NOTE 15.

Le discours prononcé par le roi dans cette circonstance est trop remarquable pour n’être pas cité avec quelques observations. Ce prince, excellent et trop malheureux, était dans une continuelle hésitation, et, pendant certains instans, il voyait avec beaucoup de justesse ses propres devoirs et les torts de la cour. Le ton qui règne dans le discours prononcé le 4 février prouve suffisamment que dans cette circonstance ses paroles n’étaient pas imposées et qu’il s’exprimait avec un véritable sentiment de sa situation présente.

« Messieurs, la gravité des circonstances où se trouve la France m’attire au milieu de vous. Le relâchement progressif de tous les liens de l’ordre et de la subordination, la suspension ou l’inactivité de la justice, les mécontentemens qui naissent des privations particulières, les oppositions, les haines malheureuses qui sont la suite inévitable des longues dissensions, la situation critique des finances et les incertitudes sur la fortune publique, enfin l’agitation générale des esprits, tout semble se réunir pour entretenir l’inquiétude des véritables amis de la prospérité et du bonheur du royaume.

« Un grand but se présente à vos regards ; mais il faut y atteindre sans accroissement de trouble et sans nouvelles convulsions. C’était, je dois le dire, d’une manière plus douce et plus tranquille que j’espérais vous y conduire lorsque je formai le dessein de vous rassembler, et de réunir pour la félicité publique les lumières et les volontés des représentans de la nation ; mais mon bonheur et ma gloire ne sont pas moins étroitement liés au succès de vos travaux.

« Je les garantis, par une continuelle vigilance, de l’influence funeste que pouvaient avoir sur eux les circonstances malheureuses au milieu desquelles vous vous trouviez placés. Les horreurs de la disette que la France avait à redouter l’année dernière ont été éloignées par des soins multipliés et des approvisionnemens immenses. Le désordre que l’état ancien des finances, le discrédit, l’excessive rareté du numéraire et le dépérissement graduel des revenus, devaient naturellement amener ; ce désordre, au moins dans son éclat et dans ses excès, a été jusqu’à présent écarté. J’ai adouci partout, et principalement dans la capitale, les dangereuses conséquences du défaut de travail ; et, nonobstant l’affaiblissement de tous les moyens d’autorité, j’ai maintenu le royaume, non pas, il s’en faut bien, dans le calme que j’eusse désiré, mais dans un état de tranquillité suffisant pour recevoir le bienfait d’une liberté sage et bien ordonnée ; enfin, malgré notre situation intérieure généralement connue, et malgré les orages politiques qui agitent d’autres nations, j’ai conservé la paix au dehors, et j’ai entretenu avec toutes les puissances de l’Europe les rapports d’égard et d’amitié qui peuvent rendre cette paix durable.

« Après vous avoir ainsi préservés des grandes contrariétés qui pouvaient aisément traverser vos soins et vos travaux, je crois le moment arrivé où il importe à l’intérêt de l’état que je m’associe d’une manière encore plus expresse et plus manifeste à l’exécution et à la réussite de tout ce que vous avez concerté pour l’avantage de la France. Je ne puis saisir une plus grande occasion que celle où vous présentez à mon acceptation des décrets destinés à établir dans le royaume une organisation nouvelle, qui doit avoir une influence si importante et si propice pour le bonheur de mes sujets et pour la prospérité de cet empire.

« Vous savez, messieurs, qu’il y a plus de dix ans, et dans un temps ou le vœu de la nation ne s’était pas encore expliqué sur les assemblées provinciales, j’avais commencé à substituer ce genre d’administration à celui qu’une ancienne et longue habitude avait consacré. L’expérience m’ayant fait connaître que je ne m’étais point trompé dans l’opinion que j’avais conçue de l’utilité de ces établissemens, j’ai cherché à faire jouir du même bienfait toutes les provinces de mon royaume ; et, pour assurer aux nouvelles administrations la confiance générale, j’ai voulu que les membres dont elles devaient être composées fussent nommés librement par tous les citoyens. Vous avez amélioré ces vues de plusieurs manières, et la plus essentielle, sans doute, est cette subdivision égale et sagement motivée, qui, en affaiblissant les anciennes séparations de province à province, et en établissant un système général et complet d’équilibre, réunit davantage à un même esprit et à un même intérêt toutes les parties du royaume. Cette grande idée, ce salutaire dessein, vous sont entièrement dus : il ne fallait pas moins qu’une réunion des volontés de la part des représentans de la nation ; il ne fallait pas moins que leur juste ascendant sur l’opinion générale, pour entreprendre avec confiance un changement d’une si grande importance, et pour vaincre au nom de la raison les résistances de l’habitude et des intérêts particuliers. »

