La mission donnée par le roi à Mallet-du-Pan est un des faits les plus importans à constater, et il ne peut être révoqué en doute, d’après les mémoires de Bertrand de Molleville. Ministre à cette époque, Bertrand de Molleville devait être parfaitement instruit ; et, ministre contre-révolutionnaire, il aurait plutôt caché qu’avoué un fait pareil. Cette mission prouve la modération de Louis XVI, mais aussi ses communications avec l’étranger.
« Loin de partager cette sécurité patriotique, le roi voyait avec la plus profonde douleur la France engagée dans une guerre injuste et sanglante, que la désorganisation de ses armées semblait mettre dans l’impossibilité de soutenir, et qui exposait plus que jamais nos provinces frontières à être envahies. Sa Majesté redoutait pardessus tout la guerre civile ; et ne doutait pas qu’elle n’éclatât à la nouvelle du premier avantage remporté sur les troupes françaises par les corps d’émigrés qui faisaient partie de l’armée autrichienne. Il n’était que trop à craindre, en effet, que les jacobins et le peuple en fureur n’exerçassent les plus sanglantes représailles contre les prêtres et les nobles restés en France. Ces inquiétudes, que le roi me témoigna dans la correspondance journalière que j’avais avec Sa Majesté, me déterminèrent à lui proposer de charger une personne de confiance de se rendre auprès de l’empereur et du roi de Prusse, pour tâcher d’en obtenir que leurs majestés n’agissent offensivement qu’à la dernière extrémité, et qu’elles fissent précéder l’entrée de leurs armées dans le royaume d’un manifeste bien rédigé, dans lequel il serait déclaré, « que l’empereur et le roi de Prusse, forcés de prendre les armes par l’agression injuste qui leur avait été faite, n’attribuaient ni au roi ni à la nation, mais à la faction criminelle qui les opprimait l’un et l’autre, la déclaration de guerre qui leur avait été notifiée ; qu’en conséquence, loin de se départir des sentimens d’amitié qui les unissaient au roi et à la France, leurs majestés ne combattraient que pour les délivrer du joug de la tyrannie la plus atroce qui eût jamais existé, et pour les aider à rétablir l’autorité légitime violemment usurpée, l’ordre et la tranquillité, le tout sans entendre s’immiscer en aucune manière dans la forme du gouvernement, mais pour assurer à la nation la liberté de choisir celui qui lui conviendrait le mieux ; que toute idée de conquête était bien loin de la pensée de leurs majestés ; que les propriétés particulières ne seraient pas moins respectées que les propriétés nationales ; que leurs majestés prenaient sous leur sauvegarde spéciale tous les citoyens paisibles et fidèles ; que leurs seuls ennemis, comme ceux de la France, étaient les factieux et leurs adhérens, et que leurs majestés ne voulaient connaître et combattre qu’eux, etc., etc. » Mallet-du-Pan, dont le roi estimait les talens et l’honnêteté, fut chargé de cette mission. Il y était d’autant plus propre qu’on ne l’avait jamais vu au château, qu’il n’avait aucune liaison avec des personnes attachées à la cour, et qu’en prenant la route de Genève, où on était accoutumé à lui voir faire de fréquens voyages, son départ ne pouvait faire naître aucun soupçon. »
Le roi donna à Mallet-du-Pan des instructions rédigées de sa main, et rapportées par Bertrand de Molleville.
« 1° Le roi joint ses prières et ses exhortations, pour engager les princes et les Français émigrés à ne point faire perdre à la guerre actuelle, par un concours hostile et offensif de leur part, le caractère de guerre étrangère faite de puissance à puissance ;
« 2° Il leur recommande expressément de s’en remettre à lui et aux cours intervenantes de la discussion et de la sûreté de leurs intérêts, lorsque le moment d’en traiter sera venu ;
« 3° Il faut qu’ils paraissent seulement parties et non arbitres dans le différend, cet arbitrage devant être réservé à sa majesté, lorsque la liberté lui sera rendue, et aux puissances qui l’exigeront ;
« 4° Toute autre conduite produirait une guerre civile dans l’intérieur, mettrait en danger les jours du roi et de sa famille, renverserait le trône, ferait égorger les royalistes, rallierait aux jacobins tous les révolutionnaires qui s’en sont détachés et qui s’en détachent chaque jour, ranimerait une exaltation qui tend à s’éteindre, et rendrait plus opiniâtre une résistance qui fléchira devant les premiers succès, lorsque le sort de la révolution ne paraîtra pas exclusivement remis à ceux contre qui elle a été dirigée, et qui en ont été les victimes ;
« 5° Représenter aux cours de Vienne et de Berlin l’utilité d’un manifeste qui leur serait commun avec les autres états qui ont formé le concert ; l’importance de rédiger ce manifeste de manière à séparer les jacobins du reste de la nation, à rassurer tous ceux qui sont susceptibles de revenir de leur égarement, ou qui, sans vouloir la constitution actuelle, désirent la suppression des abus et le règne de la liberté modérée, sous un monarque à l’autorité duquel la loi mette des limites ;
« 6° Faire entrer dans cette rédaction la vérité fondamentale, qu’on fait la guerre à une faction anti-sociale, et non pas à la nation française ; que l’on prend la défense des gouvernemens légitimes et des peuples contre une anarchie furieuse qui brise parmi les hommes tous les liens de la sociabilité, toutes les conventions à l’abri desquelles reposent la liberté, la paix, la sûreté publique au dedans et au dehors ; rassurer contre toute crainte de démembrement, ne point imposer des lois, mais déclarer énergiquement à l’assemblée, aux corps administratifs, aux municipalités, aux ministres, qu’on les rendra personnellement et individuellement responsables, dans leurs corps et biens, de tous attentats commis contre la personne sacrée du roi, contre celle de la reine et de la famille, contre les personnes ou les propriétés de tous citoyens quelconques ;
« 7° Exprimer le vœu du roi, qu’en entrant dans le royaume, les puissances déclarent qu’elles sont prêtes à donner la paix, mais qu’elles ne traiteront ni ne peuvent traiter qu’avec le roi ; qu’en conséquence elles requièrent que la plus entière liberté lui soit rendue, et qu’ensuite on assemble un congrès où les divers intérêts seront discutés sur les bases déjà arrêtées, où les émigrés seront admis comme parties plaignantes, et où le plan général de réclamation sera négocié sous les auspices et sous la garantie des puissances. »
(Bertrand de Molleville, tome VIII, page 39.)