IX

À la fin de ma première année de droit, je subis assez gaillardement l’épreuve de l’examen. J’aurais mauvais goût à blâmer la facilité du programme ou l’indulgence des juges ; toutefois, depuis ce premier succès de ma carrière intellectuelle, je n’ai jamais pu entendre dire qu’un jeune homme a échoué dans ces peu terribles débuts, sans me sentir plein pour lui d’une pitié profonde.

Les vacances me rappelaient à Vaudelnay, mais, auparavant, un impérieux devoir m’obligeait à rendre visite à l’oncle Jean et à sa petite-fille. Grâce à Dieu, mes amis et mes amies du grand monde étant dispersés dans toutes les directions ; je n’avais rien de mieux à faire à cette heure que de me montrer bon parent.

Mais la difficulté – elle était sérieuse, – consistait à découvrir l’adresse du baron de Vaudelnay. La demander à ma mère ? C’eût été faire l’aveu d’une coupable négligence. Fort heureusement le notaire de la famille, que je ne manquais pas d’aller trouver dans son étude le premier de chaque mois, devait posséder ce renseignement indispensable. En effet j’appris par lui que le vieillard demeurait rue d’Assas. Je pris un fiacre pour me rendre chez mon oncle, d’abord pour ne pas faire à ses yeux l’étalage de mauvais goût de ma voiture, de mon cheval et de mon groom, et ensuite parce que les pavés de la rive gauche, brûlés parle soleil de juillet, ne valaient rien pour les pieds d’Annibal qui avait la sole sensible comme l’épiderme d’une nymphe.

En apprenant du concierge que le baron était seul chez lui – au quatrième étage et quel escalier ! – je me sentis aussi ému que je l’avais été huit jours plus tôt devant mes examinateurs. Même, tout en montant les marches, je me disais qu’on peut toujours trouver moyen d’ânonner quelques phrases sur la condition des affranchis ou sur l’incapacité des mineurs. Mais que répondre si, là-haut, on me posait cette « colle » redoutable :

– Pourquoi n’es-tu pas venu nous voir plus tôt ?

Il faut croire que l’oncle Jean n’avait pas trop souffert de la rareté de mes visites, car il m’accueillit comme si nous nous étions quittés la veille, avec cette bonté triste et ce sourire résigné que je lui connaissais, depuis le soir où il était rentré à Vaudelnay rapportant Rosie entortillée dans sa couverture.

Pauvre oncle ! il avait franchi une étape de plus dans la vieillesse. Il était facile de voir que la prochaine halte serait la dernière. Il portait ses cheveux blancs très longs ; sa taille s’était voûtée ; ses vêtements, d’un entretien irréprochable, trahissaient la pauvreté. J’eus un léger malaise en les reconnaissant, pour les avoir vus jadis à Vaudelnay… Je me hâtai de parler de ma cousine.

– Elle est à sa peinture, dit mon oncle. Ah ! c’est vrai : tu ne sais pas ! Elle a pris une rage de barbouiller des toiles. En toute justice elle a du talent. Du reste, regarde.

Sur les murs s’étalaient quatre ou cinq tableaux dont j’aurais eu quelque peine à discerner le mérite, non seulement parce que j’étais loin d’être clerc en peinture, mais aussi parce que, subitement, mes yeux se trouvèrent un peu brouillés. Ces toiles étaient des vues de Vaudelnay, du parc, des environs, probablement faites de mémoire. Sur la table un chevalet de velours supportait un dessin qui acheva de me troubler la vue, car il représentait mon jardin quelque onze ans plus tôt.

L’oncle Jean, très vivement, fit volte-face et s’en fut regarder le ciel par la fenêtre.

– Tu vas sans doute retourner là-bas ? me dit-il après une minute de silence. Je sais que tu es reçu, et je t’en félicite.

– Vous savez ?… balbutiai-je. Comment l’avez-vous appris ?

