NOTE 16.

Je ne puis mieux faire que de citer les Mémoires de M. Froment lui-même, pour donner une juste idée de l’émigration et des opinions qui la divisaient : dans un volume intitulé Recueil de divers écrits relatifs à la révolution, M. Froment s’exprime comme il suit, page 4 et suivantes :

« Je me rendis secrètement à Turin (janvier 1790) auprès des princes français, pour solliciter leur approbation et leur appui. Dans un conseil, qui fut tenu à mon arrivée, je leur démontrai que, s’ils voulaient armer les partisans de l’autel et du trône, et faire marcher de pair les intérêts de la religion avec ceux de la royauté, il serait aisé de sauver l’un et l’autre. Quoique fortement attaché à la foi de mes pères, ce n’était pas aux non-catholiques que je voulais faire la guerre, mais aux ennemis déclarés du catholicisme et de la royauté, à ceux qui disaient hautement que depuis trop long-temps on parlait de Jésus-Christ et des Bourbons, à ceux qui prétendaient étrangler le dernier des rois avec les boyaux du dernier des prêtres. Les non-catholiques restés fidèles à la monarchie ont toujours trouvé en moi le citoyen le plus tendre, les catholiques rebelles le plus implacable ennemi.

« Mon plan tendait uniquement à lier un parti, et à lui donner, autant qu’il serait en moi, de l’extension et de la consistance. Le véritable argument des révolutionnaires étant la force, je sentais que la véritable réponse était la force ; alors, comme à présent, j’étais convaincu de cette grande vérité, qu’on ne peut étouffer une forte passion que par une plus forte encore, et que le zèle religieux pouvait seul étouffer le délire républicain. Les miracles que le zèle de la religion a opérés depuis lors dans la Vendée et en Espagne, prouvent que les philosopheurs et les révolutionnaires de tous les partis ne seraient jamais venus à bout d’établir leur système anti-religieux et anti-social, pendant quelques années, sur la majeure partie de l’Europe, si les ministres de Louis XVI avaient conçu un projet tel que le mien, ou si les conseillers des princes émigrés l’avaient sincèrement adopté et réellement soutenu.

« Mais malheureusement la plupart des personnages qui dirigeaient Louis XVI et les princes de sa maison ne raisonnaient et n’agissaient que sur des principes philosophiques, quoique les philosophes et leurs disciples fussent la cause des agens de la révolution. Ils auraient cru se couvrir de ridicule et de déshonneur, s’ils avaient prononcé le seul mot de religion, s’ils avaient employé les puissans moyens qu’elle présente, et dont les plus grands politiques se sont servis dans tous les temps avec succès. Pendant que l’assemblée nationale cherchait à égarer le peuple et à se l’attacher par la suppression des droits féodaux, de la dîme, de la gabelle, etc., etc., ils voulaient le ramener à la soumission et à l’obéissance par l’exposé de l’incohérence des nouvelles lois, par le tableau des malheurs du roi, par des écrits au-dessus de son intelligence. Avec ces moyens ils croyaient faire renaître dans le cœur de tous les Français un amour pur et désintéressé pour leur souverain ; ils croyaient que les clameurs des mécontens arrêteraient les entreprises des factieux, et permettraient au roi de marcher droit au but qu’il voulait atteindre. La valeur de mes conseils fut taxée vraisemblablement au poids de mon existence, et l’opinion des grands de la cour sur leur titre et leur fortune. »

M. Froment poursuit son récit, et caractérise ailleurs les partis qui divisaient la cour fugitive, de la manière suivante, page 33 :

« Ces titres honorables et les égards qu’on avait généralement pour moi à Turin, m’auraient fait oublier le passé et concevoir les plus flatteuses espérances pour l’avenir, si j’avais aperçu de grands moyens aux conseillers des princes, et un parfait accord parmi les hommes les plus influens dans nos affaires, mais je voyais avec douleur l’émigration divisée en deux partis, dont l’un ne voulait tenter la contre-révolution que par le secours des puissances étrangères, et l’autre par les royalistes de l’intérieur.

