient leurs femmes et leurs enfans. Il passe ensuite sous le vestibule pour se rendre dans le jardin ; mais au même instant, il entend le cri à bas le veto, poussé par un des bataillons qui venaient d’entrer. Deux officiers, placés à côté de lui, veulent alors l’empêcher de faire la revue dans le jardin ; d’autres l’engagent à aller visiter le poste du Pont-Tournant ; il y consent avec courage. Mais il est obligé de passer le long de la terrasse des Feuillans, chargée de peuple. Pendant ce trajet, il n’est séparé de la foule furieuse que par un ruban tricolore ; il s’avance cependant, et reçoit toutes sortes d’insultes et d’outrages ; il voit même les bataillons défiler devant lui, parcourir le jardin, et en sortir sous ses yeux, pour aller se réunir aux assaillans sur la place du Carrousel.
Cette désertion, celle des canonniers, les cris à bas le veto, avaient ôté toute espérance au roi. Dans ce même moment, les gendarmes réunis à la colonnade du Louvre et ailleurs s’étaient ou dispersés ou réunis au peuple. De son côté, la garde nationale qui occupait les appartemens, et sur laquelle on croyait pouvoir compter, était mécontente de se trouver avec les gentilshommes, et paraissait se défier d’eux. La reine la rassura. « Grenadiers, s’écria-t-elle en montrant ces gentilshommes, ce sont vos compagnons ; ils viennent mourir à vos côtés. » Cependant, malgré ce courage apparent, le désespoir était dans son âme. Cette revue avait tout perdu, et elle se plaignait que le roi n’eût montré aucune énergie. Il faut le répéter, ce malheureux prince ne craignait rien pour lui-même ; il avait en effet refusé de se revêtir d’un plastron, comme au 14 juillet, disant qu’en un jour de combat, il devait être découvert comme le dernier de ses serviteurs. Le courage ne lui manquait donc pas, et depuis il en montra un assez noble, assez élevé ; mais il lui manquait l’audace de l’offensive ; il lui manquait d’être plus conséquent, et par exemple, de ne pas craindre l’effusion du sang, lorsqu’il consentait à l’arrivée de l’étranger en France. Il est certain, comme on l’a souvent dit, que s’il fût monté à cheval, et qu’il eût chargé à la tête des siens, l’insurrection aurait été dissipée.
Dans ce moment, les membres du département voyant le désordre général du château, et désespérant du succès de la résistance, se présentèrent au roi, et lui conseillèrent de se retirer au sein de l’assemblée. Ce conseil, tant de fois calomnié, comme tous ceux qu’on donne aux rois et qui ne réussissent pas, était le seul convenable dans le moment. Par cette retraite toute effusion de sang était prévenue, et la famille royale échappait à une mort presque certaine, si le palais était pris d’assaut. Dans l’état où se trouvaient les choses, le succès de cet assaut n’était pas douteux, et l’eût-il été, le doute suffisait pour qu’on évitât de s’y exposer.
La reine s’opposa vivement à ce projet. « Madame, lui dit Rœderer, vous exposez la vie de votre époux et celle de vos enfans : songez à la responsabilité dont vous vous chargez. » L’altercation fut assez vive ; enfin le roi se décida à se retirer dans l’assemblée ; et d’un air résigné : « Partons, dit-il à sa famille et à ceux qui l’entouraient. – Monsieur, dit la reine à Rœderer, vous répondez de la vie du roi et de mes enfans. – Madame, répliqua le procureur-syndic, je réponds de mourir à leurs côtés, mais je ne promets rien de plus. »
On se mit alors en marche pour se rendre à l’assemblée, par le jardin, la terrasse des Feuillans et la cour du Manége. Tous les gentilshommes et les serviteurs du château se précipitaient pour suivre le roi, et ils pouvaient le compromettre en irritant le peuple et en indisposant l’assemblée par leur présence. Rœderer faisait de vains efforts pour les arrêter, et leur répétait de toutes ses forces qu’ils allaient faire égorger la famille royale. Il parvint enfin à en écarter un grand nombre, et on partit. Un détachement de Suisses et de gardes nationaux accompagnèrent la famille royale. Une députation de l’assemblée vint la recevoir pour la conduire dans son sein. Dans ce moment, l’affluence fut si grande, que la foule était impénétrable. Un grenadier d’une haute taille se saisit du dauphin, et, l’élevant dans ses bras, traverse la multitude en le portant au-dessus de sa tête. La reine, à cette vue, croit qu’on lui enlève son fils, et pousse un cri ; mais on la rassure ; le grenadier entre, et vient déposer le royal enfant sur le bureau de l’assemblée.
Le roi et sa famille pénètrent alors, suivis de deux ministres. « Je viens, dit Louis XVI, pour éviter un grand crime, et je pense, messieurs, que je ne saurais être plus en sûreté qu’au milieu de vous. »
Vergniaud présidait ; il répond au monarque qu’il peut compter sur la fermeté de l’assemblée nationale, et que ses membres ont juré de mourir en défendant les autorités constituées.
