Madame Campan explique comme il suit le secret des papiers brûlés à Sèvres :
« Au commencement de 1792, un prêtre fort estimable me fit demander un entretien particulier. Il avait connaissance du manuscrit d’un nouveau libelle de madame Lamotte. Il me dit qu’il n’avait remarqué, dans les gens qui venaient de Londres pour le faire imprimer à Paris, que le seul appât du gain, et qu’ils étaient prêts à lui livrer ce manuscrit pour mille louis, s’il pouvait trouver quelque amie de la reine disposée à faire ce sacrifice à sa tranquillité ; qu’il avait pensé à moi, et que si Sa Majesté voulait lui donner les vingt-quatre mille francs, il me remettrait le manuscrit en les touchant.
« Je communiquai cette proposition à la reine, qui la refusa, et m’ordonna de répondre que, dans les temps où il eût été possible de punir les colporteurs de ces libelles, elle les avait jugés si atroces et si invraisemblables, qu’elle avait dédaigné les moyens d’en arrêter le cours ; que, si elle avait l’imprudence et la faiblesse d’en acheter un seul, l’actif espionnage des jacobins pourrait le découvrir ; que ce libelle acheté n’en serait pas moins imprimé, et deviendrait bien plus dangereux quand ils apprendraient au public le moyen qu’elle avait employé pour lui en ôter la connaissance.
« Le baron d’Aubier, gentilhomme ordinaire du roi et mon ami particulier, avait une mémoire facile et une manière précise et nette de me transmettre le sens des délibérations, des débats, des décrets de l’assemblée nationale. J’entrais chaque jour chez la reine, pour en rendre compte au roi, qui disait en me voyant : « Ah ! voilà le postillon par Calais. »
« Un jour M. d’Aubier vint me dire : « L’assemblée a été très occupée d’une dénonciation faite par les ouvriers de la manufacture de Sèvres. Ils ont apporté sur le bureau du président une liasse de brochures qu’ils ont dit être la vie de Marie-Antoinette. Le directeur de la manufacture a été mandé à la barre, et il a déclaré avoir reçu l’ordre de brûler ces imprimés dans les fours qui servent à la cuisson des pâtes de ses porcelaines. »
« Pendant que je rendais ce compte à la reine, le roi rougit et baissa la tête sur son assiette. La reine lui dit : « Monsieur, avez-vous connaissance de cela ? » Le roi ne répondit rien. Madame Élisabeth lui demanda de lui expliquer ce que cela signifiait ; même silence. Je me retirai promptement. Peu d’instans après, la reine vint chez moi et m’apprit que c’était le roi qui, par intérêt pour elle, avait fait acheter la totalité de l’édition imprimée d’après le manuscrit que je lui avais proposé, et que M. de Laporte n’avait pas trouvé de manière plus mystérieuse d’anéantir la totalité de l’ouvrage, qu’en le faisant brûler à Sèvres parmi deux cents ouvriers, dont cent quatre-vingts devaient être jacobins. Elle me dit qu’elle avait caché sa douleur au roi, qu’il était consterné, et qu’elle n’avait rien à dire quand sa tendresse et sa bonne volonté pour elle étaient cause de cet accident. »
(Madame Campan, tome II, page 196.)