X

La Révolution trouva le château de Vaudelnay peuplé des mêmes habitants que j’y avais trouvés moi-même, quelque cinquante ans plus tard. Je parle des ancêtres, cela va sans dire. Balthazar de Vaudelnay, le dernier marquis de l’ancien régime, venait de mourir juste à temps pour que mon grand-père profitât, l’un des derniers parmi la noblesse française, de l’institution prête à périr du droit d’aînesse. Il hérita seul du château, des terres, de toute la fortune, et bien que ses vingt-cinq ans ne fissent que de sonner, il entra dans son rôle de chef de famille, aussi sérieux, aussi respecté, aussi bien obéi de son frère et de ses deux sœurs que s’il eût été un vieillard blanchi par l’âge.

L’obligation de veiller sur ses deux cadettes, ma tante Frédérique et ma tante Alexandrine, peut-être une sage prévoyance de l’avenir, l’empêcha de prendre part à l’émigration, et la tempête passa sur ces trois aristocrates sans balayer leur têtes là où elle en avait roulé tant d’autres moins jeunes. Toutefois, pour sauver, en cas de malheur, le dernier bourgeon de la vieille tige, mon grand-père avait confié mon oncle Jean à l’un de ses voisins et de ses amis prêt à partir pour l’Angleterre. Le jeune émigré de douze ans ne devait revoir le sol natal que trente-cinq ans plus tard, c’est-à-dire vers la fin du règne de Charles X.

Je laisse volontairement de côté toute la première partie de son histoire, non pas la moins intéressante, mais la moins directement liée à la suite de ce récit. D’abord étudiant en Angleterre, puis l’un des plus jeunes officiers de l’armée des Indes, Jean de Vaudelnay, dont l’humeur était aussi indomptable que sa bravoure était brillante, quitta, par suite de désaccord avec ses chefs, une position qui pouvait le conduire à la fortune. Devenu libre, il regagna la France… par le chemin des écoliers. Cette route accidentée le conduisit en Italie qu’il comptait traverser lentement. Mais il comptait sans le destin qui devait y décider de son existence.

Épris d’abord d’une soudaine passion pour la peinture qui se révélait à lui comme un monde encore ignoré, le jeune homme s’attarda longuement dans les galeries les plus célèbres et dans les meilleurs ateliers. L’un de ceux-ci, rendez-vous des étrangers de distinction qui passaient à Florence, l’éblouit par un chef-d’œuvre auprès duquel pâlirent les toiles des grands maîtres, car ce chef-d’œuvre était vivant. Laura Scarpi, la rose de la Toscane, ainsi que tout Florence l’appelait, conquit, par son premier regard, le cœur de mon oncle. Elle était la fille d’un peintre plus riche de gloire que d’argent. Quant à sa mère, l’oncle Jean ne m’en a pas dit un seul mot.

Dieu sait quel mystère demeure à jamais caché sous ce silence. Il va sans dire que la loyauté du baron de Vaudelnay, devenu le fiancé de mademoiselle Scarpi, dut se montrer moins réservé à l’égard du chef de famille. Une chose est certaine : le voyageur fut informé que les portes de la maison paternelle ne pouvaient se rouvrir que pour lui seul. Ce n’était pas le moyen de changer la résolution d’un homme de sa trempe. Il me le disait lui-même :

– Je serais plutôt rentré à Vaudelnay sans ma tête que sans la femme à qui j’avais donné ma foi.

Le mariage eut lieu, mariage suivi, selon le récit laconique de mon oncle, « de vingt ans d’exil, de pauvreté et de bonheur ». Il ne m’en raconta pas davantage sur cette période de sa vie, et je me souviens que cette froide réserve fut pour ma curiosité de jeune homme un étonnement, aussi bien qu’une déception. Je n’avais pas encore compris qu’il est des bonheurs que l’on savoure à genoux, silencieusement, tant qu’ils durent, que l’on enferme plus mystérieusement encore dans son cœur quand ils ne sont plus…

Ces vingt ans d’azur et de paix finirent brusquement dans la nuit sombre de l’orage. La mort prit à mon oncle celle qui était la plus grande part de sa vie, mais, sur la tombe à peine fermée, une rose éblouissante fleurissait. Laura Scarpi laissait une fille de dix-huit ans, celle qui devait être la mère de Rosie.

Pauvre oncle Jean ! Quand il était obligé de parler de son bonheur perdu, les mots ne sortaient qu’avec effort de ses dents serrées. Et quand il arrivait à des souvenirs douloureux, c’était encore pis, si bien qu’il fallait toujours deviner des choses qu’il ne disait pas.