Le roi s’assied à côté du président ; mais sur l’observation de Chabot, que sa présence peut nuire à la liberté des délibérations, on le place dans la loge du journaliste chargé de recueillir les séances. On en détruit la grille de fer, pour que, si la loge était envahie, il pût, avec sa famille, se précipiter sans obstacle dans l’assemblée. Le prince aide de ses mains à ce travail ; la grille est renversée, et les outrages, les menaces peuvent arriver plus librement dans le dernier asile du monarque détrôné.
Rœderer fait alors le récit de ce qui s’est passé ; il dépeint la fureur de la multitude, et les dangers auxquels est exposé le château, dont les cours ont déjà été envahies. L’assemblée ordonne que vingt de ses commissaires iront calmer le peuple. Les commissaires partent. Tout à coup on entend une décharge de canons. La consternation se répand dans la salle. « Je vous avertis, dit le roi, que je viens de défendre aux Suisses de tirer. » Mais les coups de canon sont entendus de nouveau ; le bruit de la mousqueterie s’y joint ; le trouble est à son comble. Bientôt on annonce que les commissaires députés par l’assemblée ont été dispersés. Au même instant la porte de la salle est attaquée, et retentit de coups effrayans ; des citoyens armés se montrent à l’une des entrées. « Nous sommes forcés », s’écrie un officier municipal. Le président se couvre ; une foule de députés se précipitent de leur siége pour écarter les assaillans ; enfin le tumulte s’apaise, et au bruit non interrompu de la mousqueterie et du canon, les députés crient vive la nation, la liberté, l’égalité !
Le combat le plus meurtrier s’était engagé au château. Le roi l’ayant quitté, on avait cru naturellement que le peuple ne s’acharnerait plus contre une demeure abandonnée : d’ailleurs, le trouble où l’on était empêchait de s’en occuper, et on n’avait donné aucun ordre pour le faire évacuer. Seulement on fit rentrer dans l’intérieur du palais toutes les troupes qui occupaient les cours, et elles se trouvèrent confusément répandues dans les appartemens, avec les domestiques, les gentilshommes et les officiers. La foule était immense au château, et on pouvait à peine s’y mouvoir, malgré sa vaste étendue.
Le peuple, qui peut-être ignorait le départ du roi, après avoir attendu assez long-temps devant le guichet principal, attaque enfin la porte, l’enfonce à coups de hache, et se précipite dans la cour Royale. Il se forme alors en colonne, et tourne contre le château les pièces de canon imprudemment laissées dans la cour après la retraite des troupes. Cependant les assaillans n’attaquent pas encore. Ils font des démonstrations amicales aux soldats qui étaient aux fenêtres : « Livrez-nous le château, s’écrient-ils, et nous sommes amis. » Les Suisses témoignent des intentions pacifiques, et jettent des cartouches par les fenêtres. Quelques assiégeans, plus hardis, se détachent des colonnes et s’avancent jusque sous le vestibule du château. Au pied du grand escalier on avait placé une pièce de bois en forme de barricade, derrière laquelle étaient retranchés, pêle-mêle, des Suisses et des gardes nationaux. Ceux qui, du dehors, étaient parvenus jusque-là, voulaient pénétrer plus loin et enlever la barrière. Après une contestation assez longue, qui cependant n’amène pas encore de combat, la barrière est enlevée. Alors les assaillans s’introduisent dans l’escalier, en répétant qu’il faut que le château leur soit livré. On assure que dans ce moment des hommes à piques, restés dans la cour, s’emparent avec des crochets des sentinelles suisses placées en dehors, et les égorgent ; on ajoute qu’un coup de fusil est tiré contre les fenêtres, et que les Suisses, indignés, répondent en faisant feu. Aussitôt en effet, une décharge terrible retentit dans le château, et ceux qui y avaient pénétré, fuient en criant qu’ils sont trahis. Il est difficile, de bien savoir, au milieu de cette confusion, de quel côté sont partis les premiers coups. Les assaillans ont prétendu s’être avancés amicalement, et une fois engagés dans le château avoir été surpris et fusillés par trahison ; c’est peu vraisemblable, car les Suisses n’étaient pas dans une situation à provoquer le combat. N’ayant plus, aucun devoir de se battre, depuis le départ du roi, ils ne devaient songer qu’à se sauver, et une trahison n’en était pas le moyen. D’ailleurs, quand même l’agression pourrait changer quelque chose au caractère moral de ces évènemens, il faudrait convenir que la première et réelle agression, c’est-à-dire l’attaque du château, venait des insurgés. Le reste n’était plus qu’un accident inévitable, et imputable au hasard seul. Quoi qu’il en soit, ceux qui s’étaient introduits dans le vestibule et dans le grand escalier, entendent tout à coup la décharge, et tandis qu’ils fuient, ils reçoivent dans l’escalier même une grêle de balles. Les Suisses descendent alors en bon ordre ; et, arrivés aux dernières marches, ils débouchent par le vestibule de la cour Royale. Là, ils s’emparent d’une des pièces de canon qui étaient dans la cour ; et, malgré un feu terrible, ils la tournent et la déchargent sur les Marseillais, dont ils renversent un grand nombre. Les Marseillais se replient alors, et, le feu continuant, ils abandonnent la cour. La terreur se répand aussitôt parmi le peuple, qui fuit de tout côté, et regagne les faubourgs. Si, dans ce moment, les Suisses avaient poursuivi leurs avantages, si les gendarmes placés au Louvre, au lieu de déserter leur poste, avaient chargé les assiégeans repoussés, c’en était fait, et la victoire restait au château.