Tout ce que dit ici le roi est parfaitement juste et très bien senti. Il est vrai que toutes les améliorations, il les avait autrefois tentées de son propre mouvement, et qu’il avait donné un rare exemple chez les princes, celui de prévenir les besoins de leurs sujets. Les éloges qu’il donne à la nouvelle division territoriale portent encore le caractère d’une entière bonne foi, car elle était certainement utile au gouvernement, en détruisant les résistances que lui avaient souvent opposées les localités. Tout porte donc à croire que le roi parle ici avec une parfaite sincérité. Il continue :

« Je favoriserai, je seconderai par tous les moyens qui sont en mon pouvoir le succès de cette vaste organisation ; d’où dépend le salut de la France ; et, je crois nécessaire de le dire, je suis trop occupé de la situation intérieure du royaume, j’ai les yeux trop ouverts sur les dangers de tout genre dont nous sommes environnés, pour ne pas sentir fortement que, dans la disposition présente des esprits, et en considérant l’état où se trouvent les affaires publiques, il faut qu’un nouvel ordre de choses s’établisse avec calme et avec tranquillité ou que le royaume soit exposé à toutes les calamités de l’anarchie.

« Que les vrais citoyens y réfléchissent, ainsi que je l’ai fait, en fixant uniquement leur attention sur le bien de l’état, et ils verront que, même avec des opinions différentes, un intérêt éminent doit les réunir tous aujourd’hui. Le temps réformera ce qui pourra rester de défectueux dans la collection des lois qui auront été l’ouvrage de cette assemblée (cette critique indirecte et ménagée prouve que le roi ne voulait pas flatter, mais dire la vérité, tout en employant la mesure nécessaire) ; mais toute entreprise qui tendrait à ébranler les principes de la constitution même, tout concert qui aurait pour but de les renverser ou d’en affaiblir l’heureuse influence, ne serviraient qu’à introduire au milieu de nous les maux effrayans de la discorde ; et, en supposant le succès d’une semblable tentative contre mon peuple et moi, le résultat nous priverait, sans remplacement, des divers biens dont un nouvel ordre de choses nous offre la perspective.

« Livrons-nous donc de bonne foi aux espérances que nous pouvons concevoir, et ne songeons qu’à les réaliser par un accord unanime. Que partout on sache que le monarque et les représentans de la nation sont unis d’un même intérêt et d’un même vœu, afin que cette opinion, cette ferme croyance, répandent dans les provinces un esprit de paix et de bonne volonté, et que tous les citoyens recommandables par leur honnêteté, tous ceux qui peuvent servir l’état essentiellement par leur zèle et par leurs lumières, s’empressent de prendre part aux différentes subdivisions de l’administration générale, dont l’enchaînement et l’ensemble doivent concourir efficacement au rétablissement de l’ordre et à la prospérité du royaume.

« Nous ne devons point nous le dissimuler, il y a beaucoup à faire pour arriver à ce but. Une volonté suivie, un effort général et commun, sont absolument nécessaires pour obtenir un succès véritable. Continuez donc vos travaux sans d’autre passion que celle du bien ; fixez toujours votre première attention sur le sort du peuple et sur la liberté publique, mais occupez-vous aussi d’adoucir, de calmer toutes les défiances, et mettez fin, le plus tôt possible, aux différentes inquiétudes qui éloignent de la France un si grand nombre de ses concitoyens, et dont l’effet contraste avec les lois de sûreté et de liberté que vous voulez établir : la prospérité ne reviendra qu’avec le contentement général. Nous apercevons partout des espérances ; soyons impatiens de voir aussi partout le bonheur.

« Un jour, j’aime à le croire, tous les Français indistinctement reconnaîtront l’avantage de l’entière suppression des différences d’ordre et d’état, lorsqu’il est question de travailler en commun au bien public, à cette prospérité de la patrie qui intéresse également les citoyens, et chacun doit voir sans peine que, pour être appelé dorénavant à servir l’état de quelque manière, il suffira de s’être rendu remarquable par ses talens et par ses vertus.

