IV

Deux jours après, une heure avant le dîner, la nuit déjà tombée, j’étais dans le vestibule, occupé à la manœuvre de mes soldats de plomb, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la porte. Au bruit des grelots fêlés, j’avais reconnu un carabas de louage de la ville ; je sortis précipitamment, laissant mes troupes se tirer d’affaire toutes seules, pour savoir qui venait chez nous si tard sans être attendu. J’avais oublié tout à fait l’oncle Jean, disparu déjà depuis plus d’une semaine. C’était lui, mais j’eus peine à le reconnaître sous les manteaux et les cache-nez qui le couvraient. Aussi bien, depuis que je savais son histoire, un peu superficiellement, il faut l’avouer, il me semblait que ce n’était plus le même homme. Ce fut donc avec une sorte de timidité que je m’avançai vers lui pour lui souhaiter la bienvenue ; mais il parut à peine faire attention à moi.

– Bonsoir, bonsoir ! me répondit-il en me tournant le dos, pour prendre dans les profondeurs ténébreuses de la voiture un paquet lourd et volumineux que lui tendit une ombre à peine visible.

Il monta, non sans un peu d’effort, les marches du perron, tandis que l’ombre, une ombre féminine autant qu’on pouvait en juger, mettait pied à terre à son tour.

– Ouvre-moi la porte du salon, commanda-t-il d’une voix brève.

J’obéis ; nous entrâmes dans la vaste pièce à peine éclairée par une lampe brûlant sous son abat-jour au milieu de l’immense table. Mon oncle se dirigea vers un canapé, y déposa son fardeau, écarta quelques plis d’étoffe et j’aperçus, on devine avec quelle surprise, une petite fille endormie.

J’eus peine à retenir un cri d’effroi, d’abord parce que l’enfant, dans une immobilité rigide, avait l’air d’une morte, et ensuite parce que mon pauvre oncle, cité dans toute la province, huit jours plus tôt, pour sa verdeur étonnante, semblait avoir tout à coup vieilli de vingt ans. Il était brisé, courbé, déformé, pour ainsi dire, comme il arrivait à mes soldats de plomb lorsque, d’aventure, mon pied se posait sur eux. Son beau visage, naguère si plein d’une énergie que certains jugeaient trop hautaine, s’était détendu comme un masque mouillé. On n’y lisait plus qu’une sorte d’humilité douloureuse, un doute de soi-même et de toutes choses, navrants même pour un observateur aussi peu profond que je l’étais alors. Je restais là, les yeux et la bouche ouverts, ne sachant que dire et que faire, plus attristé que curieux, sentant que j’allais fondre en larmes si la situation se prolongeait encore une minute. Fort heureusement mon oncle y mit fin en me disant d’une voix qui me parut très dure :

– Monte chez ta grand’mère et prie-la de venir ici toute seule ; toute seule, tu entends ? Vas vite, ne dis rien de plus.

J’escaladai l’immense escalier en quelques bonds. Je me sentais devenir à la fois très grand, à cause du rôle que le hasard me donnait dans ce qui me paraissait un drame à peine vraisemblable, et très petit par le sentiment que j’avais de mon inexpérience et de ma faiblesse en face de ces événements inouïs.

– Grand’mère, m’écriai-je tout essoufflé, oubliant un peu l’étiquette respectueuse qui était de règle à Vaudelnay, il faut descendre au salon, tout de suite, tout de suite ! Et surtout n’amenez personne. Ah ! mon Dieu ! si vous saviez !…

Une jeune femme, à ce message délivré si prudemment, serait tombée dans une crise de nerfs. Mais ma vaillante aïeule en avait vu bien d’autres, comme beaucoup de ses contemporaines. Elle se leva de son fauteuil, remit dans sa poche quelque chose qui, sans doute, était son chapelet, et m’examinant de la tête aux pieds, me demanda :

– Qu’y a-t-il donc ? Une visite ?

– L’oncle Jean ! répondis-je en mettant un doigt sur mes lèvres, et en parlant presque à voix basse.

Là-dessus je m’éloignai, ou pour mieux dire je m’enfuis, trouvant que c’était encore le meilleur moyen de n’être pas obligé de « dire autre chose ». Dans le fond de moi-même, j’étais assez flatté de renverser les rôles. À cette heure, c’était moi qui laissais les autres se creuser la tête et qui refusais de répondre à leurs questions.

Pour être franc, j’avais peu de mérite à ne pas y répondre. D’où tombait cette petite fille endormie ? Au retour de chacun de ses voyages, l’oncle Jean, – c’était une habitude chez lui, – rapportait à Vaudelnay quelque animal exotique, généralement assez mal reçu. Serins de Hollande, marmottes des Alpes, chiens des Pyrénées, tortues d’Égypte, singes d’Algérie, j’avais vu successivement tous ces échantillons du règne animal sortir de ses bagages. Mais une petite fille ! c’était du nouveau, et tout en redescendant l’escalier sans fermer les portes derrière moi, – décidément nous étions en pleine anarchie, – je me demandais :

– Va-t-on lui faire, à elle aussi, une cage où j’irai lui porter du lait et des cœurs de laitue, à l’heure de mes récréations ?

