Exposition des motifs qui ont déterminé l’assemblée nationale à déclarer, sur la proposition formelle du roi, qu’il y a lieu de déclarer la guerre au roi de Bohême et de Hongrie, par M. Condorcet. (Séance du 22 avril 1792.)
« Forcé de consentir à la guerre par la plus impérieuse nécessité, l’assemblée nationale n’ignore pas qu’on l’accusera de l’avoir volontairement accélérée ou provoquée.
« Elle sait que la marche insidieuse de la cour de Vienne n’a eu d’autre objet que de donner une ombre de vraisemblance à cette imputation, dont les puissances étrangères ont besoin pour cacher à leurs peuples les motifs réels de l’attaque injuste préparée contre la France ; elle sait que ce reproche sera répété par les ennemis intérieurs de notre constitution et de nos lois, dans l’espérance criminelle de ravir la bienveillance publique aux représentans de la nation.
« Une exposition simple de leur conduite est leur unique réponse, et ils l’adressent avec une confiance égale aux étrangers et aux Français, puisque la nature a mis au fond du cœur de tous les hommes les sentimens de la même justice.
« Chaque nation a seule le pouvoir de se donner des lois, et le droit inaliénable de les changer. Ce droit n’appartient à aucune, ou leur appartient à toutes avec une entière égalité : l’attaquer dans une seule, c’est déclarer qu’on ne le reconnaît dans aucune autre ; vouloir le ravir par la force à un peuple étranger, c’est annoncer qu’on ne le respecte pas dans celui dont on est le citoyen ou le chef ; c’est trahir sa patrie ; c’est se proclamer l’ennemi du genre humain ! La nation française devait croire que des vérités si simples seraient senties par tous les princes, et que, dans le dix-huitième siècle, personne n’oserait leur opposer les vieilles maximes de la tyrannie : son espérance a été trompée ; une ligue a été formée contre son indépendance, et elle n’a eu que le choix d’éclairer ses ennemis sur la justice de sa cause, ou de leur opposer la force des armes.
« Instruite de cette ligue menaçante, mais jalouse de conserver la paix, l’assemblée nationale a d’abord demandé quel était l’objet de ce concert entre des puissances si long-temps rivales, et on lui a répondu qu’il avait pour motif le maintien de la tranquillité générale, la sûreté et l’honneur des couronnes, la crainte de voir se renouveler les événemens qu’ont présentés quelques époques de la révolution française.
« Mais comment la France menacerait-elle la tranquillité générale, puisqu’elle a pris la résolution solennelle de n’entreprendre aucune conquête, de n’attaquer la liberté d’aucun peuple ; puisqu’au milieu de cette lutte longue et sanglante qui s’est élevée dans les Pays-Bas et dans les états de Liége, entre les gouvernemens et les citoyens, elle a gardé la neutralité la plus rigoureuse ?
« Sans doute la nation française a prononcé hautement que la souveraineté n’appartient qu’au peuple, qui, borné dans l’exercice de sa volonté suprême par les droits de la postérité, ne peut déléguer de pouvoir irrévocable ; sans doute elle a hautement reconnu qu’aucun usage, aucune loi expresse, aucun consentement, aucune convention, ne peuvent soumettre une société d’hommes à une autorité qu’ils n’auraient pas le droit de reprendre : mais quelle idée les princes se feraient-ils donc de la légitimité de leur pouvoir, ou de la justice avec laquelle ils l’exercent, s’ils regardaient l’énonciation de ces maximes comme une entreprise contre la tranquillité de leurs états ?
Diront-ils que cette tranquillité pourrait être troublée par les ouvrages, par les discours de quelques Français ? ce serait encore exiger à main armée une loi contre la liberté de la presse, ce serait déclarer la guerre aux progrès de la raison, et quand on sait que partout la nation française a été impunément outragée ; que les presses des pays voisins n’ont cessé d’inonder nos départemens d’ouvrages destinés à solliciter la trahison, à conseiller la révolte ; quand on se rappelle les marques de protection ou d’intérêt prodiguées à leurs auteurs, croira-t-on qu’un amour sincère de la paix, et non la haine de la liberté, ait dicté ces hypocrites reproches ?