Il me laissa donc deviner plutôt qu’il ne m’apprit l’autre catastrophe de sa vie. Un jeune Anglais, cadet d’une grande famille, vint à Florence et fut frappé de ce même coup de foudre qui avait décidé de l’existence du baron de Vaudelnay. Celui-ci n’avait jamais été d’humeur facile, mais le malheur avait encore aigri son caractère indomptable. Froissé de certaines assiduités qu’il jugea compromettantes, dévoré à l’égard de sa fille de cette jalousie maladive dont les pères qui ont beaucoup aimé offrent parfois l’exemple, croyant, pour tout dire, à une vulgaire tentative de séduction, le bouillant Français fît un éclat. Sir George Melvil ne sut pas ou ne voulut pas s’expliquer ; d’ailleurs, à cette époque, la haine entre les deux nations atteignait son apogée. Une rencontre eut lieu dont le souvenir resta imprimé à tout jamais en creux dans la boîte osseuse de mon oncle. Enfin je venais d’apprendre pourquoi il s’était battu avec « le monsieur ».

– Il faut être juste, ajouta mon oncle, je m’étais battu un peu vite avec cet étourdi de George, et, quand je me réveillai dans mon lit d’un cauchemar assez long, il m’eût été difficile de dire lequel était le plus désolé de ce diable de garçon ou de ma pauvre fille.

Il était écrit que les Vaudelnay de cette génération devaient tous mourir octogénaires. L’oncle Jean se guérit contre tout espoir et, comme sa blessure l’avait rendu plus patient, il voulut bien prêter l’oreille à des explications qui d’abord le satisfirent. L’amour avait pu faire perdre la raison à sir George, mais ce jeune homme n’avait jamais perdu le respect : l’objet de sa passion soupçonnait à peine l’étendue du mal causé par ses beaux yeux.

L’oncle Jean reprit confiance et crut, voyant sa fille si calme, qu’il en serait quitte pour une gouttière dans la voûte de son crâne. Il comptait sans les surprises perfides de l’amour.

Ma jeune parente s’éprit à son tour d’une ardente affection pour l’homme qui avait failli la rendre orpheline, et quand le blessé fut délivré des médecins, ce fut pour entendre une autre antienne. Donner sa fille à un Anglais, à un protestant, à un cadet sans fortune ! Il serait mort plutôt, car, en dépit de l’opinion défavorable que les siens avaient de lui, il était resté de cœur et d’esprit aussi Vaudelnay qu’un Vaudelnay peut l’être. Sir George essuya le plus énergique refus. La nouvelle Chimène se jeta aux pieds de son père en les arrosant de ses larmes, mais il faut croire que mon oncle n’admettait pas les dénouements à la façon de Corneille.

– Entre moi et cet étranger tu dois choisir, dit-il à sa fille. Si tu te décides pour lui, je te jure que tu n’entendras plus parler de moi jusqu’à ta mort.

Ma belle parente avait dans les veines le sang des Vaudelnay renforcé par du sang de Florentine. Elle se prononça pour l’étranger. Peut-être croyait-elle que le serment de son père ne tiendrait pas devant sa tendresse. Pauvre infortunée ! Il fallait qu’elle connût bien peu celui dont elle était la fille ! Jamais, hélas ! serment inhumain ne fut mieux tenu.

Les nouveaux époux partirent pour l’Angleterre, et l’oncle Jean, seul au monde désormais, vint frapper à la porte de Vaudelnay que rien ne tenait plus fermée, à cette heure, devant cet enfant prodigue de cinquante ans. Bien qu’il se soit montré, le pauvre vieillard, aussi discret sur ce point que sur les autres, j’ai pu comprendre, néanmoins, que ni son frère ni ses sœurs n’ont arraché aux pâturages de Vaudelnay le moindre veau gras pour fêter son retour. On l’accepta et l’on voulut bien ne pas ouvrir la bouche sur ses erreurs passées, mais rien de plus. D’ailleurs mes propres souvenirs étaient encore vivants. Je revoyais l’oncle Jean silencieux, renfermé en lui-même, presque isolé au milieu des siens. Il était évident que l’orgueil austère des Vaudelnay ne lui avait jamais pardonné deux crimes : sa propre mésalliance et l’union de sa fille avec un Anglais hérétique, bien que, de bonne foi, ce dernier malheur ne lui fût guère imputable.

Mais il était réservé à d’autres chagrins. Tout d’abord il eut la douleur d’apprendre que sir George Melvil n’avait pas été beaucoup mieux accueilli en Angleterre que lui-même ne l’avait été en France. À son gendre on reprochait d’avoir épousé une étrangère sans fortune, catholique, fille d’une mère sans naissance. De plus ce mariage faisait évanouir les rêves brillants d’une autre union plus avantageuse, caressés depuis longtemps pour son fils par lord Melvil, le grand-père maternel de Rosie.