« En même temps, néanmoins, tout ce qui rappelle à une nation l’ancienneté et la continuité des services d’une race honorée est une distinction que rien ne peut détruire ; et, comme elle s’unit aux devoirs de la reconnaissance, ceux qui, dans toutes les classes de la société, aspirent à servir efficacement leur patrie, et ceux qui ont eu déjà le bonheur d’y réussir, ont un intérêt à respecter cette transmission de titres ou de souvenirs, le plus beau de tous les héritages qu’on puisse faire passer à ses enfans.

« Le respect dû aux ministres de la religion ne pourra non plus s’effacer ; et lorsque leur considération sera principalement unie aux saintes vérités qui sont sous la sauvegarde de l’ordre et de la morale, tous les citoyens honnêtes et éclairés auront un égal intérêt à la maintenir et à la défendre.

« Sans doute ceux qui ont abandonné leurs privilèges pécuniaires, ceux qui ne formeront plus comme autrefois un ordre politique dans l’état, se trouvent soumis à des sacrifices dont je connais toute l’importance ; mais, j’en ai la persuasion, ils auront assez de générosité pour chercher un dédommagement dans tous les avantages publics dont l’établissement des assemblées nationales présente l’espérance. »

Le roi continue, comme on le voit, à exposer à tous les partis les avantages des nouvelles lois, et en même temps la nécessité de conserver quelque chose des anciennes. Ce qu’il adresse aux privilégiés prouve son opinion réelle sur la nécessité et la justice des sacrifices qu’on leur avait imposés, et leur résistance sera éternellement condamnée par les paroles que renferme ce discours. Vainement dira-t-on que le roi n’était pas libre : le soin qu’il prend ici de balancer les concessions, les conseils et même les reproches, prouve qu’il parlait sincèrement. Il s’exprima bien autrement lorsque plus tard il voulut faire éclater l’état de contrainte dans lequel il croyait être. Sa lettre aux ambassadeurs, rapportée plus bas, le prouvera suffisamment. L’exagération toute populaire qui y règne démontre l’intention de ne plus paraître libre. Mais ici la mesure ne laisse aucun doute, et ce qui suit est si touchant, si délicat, qu’il n’est pas possible de ne l’avoir pas senti, quand on a consenti à l’écrire et à le prononcer.

« J’aurais bien aussi des pertes à compter, si, au milieu des plus grands intérêts de l’état, je m’arrêtais à des calculs personnels ; mais je trouve une compensation qui me suffit, une compensation pleine et entière, dans l’accroissement du bonheur de la nation, et c’est du fond de mon cœur que j’exprime ici ce sentiment.

« Je défendrai donc, je maintiendrai la liberté constitutionnelle, dont le vœu général, d’accord avec le mien, a consacré les principes. Je ferai davantage ; et, de concert avec la reine qui partage tous mes sentimens, je préparerai de bonne heure l’esprit et le cœur de mon fils au nouvel ordre de choses que les circonstances ont amené. Je l’habituerai dès ses premiers ans à être heureux du bonheur des Français, et à reconnaître toujours, malgré le langage des flatteurs, qu’une sage constitution le préservera des dangers de l’inexpérience ; et qu’une juste liberté ajoute un nouveau prix aux sentimens d’amour et de fidélité dont la nation, depuis tant de siècles, donne à ses rois des preuves si touchantes.

« Je dois ne point le mettre en doute : en achevant votre ouvrage, vous vous occuperez sûrement avec sagesse et avec candeur de l’affermissement du pouvoir exécutif, cette condition sans laquelle il ne saurait exister aucun ordre durable au dedans, ni aucune considération au dehors. Nulle défiance ne peut raisonnablement vous rester : ainsi, il est de votre devoir, comme citoyens et comme fidèles représentans de la nation, d’assurer au bien de l’état et à la liberté publique cette stabilité qui ne peut dériver que d’une autorité active et tutélaire. Vous aurez sûrement présent à l’esprit que, sans une telle autorité, toutes les parties de votre système de constitution resteraient à la fois sans lien et sans correspondance ; et, en vous occupant de la liberté, que vous aimez et que j’aime aussi, vous ne perdrez pas de vue que le désordre en administration, en amenant la confusion des pouvoirs, dégénère souvent, par d’aveugles violences, dans la plus dangereuse et la plus alarmante de toutes : les tyrannies.