« On a parlé de tentatives faites par les Français pour exciter les peuples voisins à briser leurs fers, à réclamer leurs droits… Mais les ministres qui ont répété ces imputations, sans oser citer un seul fait qui les appuyât, savaient combien elles étaient chimériques ; et, ces tentatives eussent-elles été réelles, les puissances qui ont souffert les rassemblemens de nos émigrés, qui leur ont donné des secours, qui ont reçu leurs ambassadeurs, qui les ont publiquement admis dans leurs conférences, qui ne rougissent point d’appeler les Français à la guerre civile, n’auraient pas conservé le droit de se plaindre ; ou bien il faudrait dire qu’il est permis d’étendre la servitude, et criminel de propager la liberté, que tout est légitime contre les peuples, que les rois seuls ont de véritables droits. Jamais l’orgueil du trône n’aurait insulté avec plus d’audace à la majesté des nations !
« Le peuple français, libre de fixer la forme de sa constitution, n’a pu blesser, en usant de ce pouvoir, ni la sûreté ni l’honneur des couronnes étrangères. Les chefs des autres pays mettraient-ils donc au nombre de leurs prérogatives le droit d’obliger la nation française à donner au chef de son gouvernement un pouvoir égal à celui qu’eux-mêmes exercent dans leurs états ? Voudraient-ils, parce qu’ils ont des sujets, empêcher qu’il existât ailleurs des hommes libres ? Et comment n’apercevraient-ils pas qu’en permettant tout pour ce qu’ils appellent la sûreté des couronnes, ils déclarent légitime tout ce qu’une nation pourrait entreprendre en faveur de la liberté des peuples ?
« Si des violences, si des crimes ont accompagné quelques époques de la révolution française, c’était aux seuls dépositaires de la volonté nationale qu’appartenait le pouvoir de les punir ou de les ensevelir dans l’oubli : tout citoyen, tout magistrat, quel que soit son titre, ne doit demander justice qu’aux lois de son pays, ne peut l’attendre que d’elles. Les puissances étrangères, tant que leurs sujets n’ont pas souffert de ces événemens, ne peuvent avoir un juste motif ni de s’en plaindre, ni de prendre des mesures hostiles pour en empêcher le retour. La parenté, l’alliance personnelle entre les rois, ne sont rien pour les nations ; esclaves ou libres, des intérêts communs les unissent : la nature a placé leur bonheur dans la paix, dans les secours mutuels d’une douce fraternité ; elle s’indignerait qu’on osât mettre dans une même balance le sort de vingt millions d’hommes, et les affections ou l’orgueil de quelques individus. Sommes-nous donc condamnés à voir encore la servitude volontaire des peuples entourer de victimes humaines les autels des faux dieux de la terre ?
« Ainsi ces prétendus motifs d’une ligue contre la France n’étaient tous qu’un nouvel outrage à son indépendance. Elle avait droit d’exiger une renonciation à des préparatifs injurieux, et d’en regarder le refus comme une hostilité : tels ont été les principes qui ont dirigé les démarches de l’assemblée nationale. Elle a continué de vouloir la paix, mais elle devait préférer la guerre à une patience dangereuse pour la liberté ; elle ne pouvait se dissimuler que des changemens dans la constitution, que des violations de l’égalité, qui en est la base, étaient l’unique but des ennemis de la France ; qu’ils voulaient la punir d’avoir reconnu dans toute leur étendue les droits communs à tous les hommes ; et c’est alors qu’elle a fait ce serment, répété par tous les Français, de périr plutôt que de souffrir la moindre atteinte ni à la liberté des citoyens, ni à la souveraineté du peuple, ni surtout à cette égalité sans laquelle il n’existe pour les sociétés ni justice ni bonheur.
« Reprocherait-on aux Français de n’avoir pas assez respecté les droits des autres peuples, en n’offrant que des indemnités pécuniaires, soit aux princes allemands possessionnés en Alsace, soit au pape ?