« Le premier parti prétendait qu’en cédant quelques provinces aux puissances, elles fourniraient aux princes français des armées assez nombreuses pour réduire les factieux ; qu’avec le temps on reconquerrait aisément les concessions qu’on aurait été forcé de faire ; et que la cour, en ne contractant d’obligation envers aucun des corps de l’état, pourrait dicter des lois à tous les Français… Les courtisans tremblaient que la noblesse des provinces et les royalistes du tiers-état n’eussent l’honneur de remettre sur son séant la monarchie défaillante. Ils sentaient qu’ils ne seraient plus les dispensateurs des grâces et des faveurs, et que leur règne finirait dès que la noblesse des provinces aurait rétabli, au prix de son sang, l’autorité royale, et mérité par là les bienfaits et la confiance de son souverain. La crainte de ce nouvel ordre de choses les portait à se réunir, sinon pour détourner les princes d’employer en aucune manière les royalistes de l’intérieur, du moins pour fixer principalement leur attention sur les cabinets de l’Europe, et les porter à fonder leurs plus grandes espérances sur les secours étrangers. Par une suite de cette crainte, ils mettaient secrètement en œuvre les moyens les plus efficaces pour ruiner les ressources intérieures, faire échouer les plans proposés, entre lesquels plusieurs pouvaient amener le rétablissement de l’ordre, s’ils eussent été sagement dirigés et réellement soutenus. C’est ce dont j’ai été moi-même le témoin : c’est ce que je démontrerai un jour par des faits et des témoignages authentiques ; mais le moment n’est pas encore venu. Dans une conférence qui eut lieu à peu près à cette époque, au sujet du parti qu’on pouvait tirer des dispositions favorables des Lyonnais et des Francs-Comtois, j’exposai sans détour les moyens qu’on devait employer, en même temps, pour assurer le triomphe des royalistes du Gévaudan, des Cévennes, du Vivarais, du Comtat-Venaissin, du Languedoc et de la Provence. Pendant la chaleur de la discussion, M. le marquis d’Autichamp, maréchal-de-camp, grand partisan des puissances, me dit : « Mais les opprimés et les parens des victimes ne chercheront-ils pas à se venger ?… – Eh ! qu’importe ? lui dis-je, pourvu que nous arrivions à notre but ! – Voyez-vous, s’écria-t-il, comme je lui ai fait avouer qu’on exercerait des vengeances particulières ! » Plus qu’étonné de cette observation, je dis à M. le marquis de la Rouzière, mon voisin : « Je ne croyais pas qu’une guerre civile dût ressembler à une mission de capucins ! » C’est ainsi qu’en inspirant aux princes la crainte de se rendre odieux à leurs plus cruels ennemis, les courtisans les portaient à n’employer que des demi-mesures, suffisantes sans doute pour provoquer le zèle des royalistes de l’intérieur, mais très insuffisantes pour, après les avoir compromis, les garantir de la fureur des factieux. Depuis lors il m’est revenu que, pendant le séjour de l’armée des princes en Champagne, M. de la Porte, aide-de-camp du marquis d’Autichamp, ayant fait prisonnier un républicain, crut, d’après le système de son général, qu’il le ramènerait à son devoir par une exhortation pathétique, et en lui rendant ses armes et la liberté ; mais à peine le républicain eut fait quelques pas, qu’il étendit par terre son vainqueur. M. le marquis d’Autichamp, oubliant alors la modération qu’il avait manifestée à Turin, incendia plusieurs villages, pour venger la mort de son missionnaire imprudent.

« Le second parti soutenait que, puisque les puissances avaient pris plusieurs fois les armes pour humilier les Bourbons, et surtout pour empêcher Louis XIV d’assurer la couronne d’Espagne à son petit-fils, bien loin de les appeler à notre aide, il fallait au contraire ranimer le zèle du clergé, le dévouement de la noblesse, l’amour du peuple pour le roi, et se hâter d’étouffer une querelle de famille, dont les étrangers seraient peut-être tentés de profiter…

« C’est à cette funeste division parmi les chefs de l’émigration, et à l’impéritie ou à la perfidie des ministres de Louis XVI, que les révolutionnaires doivent leurs premiers succès. Je vais plus loin, et je soutiens que ce n’est point l’assemblée nationale qui a fait la révolution, mais bien les entours du roi et des princes ; je soutiens que les ministres ont livré Louis XVI aux ennemis de la royauté, comme certains faiseurs ont livré les princes et Louis XVIII aux ennemis de la France ; je soutiens que la plupart des courtisans qui entouraient les rois Louis XVI, Louis XVIII et les princes de leurs maisons, étaient et sont des charlatans, de vrais eunuques politiques, que c’est à leur inertie, à leur lâcheté ou à leur trahison que l’on doit imputer tous les maux que la France a soufferts, et ceux qui menacent encore le monde entier. Si je portais un grand nom et que j’eusse été du conseil des Bourbons, je ne survivrais pas à l’idée qu’une horde de vils et de lâches brigands, dont pas un n’a montré dans aucun genre ni génie, ni talent supérieur, soit parvenue à renverser le trône, à établir sa domination dans les plus puissans états de l’Europe, à faire trembler l’univers ; et lorsque cette idée me poursuit, je m’ensevelis dans l’obscurité de mon existence, pour me mettre à l’abri du blâme, comme elle m’a mis dans l’impuissance d’arrêter les progrès de la révolution. »

Share on Twitter Share on Facebook