V

Tout en faisant semblant de travailler, je prêtais l’oreille pour deviner le sort de la pauvre Rosamonde, mais le château était si grand qu’on aurait pu donner un bal à une extrémité, et célébrer des funérailles à l’autre, sans que les invités respectifs à chacune des cérémonies en éprouvassent la moindre gêne.

Toutefois quand j’entrai dans la salle à manger, une bonne heure plus tard, je crus comprendre que tout était arrangé pour le mieux. À l’autre bout de la longue table, en face de ma chaise, un fauteuil d’enfant très haut sur pieds, ma propriété d’autrefois, supportait déjà mademoiselle Rosamonde. Et telle était la discipline sévère de Vaudelnay que tout le monde prit sa place sans paraître faire attention à la nouvelle venue qui, tout au contraire, dévisageait avec une sorte d’effroi – silencieux, Dieu merci ! – toutes ces figures inconnues. Elle mangeait sans rien dire, d’assez bon appétit, servie par sa gouvernante, couvée à la dérobée par les regards de huit paires d’yeux ou plutôt de sept, car le chef de la famille ne tourna pas une seule fois le visage du côté de la pauvrette. À la fin, elle prit le parti de s’endormir, à mon grand effroi, car je savais par expérience de quels châtiments une pareille infraction aux convenances était punie. J’aurais voulu être à côté d’elle pour la pincer et lui épargner les désagréments qui l’attendaient. Mais il faut croire que, pour ce premier soir, l’amnistie était prononcée d’avance, car personne n’eut l’air de rien voir. Le moment venu de se rendre à l’office pour la prière, mon oncle dit quelques mots en anglais – j’ai fait depuis de sérieux progrès dans cette langue – à la gouvernante de sa petite-fille, qui fut doucement tirée de son sommeil. Tous trois, alors, se dirigèrent vers la porte de droite qui conduisait aux appartements, tandis que le reste de la famille gagnait la porte de gauche, celle de la galerie. À ce moment, la crise reculée ou dissimulée jusqu’à cette heure éclata, lorsque personne ne l’attendait. Mon grand-père s’arrêta court, se tourna vers le groupe des dissidents et d’une voix d’autorité qu’on entendait rarement, que je n’entendais jamais sans frissonner de tous mes membres, il demanda :

– Pourquoi cette enfant ne vient-elle pas prier avec tout le monde ?

Un léger tressaillement se fit voir sur les traits de l’oncle Jean, comme à l’approche d’un danger. Il répondit ces paroles qui tombèrent lourdement au milieu du silence général :

– Parce qu’elle est protestante, mon frère.

On peut être certain, dans le sens le plus rigoureux du mot, que les murs du château n’avaient rien entendu de semblable jusqu’à cette heure. Dieu me garde de réveiller des souvenirs sur lesquels vont s’entasser rapidement, désormais, les couches de poussière des générations devenues indifférentes. Si j’ai lieu d’être fier de l’histoire des Vaudelnay à toutes les époques, je ne crains nullement d’avouer que j’en effacerais de bon cœur plus d’un épisode, par trop accentué dans le sens contraire aux principes religieux professés alors par la pauvre Rosamonde. Mes aïeux avaient la main lourde quand ils estoquaient au nom du roi ; mais quand la religion se mettait de la partie, leur main devenait massue, et gare à qui passait à portée des coups ! En ces temps-là je n’aurais pas donné une drachme de la vie d’un des nôtres, s’il eût osé faire, en face du chef de la famille, une profession de foi du genre de celle que je venais d’entendre.

Pour tout le monde, le siècle avait marché et le règne de Louis-Philippe, sur bien des points, n’avait eu que des rapports éloignés avec ceux de Charles IX et de Louis XIV. Mais mon grand-père en était encore, lui, à peu de chose près, à la révocation de l’Édit de Nantes, car, depuis la prise de la Bastille survenue quand il avait vingt-cinq ans, l’horloge de l’histoire semblait s’être arrêtée chez nous, comme il arrive dans les maisons secouées par un tremblement de terre.

Il est probable que le cher vieillard ne fut guère plus ébranlé par la nouvelle du supplice de Louis XVI qu’il ne le fut ce soir mémorable où il apprit que la petite-fille de son frère était protestante. Il va sans dire que j’étais incapable de faire alors les réflexions qui précédent. Mais je sens encore aujourd’hui le frisson qui passa dans mes épaules au regard que le chef de ma famille jeta sur l’innocente renégate. Heureusement, dans cette génération, l’on restait maître de ses nerfs même en présence de l’échafaud.

