NOTE 5.

J’ai déjà eu l’occasion de revenir plusieurs fois sur les dispositions de Léopold, de Louis XVI et des émigrés ; je vais citer plusieurs extraits qui les feront connaître de la manière la plus certaine. Bouillé, qui était à l’étranger, et que sa réputation et ses talens avaient fait rechercher par les souverains, a pu mieux que personne connaître les sentimens des diverses cours ; et il ne peut être suspect dans son témoignage. Voici la manière dont il s’exprime en divers endroits de ses Mémoires :

« On pourra juger, par cette lettre, que le roi de Suède était très-incertain sur les véritables projets de l’empereur et de ses co-alliés, qui devaient être alors de ne plus se mêler des affaires de France. Sans doute, l’impératrice en était instruite, mais elle ne les lui avait pas communiqués. Je savais que dans ce moment elle employait toute son influence sur l’empereur et le roi de Prusse, pour les engager à déclarer la guerre à la France. Elle avait même écrit une lettre très-forte au premier de ces souverains, où elle lui représentait que le roi de Prusse, pour une simple impolitesse qu’on avait faite à sa sœur, avait fait entrer une armée en Hollande, tandis que lui-même souffrait les insultes et les affronts qu’on prodiguait à la reine de France, la dégradation de son rang et de sa dignité, et l’anéantissement du trône d’un roi son beau-frère et son allié. L’impératrice agissait avec la même force vis-à-vis de l’Espagne, qui avait adopté des principes pacifiques. Cependant l’empereur, après l’acceptation de la constitution par le roi, avait reçu de nouveau l’ambassadeur de France, auquel il avait défendu précédemment de paraître à sa cour. Il fut même le premier à admettre dans ses ports le pavillon national. Les cours de Madrid, de Pétersbourg et de Stockholm, furent les seules, à cette époque, qui retirèrent leurs ambassadeurs de Paris. Toutes ces circonstances servent donc à prouver que les vues de Léopold étaient dirigées vers la paix, et qu’elles étaient le fruit de l’influence de Louis XVI et de la reine. »

(Mémoires de Bouillé, page 314.)

Ailleurs Bouillé dit encore :

« Cependant il s’écoula plusieurs mois sans que j’aperçusse aucune suite aux projets que l’empereur avait eus d’assembler des armées sur la frontière, de former un congrès, et d’entamer une négociation avec le gouvernement français. Je présumai que le roi avait espéré que son acceptation de la nouvelle constitution lui rendrait sa liberté personnelle, et rétablirait le calme dans la nation, qu’une négociation armée aurait pu troubler, et qu’il avait conséquemment engagé l’empereur et les autres souverains ses alliés à ne faire aucune démarche qui pût produire des hostilités qu’il avait constamment cherché à éviter. Je fus confirmé dans cette opinion par la réticence de la cour d’Espagne, sur la proposition de fournir au roi de Suède les quinze millions de livres tournois qu’elle s’était engagée à lui donner pour aider aux frais de son expédition. Ce prince m’avait engagé à en écrire de sa part au ministre espagnol, dont je ne reçus que des réponses vagues. Je conseillai alors au roi de Suède d’ouvrir un emprunt en Hollande, ou dans les villes libres maritimes du Nord, sous la garantie de l’Espagne, dont cependant les dispositions me parurent changées à l’égard de la France.

« J’appris que l’anarchie augmentait chaque jour en France, ce qui n’était que trop prouvé par la foule d’émigrans de tous les états qui se réfugiaient sur les frontières étrangères. On les armait, on les enrégimentait sur les bords du Rhin, et l’on en formait une petite armée qui menaçait les provinces d’Alsace et de Lorraine. Ces mesures réveillaient la fureur du peuple, et servaient les projets destructeurs des jacobins et des anarchistes. Les émigrés avaient même voulu faire une tentative sur Strasbourg, où ils croyaient avoir des intelligences assurées et des partisans qui leur en auraient livré les portes. Le roi, qui en fut instruit, employa les ordres et même les prières pour les arrêter et pour les empêcher d’exercer aucun acte d’hostilité. Il envoya, à cet effet, aux princes ses frères, M. le baron de Vioménil et le chevalier de Cogny, qui leur témoignèrent, de sa part, la désapprobation sur l’armement de la noblesse française, auquel l’empereur mit tous les obstacles possibles, mais qui continua d’avoir lieu. »

(Ibid., page 309.)

Enfin Bouillé raconte, d’après Léopold lui-même, son projet de congrès :

« Enfin, le 12 septembre, l’empereur Léopold me fit prévenir de passer chez lui, et de lui porter le plan des dispositions qu’il m’avait demandé précédemment. Il me fit entrer dans son cabinet, et me dit qu’il n’avait pas pu me parler plus tôt de l’objet pour lequel il m’avait fait venir, parce qu’il attendait des réponses de Russie, d’Espagne, d’Angleterre et des principaux souverains de l’Italie ; qu’il les avait reçues, qu’elles étaient conformes à ses intentions et à ses projets, qu’il était assuré de leur assistance dans l’exécution, et de leur réunion, à l’exception cependant du cabinet de Saint-James, qui avait déclaré vouloir garder la neutralité la plus scrupuleuse. Il avait pris la résolution d’assembler un congrès pour traiter avec le gouvernement français, non-seulement sur le redressement des griefs du corps germanique dont les droits en Alsace et dans d’autres parties des provinces frontières avaient été violés, mais en même temps sur les moyens de rétablir l’ordre dans le royaume de France, dont l’anarchie troublait la tranquillité de l’Europe entière. Il m’ajouta que cette négociation serait appuyée par des armées formidables, dont la France serait environnée ; qu’il espérait que ce moyen réussirait et préviendrait une guerre sanglante, dernière ressource qu’il voulait employer. Je pris la liberté de demander à l’empereur s’il était instruit des véritables intentions du roi. Il les connaissait ; il savait que le prince répugnait à l’emploi des moyens violens. Il me dit qu’il était d’ailleurs informé que la charte de la nouvelle constitution devait lui être présentée sous peu de jours, et qu’il jugeait que le roi ne pouvait se dispenser de l’accepter sans aucune restriction, par les risques qu’il courait pour ses jours et ceux de sa famille, s’il faisait la moindre difficulté, et s’il se permettait la plus légère observation ; mais que sa sanction, forcée dans la circonstance, n’était d’aucune importance, étant possible de revenir sur tout ce qu’on aurait fait, et de donner à la France un bon gouvernement qui satisfît les peuples, et qui laissât à l’autorité royale une latitude de pouvoirs suffisans pour maintenir la tranquillité au dedans, et pour assurer la paix au dehors. Il me demanda le plan de disposition des armées, en m’assurant qu’il l’examinerait à loisir. Il m’ajouta que je pouvais m’en retourner à Mayence, où le comte de Brown, qui devait commander ses troupes, et qui était alors dans les Pays-Bas, me ferait avertir, ainsi que le prince de Hohenlohe, qui allait en Franconie, pour conférer ensemble, quand il en serait temps.

« Je jugeai que l’empereur ne s’était arrêté à ce plan pacifique et extrêmement raisonnable, depuis la conférence de Pilnitz, qu’après avoir consulté Louis XVI, dont le vœu avait été constamment pour un arrangement et pour employer la voie des négociations plutôt que le moyen violent des armes. »

(Ibid., page 299.)

Share on Twitter Share on Facebook