« Les traités avaient reconnu la souveraineté de la France sur l’Alsace, et elle y était paisiblement exercée depuis plus d’un siècle. Les droits que ces traités avaient réservés n’étaient que des priviléges ; le sens de cette réserve était donc que les possesseurs des fiefs d’Alsace les conserveraient avec les anciennes prérogatives, tant que les lois générales de la France souffriraient les différentes formes de la féodalité ; cette réserve signifiait encore que si les prérogatives féodales étaient enveloppées dans une ruine commune, la nation devrait un dédommagement aux possesseurs, pour les avantages réels qui en étaient la suite ; car c’est là tout ce que peut exiger le droit de propriété, quand il se trouve en opposition avec la loi, en contradiction avec l’intérêt public. Les citoyens de l’Alsace sont Français, et la nation ne peut sans honte et sans injustice souffrir qu’ils soient privés de la moindre partie des droits communs à tous ceux que ce nom doit également protéger. Dira-t-on qu’on peut, pour dédommager ces princes, leur abandonner une portion du territoire ? Non ; une nation généreuse et libre ne vend point des hommes ; elle ne condamne point à l’esclavage, elle ne livre point à des maîtres ceux qu’elle a une fois admis au partage de sa liberté.
« Les citoyens du Comtat étaient les maîtres de se donner une constitution ; ils pouvaient se déclarer indépendans : ils ont préféré être Français, et la France ne les abandonnera point après les avoir adoptés. Eût-elle refusé d’accéder à leur désir, leur pays est enclavé dans son territoire, et elle n’aurait pu permettre à leurs oppresseurs de traverser la terre de la liberté pour aller punir des hommes d’avoir osé se rendre indépendans et reprendre leurs droits. Ce que le pape possédait dans ce pays était le salaire des fonctions du gouvernement : le peuple, en lui ôtant ses fonctions, a fait usage d’un pouvoir qu’une longue servitude avait suspendu, mais n’avait pu lui ravir ; et l’indemnité proposée par la France n’était pas même exigée par la justice.
« Ainsi, ce sont encore des violations du droit naturel qu’on ose demander au nom du pape et des possessionnés d’Alsace ! C’est encore pour les prétentions de quelques hommes qu’on veut faire couler le sang des nations ! Et si les ministres de la maison d’Autriche avaient voulu déclarer la guerre à la raison au nom des préjugés, aux peuples au nom des rois, ils n’auraient pu tenir un autre langage !
« On a fait entendre que le vœu du peuple français, pour le maintien de son égalité et de son indépendance, était celui d’une faction… Mais la nation française a une constitution ; cette constitution a été reconnue, adoptée par la généralité des citoyens ; elle ne peut être changée que par le vœu du peuple, et suivant des formes qu’elle-même a prescrites : tant qu’elle subsiste, les pouvoirs établis par elle ont seuls le droit de manifester la volonté nationale, et c’est par eux que cette volonté a été déclarée aux puissances étrangères. C’est le roi qui, sur l’invitation de l’assemblée nationale, et en remplissant les fonctions que la constitution lui attribue, s’est plaint de la protection accordée aux émigrés, a demandé inutilement qu’elle leur fût retirée ; c’est lui qui a sollicité des explications sur la ligue formée contre la France ; c’est lui qui a exigé que cette ligue fût dissoute ; et l’on doit s’étonner sans doute d’entendre annoncer comme le cri de quelques factieux le vœu solennel du peuple, publiquement exprimé par ses représentans légitimes. Quel titre aussi respectable pourraient donc invoquer ces rois qui forcent des nations égarées à combattre contre les intérêts de leur propre liberté, et à s’armer contre des droits qui sont aussi les leurs, à étouffer sous les débris de la constitution française les germes de leur propre félicité, et les communes espérances du genre humain !
« Et d’ailleurs qu’est-ce qu’une faction qu’on accuserait d’avoir conspiré la liberté universelle du genre humain ? C’est donc l’humanité tout entière que des ministres esclaves osent flétrir de ce nom odieux !