Quand je rentrai dans la pièce, la nouvelle acquisition de l’oncle Jean dormait toujours, et son propriétaire, agenouillé devant le canapé, la dévorait des yeux. De temps en temps il échangeait des sons inintelligibles avec une femme d’aspect modeste, encore jeune, coiffée d’un objet bizarre en paille noire, qui se tenait debout, le regard fixé sur l’enfant, sans faire plus d’attention à ce qui l’entourait, voire même à mon humble personne, que si elle eût été là depuis dix ans. L’oncle Jean, à la fois radieux et absorbé, semblait ravi dans l’extase de la prière, et je ne pus m’empêcher de me dire que je ne l’avais jamais vu si dévot, même le dimanche, au moment de l’élévation de la messe.

Nous étions là, rangés comme les animaux de la Crèche autour de l’enfant Jésus, quand ma grand’mère fit sont entrée. Mon oncle resta comme il était, mais il fit un quart de conversion sur ses genoux, si bien que ce fut à la châtelaine de Vaudelnay qu’il semblait, à cette heure, adresser sa prière.

– Ma sœur, dit-il, d’une voix très douce, presque craintive (et cependant je voyais le sillon tracé par la balle dans le crâne de ce pusillanime), ma sœur, elle avait une petite fille. Voulez-vous, pour la grâce du bon Dieu que vous aimez tant, recevoir chez vous la pauvre orpheline sans abri ?

J’ai vu depuis, dans plus d’un œil féminin, les éclairs des passions, des tendresses, des enthousiasmes qui peuvent y luire, effrayantes ou sublimes. Jamais je n’ai vu la bonté, la compassion, la charité avec sa douce flamme, embellir à ce point un visage resté plein de grâce sous ses cheveux blancs. Ô grand’mère, comme je vous remercie d’avoir fait comprendre à ma jeune tête blonde ce que ma vieille tête grise croit encore aujourd’hui, elle qui a désappris tant d’autres articles de foi du symbole humain !

Oui, toutes les raisons qui peuvent nous faire tomber à genoux devant les femmes, la meilleure de toutes est leur bonté – quand elles sont bonnes.

On n’arrive pas à onze ans, même dans un château du Poitou sous la deuxième république, sans avoir lu beaucoup d’histoires d’enfants recueillis par des âmes charitables, et Dieu sait qu’il n’existait pas, de Tours à Angoulême, une chrétienne plus charitable que la marquise de Vaudelnay. Je m’attendais donc, surtout après le regard que je viens de décrire, à voir ma grand’mère étreindre sa petite nièce dans ses bras, car je comprenais bien que c’était la petite-fille de mon oncle, ma cousine issue de germains, qui dormait là d’un sommeil déjà résigné, comme un agneau séparé le matin de sa mère. J’avais envie de crier à mon oncle :

– Mais relevez-vous donc ! On dirait que vous demandez quelque chose de difficile !

Probablement que le pauvre baron savait mieux que moi la difficulté de ce qu’il demandait, car il restait à genoux, un œil sur le visage de l’enfant ou les premières contractions du réveil se manifestaient, l’autre sur ma grand’mère qui, à cette heure, semblait réfléchir. Ah ! si l’on m’avait dit la veille que « notre maîtresse », ainsi que l’appelaient les villageois, aurait eu besoin de réflexion pour accueillir non pas une pauvre orpheline sortie du sang des Vaudelnay, mais la fille de la plus inconnue des mendiantes !

Comme si elle avait voulu gagner du temps, ma grand’mère fit cette question que je ne pus m’empêcher de trouver au moins inutile dans la circonstance :

– Mon pauvre Jean, pourquoi ne nous avez-vous pas dit qu’elle avait une fille ?

L’oncle répondit en serrant les mâchoires, comme s’il avait broyé ses paroles avant de les laisser sortir :

– Tout simplement parce que je n’en savais rien.

– Pauvre mignonne ! Elle vous ressemble.

J’avais toujours considéré les jugements de ma vénérable aïeule comme infaillibles ; mais, cette fois, le doute pénétra dans mon âme. Si ce petit visage rose entouré de cheveux noirs emmêlés ressemblait à cette figure aux tons de parchemin, coupée durement d’une moustache grise, surmontée d’une chevelure taillée en brosse, on pouvait aussi bien dire que je rappelais les diables cornus sculptés dans le portail de Sainte-Radegonde.

– Attendez-moi, dit soudain ma grand’mère ; je vais parler à celui qui est le maître ici. Espérons qu’il cédera.

Sur ces entrefaites, l’enfant s’était éveillée et tournait autour d’elle, sans remuer la tête, des yeux effarés, si noirs qu’on aurait dit deux petits globes de charbon nageant dans deux cuillerées de lait. Mon aïeule demanda :

– Comment se nomme la petite ?

– Rosamonde.

Je vis que ce nom bizarre ne produisait pas une impression excellente sur celle qui l’entendait. Néanmoins la châtelaine se penchait tendrement sur sa petite-nièce pour l’embrasser, lorsque l’enfant, à la vue de ce visage inconnu qui s’approchait du sien, se mit à pousser des cris de Mélusine.

– Pour l’amour du ciel, faites-la taire ! s’écria ma grand’mère en se retirant, un peu découragée.

Moi je pensais :

– Rosamonde, ma chère, vous faites une fameuse bêtise pour vos débuts à Vaudelnay. Ne pas vouloir embrasser grand’mère !

Déjà la femme au chapeau de paille noire s’était approchée de sa pupille et cherchait à l’apaiser, en lui parlant dans cette même langue mystérieuse.

– Attendez-moi, répéta mon aïeule. Je vais parler à mon mari. Toi, Gaston, va travailler à tes devoirs jusqu’au dîner.

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