III

J’allais sur mes douze ans, et ce même curé me préparait à ma première communion en même temps qu’il m’enseignait les éléments du latin et du grec, lorsqu’arriva le premier événement sérieux qui eût troublé, depuis ma naissance, la paix tant soit peu monotone où dormaient le château et ses habitants.

Un matin, bien que le samedi de la Passion fût encore très éloigné, la place de l’oncle Jean resta vide à table, et je fus informé qu’il était parti pendant la nuit pour l’Angleterre. Toute la journée la famille fut en proie aux préoccupations les plus vives. Mon grand-père semblait tout à la fois fort courroucé et fort attendri ; ma grand’mère et ses belles-sœurs avaient les yeux rouges et faisaient de grands soupirs. Elles passèrent la moitié du temps prosternées devant l’autel de la Vierge, à côté duquel un grand cierge de cire était allumé.

Fidèle à mon système, je m’abstins de toute question, mais j’attendais avec impatience l’heure de la prière, supposant que nous aurions un message du gouvernement, c’est-à-dire une communication quelconque adressée par mon grand-père à l’assistance.

Il me revient encore aujourd’hui un léger frisson, quand je pense à ce que fut, ce soir-là, notre dîner de famille dans la grande salle à manger déjà rafraîchie par les premières aigreurs de novembre. Ce n’était pas, comme on pourrait le croire, que chacun restât en contemplation devant son assiette vide. Les Vaudelnay, de vieille et forte race, n’avaient rien de commun – surtout alors – avec les névrosés de l’époque actuelle, dont l’appétit s’en va s’ils ont perdu cent louis aux courses, ou si quelque belle dame les a regardés d’un œil moins clément. Nous mangions, Dieu merci ! Mais nous mangions au milieu d’un silence de mort, troublé seulement par les craquements du parquet gémissant sous les chaussons de lisière des domestiques. Les ancêtres étaient absorbés à ce point que je pus, – chose qui ne m’était jamais arrivée, – refuser des épinards sans m’attirer cette argumentation entachée de sophisme, devant laquelle, tant de fois, j’avais cédé, non sans appeler de tous mes vœux l’âge de mon émancipation :

– Si tu ne manges pas d’épinards, c’est que tu n’as plus faim. Si tu n’as plus faim, tu ne mangeras pas de dessert.

Ironiques inconséquences de la nature humaine ! Je suis majeur, hélas ! depuis trop longtemps… J’adore les épinards, et le dessert n’a plus d’attraits pour moi. Il est achevé à tout jamais, le dessert de ma vie !

Le dîner se termina, comme à l’ordinaire, par ce bruit de cascades qui, à cette époque, déshonorait encore les tables des gens bien élevés, et nous partîmes pour « la Sibérie » dans un appareil dont la gaieté rappelait celle du fils de Thésée lors de la dernière promenade de l’infortuné prince. Le long du chemin, ma grand’mère adressa la parole à son mari sur le ton de la prière, sans beaucoup de succès, autant que je pus le voir. J’entendis qu’elle insistait :

– Mais après tout, mon ami, c’est une chrétienne et c’est notre nièce !

Dans l’office tout se passa selon le rite habituel. Toutefois, après la dernière oraison, au lieu de faire le signe de croix final, mon grand-père demeura quelque temps penché sur sa chaise. On aurait dit qu’il luttait contre lui-même. Tout à coup, relevant la tête, il dit d’une voix moins assurée :

– Nous allons réciter un Pater et un Ave pour la guérison de… d’une malade de la famille.

Ce fut tout. Mais au bruit de mouchoirs qui s’éleva derrière nous parmi les domestiques du sexe faible, je compris que le jeune Antoine-René-Gaston de Vaudelnay était le seul à ne pas savoir de quelle malade il s’agissait.

D’autres, à ma place, n’auraient pu se tenir plus longtemps de faire des questions. Pour moi, dont les meilleurs amis critiquent le caractère opiniâtre, le résultat fut tout différent. J’aurais vu démolir pierre par pierre le château sans ouvrir la bouche pour demander la cause du cataclysme. Au fond, je m’attendais à ce que les explications viendraient d’elles-mêmes, en quoi je me trompais. Évidemment mon fier silence faisait les affaires de tout le monde.

Deux autres jours se passèrent ainsi, avec de nouveaux cierges de cire à l’église et de nouveaux Pater à la prière du soir. Le troisième jour, un télégramme arriva d’assez bon matin, et toute la famille, sauf moi bien entendu, se réunit presque aussitôt dans le cabinet de ma grand’mère, fait absolument sans exemple, car, entre l’heure de la messe et celle du déjeuner, le sanctuaire ne s’ouvrait pour personne sauf la cuisinière, la femme de charge, le charretier chargé des commissions à la ville, et les religieuses du village préposées au soin des malades et des pauvres. Mais, ce jour-là, toutes nos habitudes semblaient bouleversées. Le déjeuner fut retardé d’un gros quart d’heure, et ma mère partit pour Poitiers après une longue conversation avec sa belle-mère et ses tantes. Mérinos, crêpe, drap noir, couturière, modiste, gants de filoselle, ces mots significatifs avaient frappé mes oreilles pendant une heure. Quelqu’un de proche était mort, mais qui ? Ce n’était pas mon oncle, car j’avais entendu cette phrase prononcée par ma grand’mère :

– Je pense que ce pauvre Jean va revenir tout de suite.

Le soir, à la prière, mon grand-père dit, pour toute oraison funèbre :

– Nous allons réciter un De profundis à l’intention de ma nièce qui sera enterrée demain en Angleterre.

