La lettre du comte d’Estaing à la reine est un monument curieux, et qui devra toujours être consulté relativement aux journées des 5 et 6 octobre. Ce brave marin, plein de fidélité et d’indépendance (deux qualités qui semblent contradictoires, mais qu’on trouve souvent réunies chez les hommes de mer), avait conservé l’habitude de tout dire à ses princes qu’il aimait. Son témoignage ne saurait être révoqué en doute, lorsque, dans une lettre confidentielle, il expose à la reine les intrigues qu’il a découvertes et qui l’ont alarmé. On y verra si en effet la cour était sans projet à cette époque.
« Mon devoir et ma fidélité l’exigent, il faut que je mette aux pieds de la reine le compte du voyage que j’ai fait à Paris. On me loue de bien dormir la veille d’un assaut ou d’un combat naval. J’ose assurer que je ne suis point timide en affaires. Élevé auprès de M. le dauphin qui me distinguait, accoutumé à dire la vérité à Versailles dès mon enfance, soldat et marin, instruit des formes, je les respecte sans qu’elles puissent altérer ma franchise ni ma fermeté.
« Eh bien ! il faut que je l’avoue à Votre Majesté, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. On m’a dit dans la bonne société, dans la bonne compagnie (et que serait-ce, juste ciel, si cela se répandait dans le peuple !), l’on m’a répété que l’on prend des signatures dans le clergé et dans la noblesse. Les uns prétendent que c’est d’accord avec le roi ; d’autres croient que c’est à son insu. On assure qu’il y a un plan de formé ; que c’est par la Champagne ou par Verdun que le roi se retirera ou sera enlevé ; qu’il ira à Metz. M. de Bouillé est nommé, et par qui ? par M. de Lafayette, qui me l’a dit tous bas chez M. Jauge, à table. J’ai frémi qu’un seul domestique ne l’entendît ; je lui ai observé qu’un seul mot de sa bouche pouvait devenir un signal de mort. Il est froidement positif M. de Lafayette : il m’a répondu qu’à Metz comme ailleurs les patriotes étaient les plus forts, et qu’il valait mieux qu’un seul mourût pour le salut de tous.
« M. le baron de Breteuil, qui tarde à s’éloigner, conduit le projet. On accapare l’argent, et l’on promet de fournir un million et demi par mois. M. le comte de Mercy est malheureusement cité, comme agissant de concert. Voilà les propos ; s’ils se répandent dans le peuple, leurs effets sont incalculables : cela se dit encore tout bas. Les bons esprits m’ont paru épouvantés des suites : le seul doute de la réalité peut en produire de terribles. J’ai été chez M. l’ambassadeur d’Espagne, et certes je ne le cache point à la reine, où mon effroi a redoublé. M. Fernand-Nunès a causé avec moi de ces faux bruits, de l’horreur qu’il y avait à supposer un plan impossible, qui entraînerait la plus désastreuse et la plus humiliante des guerres civiles, qui occasionnerait la séparation ou la perte totale de la monarchie, devenue la proie de la rage intérieure et de l’ambition étrangère, qui ferait le malheur irréparable des personnes les plus chères à la France. Après avoir parlé de la cour errante, poursuivie, trompée par ceux qui ne l’ont pas soutenue lorsqu’ils le pouvaient, qui veulent actuellement l’entraîner dans leur chute…, affligée d’une banqueroute générale, devenue dès-lors indispensable, et tout épouvantable…, je me suis écrié que du moins il n’y aurait d’autre mal que celui que produirait cette fausse nouvelle, si elle se répandait, parce qu’elle était une idée sans aucun fondement. M. l’ambassadeur d’Espagne a baissé les yeux à cette dernière phrase. Je suis devenu pressant ; il est enfin convenu que quelqu’un de considérable et de croyable lui avait appris qu’on lui avait proposé de signer une association. Il n’a jamais voulu me le nommer ; mais, soit par inattention, soit pour le bien de la chose, il n’a point heureusement exigé ma parole d’honneur, qu’il m’aurait fallu tenir. Je n’ai point promis de ne dire à personne ce fait. Il m’inspire une grande terreur que je n’ai jamais connue. Ce n’est pas pour moi que je l’éprouve. Je supplie la reine de calculer dans sa sagesse tout ce qui pourrait arriver d’une fausse démarche : la première coûte assez cher. J’ai vu le bon cœur de la reine donner des larmes au sort des victimes immolées ; actuellement ce seraient des flots de sang versé inutilement qu’on aurait à regretter. Une simple indécision peut être sans remède. Ce n’est qu’en allant au-devant du torrent, ce n’est qu’en le caressant, qu’on peut parvenir à le diriger en partie. Rien n’est perdu. La reine peut reconquérir au roi son royaume. La nature lui en a prodigué les moyens ; ils sont seuls possibles. Elle peut imiter son auguste mère : sinon je me tais… Je supplie votre majesté de m’accorder une audience pour un des jours de cette semaine. »