Le jeune couple vécut donc à l’écart, aussi pauvre mais non moins béni par l’amour que l’avait été l’oncle Jean dans sa petite maison de Florence. Puis encore une fois la mort fit son œuvre maudite ; du moins elle ne sépara point ceux qui s’aimaient : sir George et sa femme encore jeune, se suivirent dans la tombe à quelques semaines de distance, laissant la petite Rosamonde, âgée de six ou sept ans, sans autre appui que son aïeul maternel. Que pouvait le vieillard, sinon de pardonner à sa fille mourante et de venir frapper avec l’enfant à la porte du manoir de famille ?

– C’est ce que je fis, dit mon oncle en achevant son récit. Tu étais là ; tu as tout vu… Au propre comme au figuré, l’on peut dire que tu as ouvert à ta cousine les portes de Vaudelnay.

– Qui ne se sont jamais refermées, ajoutai-je avec un mouvement d’affection très sincère. Oncle Jean ! pourquoi ne viendriez-vous pas chez nous pour y passer les vacances avec Rosie ? Mes parents seraient si heureux ! Ma cousine aussi, j’en suis sûr.

Un éclair brilla dans les yeux du baron, tellement que je m’attendais à le voir accepter séance tenante. Puis subitement, – sur ce beau visage loyal de vieux gentilhomme on lisait comme sur celui d’un enfant, – une expression d’embarras, presque de crainte, vint succéder à la joie. L’oncle Jean baissa les yeux. Dieu me pardonne ! on aurait pensé que je l’intimidais. Je crus avoir deviné ce qui causait cet air déconfit, et, comme j’étais encore tout vibrant de l’enthousiasme causé par le récit romanesque à peine achevé, je fis appel à toute ma diplomatie et je dis d’un ton plaisant :

– Tenez, mon oncle, je vois où le bât vous blesse. Gageons que vous avez fait quelques folies de jeune homme et que… vous êtes en avance sur votre pension. Pourquoi ne renverserions-nous pas, dans l’occasion, le vieil ordre des choses ? Assez longtemps l’on a vu les oncles prêter quelques louis à leurs neveux pris de court par leurs fredaines…

– Tu es un brave garçon ! interrompit mon oncle en me tendant la main. Parole d’honneur ! j’accepterais ce que tu m’offres s’il en était besoin, ne fût-ce que pour édifier les neveux de l’avenir en leur montrant que les oncles rendent ce qu’ils empruntent. Mais la question d’argent n’est pas ce qui m’arrête. Une ou deux affaires impossibles à remettre me retiennent ici pour une semaine ou deux, peut-être plus.

– Qu’à cela ne tienne. Quand vos affaires seront finies, mettez-vous en route. En arrivant à Vaudelnay, je vais faire mon rapport à mes parents et, bon gré mal gré, ils vous obligeront à nous rendre visite. Nous viendrions plutôt tous trois vous chercher !

– Bon, fit mon oncle. Nous verrons ; je ne dis pas non. En attendant, charge-toi pour eux de toutes nos tendresses.

L’heure était venue de prendre congé, chose d’autant plus facile qu’on ne faisait rien pour me retenir. Mon oncle, évidemment, ne tenait pas à me voir rencontrer ma cousine. Il m’accompagna jusqu’à l’escalier, à travers un véritable dédale de fleurs, de plantes vertes et d’oiseaux.

– Si j’en juge par ce que j’aperçois, remarquai-je, votre petite-fille est restée campagnarde.

L’oncle Jean leva les yeux au ciel avec un désespoir comique.

– Tu ne vois rien ! gémit-il. Rosie nourrit des poissons rouges dans sa chambre, et dans un coin du grenier, Lisbeth, à ses heures perdues, soigne l’éducation d’une famille de lapins blancs. En voilà qui doivent s’amuser !

– Des lapins de la race de Vaudelnay, peut-être ? demandai-je en songeant à l’admiration de Rosie pour mes élèves de jadis.

– C’est bien possible, fit mon oncle d’un air distrait.

Nous nous quittâmes en nous disant : – À bientôt, – locution parallèle à cette autre : Votre couvert est toujours mis. La phrase est courte, harmonieuse et n’engage rien.

J’arrivai le surlendemain soir à Vaudelnay, moulu par les fatigues d’un voyage interminable, car j’avais tenu à ne pas quitter Annibal que le chemin de fer énervait beaucoup, et que je désirais offrir intact à l’admiration des Poitevins en général et de mon père en particulier.

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