– Par ta cousine, je crois. Cette petite est une gazette ambulante et me raconte tout ce qui se passe à Paris ; ce qui se passe de bon, bien entendu. Car moi, je ne sors plus guère. Les jambes…

Il acheva ce qu’il voulait dire par une grimace que je lui avais toujours connue, quand il voulait éviter un jugement sévère sur les personnes ou sur les choses.

– Ma cousine sort beaucoup ? demandai-je.

Si j’avais exprimé toute ma pensée j’aurais dit :

– Elle ferait mieux de peindre moins, et de tenir compagnie à son vieux grand-père.

L’oncle répondit sans avoir l’air d’en vouloir le moins du monde à cette coureuse :

– Dieu merci ! nous avons toujours Lisbeth qui est une duègne irréprochable. Pauvre Rosie ! elle sera désolée d’avoir manqué son cousin !

– Mais je lui donnerai bientôt l’occasion de se consoler, dis-je poliment. Je reviendrai.

– Pas avant les vacances ? Tu vas partir ?

– Demain matin.

L’oncle eut un sourire imperceptible dans lequel je lus tout un chapitre de philosophie.

Décidément la conversation manquait d’entrain. Je réfléchissais, à part moi, qu’il est très difficile de trouver quelque chose à dire aux gens que l’on rencontre une fois par an, tandis qu’une heure semble courte à l’intimité de chaque jour. Mon oncle réfléchissait aussi. Tout à coup il tourna vers moi un de ces regards subitement attendris que je lui connaissais depuis l’enfance de Rosie.

– Écoute, fit-il, tu leur diras que je les aime de tout mon cœur, et ces mots-là, tu as pu le constater, ne reviennent pas souvent dans ma bouche. Voilà ma commission pour les vivants, qui ne sont que deux : ton père et ta mère. Quant aux morts, qui sont beaucoup plus nombreux, tu leur diras – son regard avait changé d’expression – tu leur diras que je leur pardonne. De cette façon, il n’y aura aucun moment de gêne, lors de mon arrivée parmi eux.

Sa belle figure se réveilla sous une expression moqueuse de défi jeté à Celle qui devait – probablement bientôt – le réunir aux ancêtres. Il eut cette plaisanterie de vieux soldat :

– L’entrevue sera déjà bien assez froide.

Ces paroles me remirent dans l’esprit mainte question que je n’avais pas osé faire dix ou douze ans plus tôt, que je n’avais pas songé à faire depuis, distrait que j’étais par des sujets plus modernes. Je demandai au vieillard, retrouvant, sans l’avoir cherchée, la façon de lui parler que j’avais dans mon enfance :

– Oncle Jean, votre vie ne m’est pas plus connue que si vous étiez pour moi un étranger. Ne vous semble-t-il pas que je devrais en savoir au moins quelque chose ?

– Te voilà devenu bien curieux tout à coup !

En me parlant ainsi, le baron s’efforçait d’exprimer l’ironie. Mais je vis bien que ma question, quoi qu’il en eût, lui causait du plaisir.

– Après tout, dit-il, c’est ton droit. La vie de chacun de nous, bonne ou mauvaise, utile ou perdue, appartient à notre lignée, et c’est à tes mains qu’est confié désormais l’avenir du bon vieux nom. Je souhaite, mon cher enfant, qu’il te porte plus de bonheur qu’il n’en a porté à moi ainsi qu’aux miens.

Son visage, très triste un instant, devint très grave. À mon grand étonnement, le vieillard s’inclina devant moi avec une sorte de respect.

– Futur marquis de Vaudelnay, dit-il, voici la confession d’un des vôtres qui fut jugé sévèrement par ceux de son époque. Vous serez peut-être plus indulgent.

L’oncle se moquait-il de moi ? Je me le suis demandé et me le demande encore. Ce qu’il y a de certain c’est que j’envoyais à cette heure ma curiosité à tous les diables, prévoyant plus d’une comparaison embarrassante pour moi dans la confession qu’on m’annonçait. La voici, quelque peu résumée, et cependant le baron n’était pas homme à s’étendre inutilement sur sa propre histoire.

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