« Mais, disent-ils, le roi des Français n’est pas libre… Eh ! n’est-ce donc pas être libre que de dépendre des lois de son pays ? La liberté de les contrarier, de s’y soustraire, d’y opposer une force étrangère, ne serait pas un droit, mais un crime !
« Ainsi, en rejetant toutes ces propositions insidieuses, en méprisant ces indécentes déclamations, l’assemblée nationale s’était montrée, dans toutes les relations extérieures, aussi amie de la paix que jalouse de la liberté du peuple ; ainsi, la continuation d’une tolérance hostile pour les émigrés, la violation ouverte des promesses d’en disperser les rassemblemens, le refus de renoncer à une ligue évidemment offensive, les motifs injurieux de ces refus, qui annonçaient le désir de détruire la constitution française, suffisaient pour autoriser des hostilités qui n’auraient jamais été que des actes d’une défense légitime ; car ce n’est pas attaquer que de ne pas donner à notre ennemi le temps d’épuiser nos ressources en longs préparatifs, de tendre tous ses piéges, de rassembler toutes ses forces, de resserrer ses premières alliances, d’en chercher de nouvelles, de pratiquer encore des intelligences au milieu de nous, de multiplier dans nos provinces les conjurations et les complots. Mérite-t-on le nom d’agresseur lorsque, menacé, provoqué par un ennemi injuste et perfide, on lui enlève l’avantage de porter les premiers coups ? – Ainsi, loin d’appeler la guerre, l’assemblée nationale a tout fait pour la prévenir. En demandant des explications nouvelles sur des intentions qui ne pouvaient être douteuses, elle a montré qu’elle renonçait avec douleur à l’espoir d’un retour vers la justice, et que si l’orgueil des rois est prodigue du sang de leurs sujets, l’humanité des représentans d’une nation libre est avare même du sang de ses ennemis. Insensible à toutes les provocations, à toutes les injures, au mépris des anciens engagemens, aux violations des nouvelles promesses, à la dissimulation honteuse des trames ourdies contre la France, à cette condescendance perfide sous laquelle on cachait les secours, les encouragemens prodigués aux Français qui ont trahi leur patrie, elle aurait encore accepté la paix, si celle qu’on lui offrait avait été compatible avec le maintien de la constitution, avec l’indépendance de la souveraineté nationale, avec la sûreté de l’état.
« Mais le voile qui cachait les intentions de notre ennemi est enfin déchiré ! Citoyens ! qui de vous en effet pourrait souscrire à ces honteuses propositions ? La servitude féodale et une humiliante inégalité, la banqueroute et des impôts que vous paieriez seuls, les dîmes et l’inquisition, vos propriétés achetées sur la foi publique rendues à leurs anciens usurpateurs, les bêtes fauves rétablies dans le droit de ravager vos campagnes, votre sang prodigué pour les projets ambitieux d’une maison ennemie, telles sont les conditions du traité entre le roi de Hongrie et des Français perfides !
« Telle est la paix qui vous est offerte ! Non, vous ne l’accepterez jamais ! Les lâches sont à Coblentz, et la France ne renferme plus dans son sein que des hommes dignes de la liberté !
« Il annonce en son nom, au nom de ses alliés, le projet d’exiger de la nation française un abandon de ses droits ; il fait entendre qu’il lui commandera des sacrifices que la crainte seule de sa destruction pourrait lui arracher… Eh bien ! elle ne s’y soumettra jamais ! Cet insultant orgueil, loin de l’intimider, ne peut qu’exciter son courage. Il faut du temps pour discipliner les esclaves du despotisme ; mais tout homme est soldat quand il combat la tyrannie ; l’or sortira de ses obscures retraites au nom de la patrie en danger ; ces hommes ambitieux et vils, ces esclaves de la corruption et de l’intrigue, ces lâches calomniateurs du peuple, dont nos ennemis osaient se promettre de honteux secours, perdront l’appui des citoyens aveuglés ou pusillanimes qu’ils avaient trompés par leurs hypocrites déclamations ; et l’empire français, dans sa vaste étendue, n’offrira plus à nos ennemis qu’une volonté unique, celle de vaincre ou de périr tout entier avec la constitution et les lois ! »