Mais dans ce moment arriva l’ordre du roi, confié à M. d’Hervilly, et portant défense de faire feu. M. d’Hervilly parvient sous le vestibule au moment où les Suisses venaient de repousser les assiégeans. Il les arrête, et leur enjoint, de la part du roi, de le suivre à l’assemblée. Les Suisses alors, en assez grand nombre, suivent M. d’Hervilly aux Feuillans, au milieu des décharges les plus meurtrières. Le château se trouve ainsi privé de la majeure partie de ses défenseurs. Il reste cependant encore, soit dans l’escalier, soit dans les appartemens, un assez grand nombre de malheureux Suisses, auxquels l’ordre n’est point parvenu, et qui bientôt vont être exposés, sans moyens de résistance, aux plus terribles dangers.
Pendant ce temps, les assiégeans s’étaient ralliés. Les Marseillais, unis aux Bretons, s’indignaient d’avoir cédé ; ils se raniment et reviennent à la charge, pleins de fureur Westermann, qui depuis montra des talens véritables, dirige leurs efforts avec intelligence, ils se précipitent avec ardeur, tombent en grand nombre, mais arrivent enfin sous le vestibule, franchissent l’escalier, et se rendent maîtres du château. La populace à piques s’y précipite à leur suite, et le reste de cette scène n’est bientôt plus qu’un massacre. Les malheureux Suisses implorent en vain leur grâce en jetant leurs armes ; ils sont impitoyablement égorgés. Le feu est mis au château ; les serviteurs qui le remplissent sont poursuivis ; les uns fuient, les autres sont immolés. Dans le nombre, il y a des vainqueurs généreux : « Grâce aux femmes ! s’écrie l’un d’entre eux ; ne déshonorez pas la nation ! » Et il sauve des dames de la reine, qui étaient à genoux, en présence des sabres levés sur leur tête. Il y eut des victimes courageuses ; il y en eut d’ingénieuses à se sauver, quand il n’y avait plus de courage à se défendre ; il y eut même, chez ces vainqueurs furieux, des mouvemens de probité ; et l’or trouvé au château, soit vanité populaire, soit le désintéressement qui naît de l’exaltation, fut rapporté à l’assemblée.
L’assemblée était demeurée dans l’anxiété, attendant l’issue du combat. Enfin à onze heures, on entend les cris de victoire mille fois répétés. Les portes cèdent sous l’effort d’une multitude ivre de joie et de fureur. La salle est remplie des débris qu’on y apporte, des Suisses qu’on a faits prisonniers, et auxquels on accorde la vie, pour faire hommage à l’assemblée de cette clémence populaire. Pendant ce temps, le roi et sa famille, retirés dans l’étroite loge d’un journaliste, assistaient à la ruine de leur trône et à la joie de leurs vainqueurs. Vergniaud avait quitté un instant la présidence pour rédiger le décret de la déchéance ; il rentre, et l’assemblée rend ce décret célèbre, d’après lequel :
Louis XVI est provisoirement suspendu de la royauté ;
Un plan d’éducation est ordonné pour le prince royal ;
Une convention nationale est convoquée.
Était-ce donc un projet longuement arrêté que celui de ruiner la monarchie, puisqu’on ne faisait que suspendre le roi, et qu’on préparait l’éducation du prince ? Avec quelle crainte, au contraire, ne touchait-on pas à cet antique pouvoir ? Avec quelle espèce d’hésitation n’approchait-on pas de ce vieux tronc, sous lequel les générations françaises avaient été tour à tour heureuses ou malheureuses, mais sous lequel enfin elles avaient vécu ?
Cependant l’imagination publique est prompte ; peu de temps lui devait suffire pour dépouiller les restes d’un antique respect ; et la monarchie suspendue allait être bientôt la monarchie détruite. Elle allait périr, non dans la personne d’un Louis XI, d’un Charles IX, d’un Louis XIV, mais dans celle de Louis XVI, l’un des rois les plus honnêtes qui se soient assis sur le trône.