Mon grand-père ne dit pas un mot ; sans doute parce qu’il sentait sur ses lèvres un mot irréparable et qu’il voulait se recueillir avant de rendre sa sentence. La troupe fidèle reprit sa route vers la terre promise de l’office où l’on allait prier, précédée, en guise de colonne de feu, par le vieux François portant une des lampes. Le trio rebelle continua sa route vers le désert du salon et, comme j’étais d’assez grande force en histoire sainte, je ne pus m’empêcher de comparer le sort de mon oncle à celui d’Agar, disparaissant avec son fils dans la profondeur des solitudes désolées.

La prière eut lieu comme à l’ordinaire, sauf que l’examen de conscience fut prolongé par mon grand-père dans des proportions absolument invraisemblables. N’ayant pas, à cette époque, une provision d’iniquités suffisante pour m’occuper si longtemps, je pensais à ma jeune cousine.

– Pauvre petite ! me disais-je. Comme il est dur de penser qu’elle grillera dans l’enfer pendant l’éternité, de compagnie avec le chapeau de paille noir de sa bonne, tandis que j’aurai en partage les joies du paradis, moi et tous ceux qui sont agenouillés là, par terre ou sur des chaises, même le jardinier mon ennemi auquel, je l’espère du moins, Dieu fera la grâce de pardonner avant sa dernière heure !

Ainsi qu’on peut le voir, je n’étais pas, en théologie, de l’école des liguoristes, puisque je damnais la pauvre Rosamonde sans aucune rémission, sur sa seule qualité d’hérétique. Mais son sort en ce bas monde était moins facile à régler.

– Jamais, pensais-je tristement, on ne lui permettra de passer la nuit sous le même toit que nous. Que deviendra-t-elle ? Sur quelle pierre, sous l’abri de quel buisson reposera-t-elle sa tête ? Aussi, quelle idée d’être protestante !

Je revins au salon avec tout le monde, le cœur affreusement serré, m’attendant à quelque exécution terrible. Heureusement nous ne trouvâmes dans le désert du grand salon ni Agar ni Ismaël, c’est-à-dire ni l’oncle Jean, ni la petite Rosamonde, ni sa bonne. Je dois même dire, pour rendre justice à tout le monde, que ma satisfaction sembla partagée par toute la famille, à commencer par mon grand-père. Malgré tout ce que j’ai dit, le saint vieillard aurait été le plus malheureux des hommes, j’en suis sûr, s’il avait dû, cette nuit-là, recommencer la Saint-Barthélémy pour son compte, en mettant sa petite-nièce à la porte. Les autres membres de la famille, même les ancêtres, n’étaient pas plus fanatiques, aussi personne n’eut garde de faire la moindre allusion aux drames de la soirée. Pour ma part, je n’en soufflai mot à être vivant jusqu’à l’heure, bientôt venue, où je me trouvai seul avec ma vieille Justine.

– Où est-elle ? demandai-je tout bas, comme si nos murs n’avaient pas eu, pour être sourds, les meilleures raisons du monde.

– Pauvre petite ! elle dort déjà. Madame la Mère lui a fait préparer un lit au deuxième étage de la petite tour, au-dessus de l’appartement de M. le baron. Nous sommes toutes allées la voir par l’escalier dérobé, mais M. le baron monte la garde à sa porte et ne veut laisser entrer personne. Il ressemble à un lion qui défend ses petits.

Je me demande où Justine avait jamais pu voir un lion dans l’exercice de ses fonctions paternelles, mais cette comparaison vigoureuse ne laissa pas de me frapper vivement l’imagination. Toute la nuit je rêvai de Rosamonde. Je la voyais dormir sous un arbre bizarre qui était sans doute un palmier, gardée par un monstre à crinière qui avait les yeux noirs et la moustache en brosse de l’oncle Jean.

Au moment où j’écris ces lignes, elle repose encore, la chère créature, non loin de la petite tour où elle dormit si bien cette nuit-là, et c’est toujours l’oncle Jean qui la garde…

Que de douleurs et que de joies, que de larmes et que de sourires ont passé entre ces deux sommeils ! Pauvre cher oncle Jean ! veillez bien sur l’orpheline en attendant qu’un autre aille prendre place et faire bonne garde, lui aussi, près de celle qui fut tant aimée !

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