À ce seul mot de De profundis, quelques sanglots éclatèrent discrètement, mais non pas chez « les maîtres ». Selon toute apparence, ma grand’mère et mes tantes avaient pleuré toutes leurs larmes en leur particulier, car leurs yeux étaient fort rouges. D’ailleurs, s’abandonner à l’émotion devant les domestiques, c’était une petitesse dont l’idée ne leur serait pas venue.

Quant à moi, je savais à cette heure qu’une mienne parente venait de mourir en Angleterre ; mais c’était tout. Le degré de la parenté, le nom, l’âge, l’état civil de la défunte, autant de mystères pour moi. Au fond du cœur, j’étais révolté de cette ignorance où l’on me laissait. Le soir, en me déshabillant, ma mère me fit essayer un costume de deuil. À ce coup, je ne pus y tenir plus longtemps.

– Ce sera sans doute la première fois, dis-je d’un air sombre, que l’on verra quelqu’un prendre le deuil sans savoir le nom de la personne qui vient de mourir.

– Comment ! s’écria ma mère. Personne ne t’a rien dit ?

– Non, répondis-je ; mais je ne demande rien. Que les autres gardent leurs secrets ; moi je garderai les miens, quand j’en aurai.

Dieu sait que la menace, de longtemps, n’était pas dangereuse. Néanmoins ma mère, prise d’émotion, de remords peut-être, m’attira sur ses genoux et m’embrassa.

– Mon cher enfant ! s’écria-t-elle, on ne t’a rien dit ! C’est que, vois-tu, nous avons tous été si… si troublés… à cause du pauvre oncle Jean.

– Mais enfin, qui est mort ? demandai-je, renonçant pour cette fois à mon expectative hautaine.

– C’est sa fille qui est morte.

– L’oncle Jean était marié ?

Ma pauvre mère leva les yeux vers le ciel avec l’angoisse d’un pilote égaré parmi les écueils, cherchant sur la côte la lueur salutaire du phare.

– Il a été marié longtemps, répondit-elle. Ta tante est morte, ne laissant qu’une fille, celle qui vient de mourir à son tour.

– Comment donc, demandai-je, résolu à tout savoir pendant que j’y étais, comment donc se fait-il qu’on ne m’ait jamais parlé de la vie ni de la mort de ma tante ? Comment s’appelait-elle ? Ne demeurait-elle pas à Vaudelnay ?

L’idée d’un membre quelconque de la famille habitant ailleurs qu’au château, mais, par-dessus tout, l’idée de l’oncle Jean marié, père, me plongeaient dans une surprise qui restera l’une des plus considérables de ma vie. Ma mère me répondit :

– Ton oncle avait épousé une jeune fille italienne dans un de ses voyages. Ta tante n’est jamais venue ici. Personne de la famille ne l’a jamais vue.

– Mais sa fille, celle qui vient de mourir ? demandai-je.

– Celle-là non plus. Il ne faut pas en parler, surtout à ton oncle, quand il sera de retour.

J’ouvrais déjà la bouche pour un pourquoi passablement justifié, il faut en convenir, mais je devinai sur le visage de ma mère un tel sentiment de contrariété à la seule idée de cette question prévue, que je renonçai à en savoir davantage pour le moment. D’ailleurs, ce qui se passait depuis quatre jours, ce que j’avais appris ce soir-là était déjà pour mon esprit une pâture suffisante. Enfin j’avais pour ma mère une véritable adoration, et la crainte de lui déplaire, à défaut de la discipline sévère où j’étais élevé, m’aurait fermé la bouche. Feignant un calme que je n’avais guère, je répondis :

– C’est bien, maman, je ne dirai rien. Soyez tranquille !

Un de ces bons baisers, tant regrettés à l’heure où ils manquent, me récompensa de ma soumission, et je fis semblant de m’endormir. Mais, de toute la nuit, je ne pus fermer l’œil, et, dans l’obscurité de ma chambre d’enfant, je voyais toujours « la femme de l’oncle Jean », l’Italienne qu’aucun membre de la famille n’avait jamais connue. Je me la figurais, d’après une gravure d’un de mes livres, très brune, avec de grands yeux noirs et de lourdes nattes retenues par les boules d’or de deux épingles. Je l’apercevais distinctement, avec sa serviette pliée en carré sur sa tête, son collier de corail au cou, son corsage blanc aux manches bouffantes, et le panier rempli de fleurs qu’elle portait, sans doute pour son agrément, car il m’était impossible d’admettre que la baronne de Vaudelnay vendît des roses comme la première Transtévérine venue.

Au jour naissant, le sommeil s’empara de moi pour une heure, et lorsqu’on vint me réveiller pour la messe, qui réunissait chaque matin la plupart des habitants du château, il me sembla que je sortais d’un rêve compliqué et fatigant. Mais en voyant, un quart d’heure plus tard, des flots d’étoffe noire s’engouffrer dans le banc de famille, en apercevant les ornements funèbres sur les épaules du curé, dont j’étais régulièrement l’acolyte, il me fallut bien me rendre à l’évidence.

D’ailleurs, sauf l’absence de l’oncle Jean, la couleur de nos costumes et une recrudescence effroyable dans la sévérité de la discipline, rien n’indiquait que les Vaudelnay venaient de perdre un des leurs, et ma pauvre cousine, – j’aurais eu bien de la peine à la désigner par son prénom, – ne faisait guère plus de bruit après sa mort qu’elle n’en avait fait pendant sa vie.

Mais cette tranquillité trompeuse ne devait pas durer longtemps.

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