« Ainsi, non pas pour moi, messieurs, qui ne compte point ce qui m’est personnel près des lois et des institutions qui doivent régler le destin de l’empire, mais pour le bonheur même de notre patrie, pour sa prospérité, pour sa puissance, je vous invite à vous affranchir de toutes les impressions du moment qui pourraient vous détourner de considérer dans son ensemble ce qu’exige un royaume tel que la France, et par sa vaste étendue, et par son immense population, et par ses relations inévitables au dehors.

« Vous ne négligerez pas non plus de fixer votre attention sur ce qu’exigent encore des législateurs les mœurs, le caractère et les habitudes d’une nation devenue trop célèbre en Europe par la nature de son esprit et de son génie, pour qu’il puisse paraître indifférent d’entretenir ou d’altérer en elle les sentimens de douceur, de confiance et de bonté, qui lui ont valu tant de renommée.

« Donnez-lui l’exemple aussi de cet esprit de justice qui sert de sauvegarde à la propriété, ce droit respecté de toutes les nations, qui n’est pas l’ouvrage du hasard, qui ne dérive point des privilèges d’opinion, mais qui se lie étroitement aux rapports les plus essentiels de l’ordre public et aux premières conditions de l’harmonie sociale.

« Par quelle fatalité, lorsque le calme commençait à renaître, de nouvelles inquiétudes se sont-elles répandues dans les provinces ! Par quelle fatalité s’y livre-t-on à de nouveaux excès ! Joignez-vous à moi pour les arrêter, et empêchons de tous nos efforts que des violences criminelles ne viennent souiller ces jours où le bonheur de la nation se prépare. Vous qui pouvez influer par tant de moyens sur la confiance publique, éclairez sur ses véritables intérêts le peuple qu’on égare, ce bon peuple qui m’est si cher, et dont on m’assure que je suis aimé quand on veut me consoler de mes peines. Ah ! s’il savait à quel point je suis malheureux à la nouvelle d’un attentat contre les fortunes, ou d’un acte de violence contre les personnes, peut-être il m’épargnerait cette douloureuse amertume !

« Je ne puis vous entretenir des grands intérêts de l’état, sans vous presser de vous occuper, d’une manière instante et définitive, de tout ce qui tient au rétablissement de l’ordre dans les finances, et à la tranquillité de la multitude innombrable de citoyens qui sont unis par quelque lien à la fortune publique.

« Il est temps d’apaiser toutes les inquiétudes ; il est temps de rendre à ce royaume la force de crédit à laquelle il a droit de prétendre. Vous ne pouvez pas tout entreprendre à la fois : aussi je vous invite à réserver pour d’autres temps une partie des biens dont la réunion de vos lumières vous présente le tableau ; mais quand vous aurez ajouté à ce que vous avez déjà fait un plan sage et raisonnable pour l’exercice de la justice ; quand vous aurez assuré les bases d’un équilibre parfait entre les revenus et les dépenses de l’état ; enfin quand vous aurez achevé l’ouvrage de la constitution, vous aurez acquis de grands droits à la reconnaissance publique ; et, dans la continuation successive des assemblées nationales, continuation fondée dorénavant sur cette constitution même, il n’y aura plus qu’à ajouter d’année en année de nouveaux moyens de prospérité. Puisse cette journée, où votre monarque vient s’unir à vous de la manière la plus franche et la plus intime, être une époque mémorable dans l’histoire de cet empire ! Elle le sera, je l’espère, si mes vœux ardents, si mes instantes exhortations peuvent être un signal de paix et de rapprochement entre vous. Que ceux qui s’éloigneraient encore d’un esprit de concorde devenu si nécessaire, me fassent le sacrifice de tous les souvenirs qui les affligent ; je les paierai par ma reconnaissance et mon affection.

« Ne professons tous, à compter de ce jour, ne professons tous, je vous en donne l’exemple, qu’une seule opinion, qu’un seul intérêt, qu’une seule volonté, l’attachement à la constitution nouvelle, et le désir ardent de la paix, du bonheur et de là prospérité de la France ! »

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