VIII

Je me soignai du mieux qu’il me fut possible, et ma santé sortit victorieuse des émotions que je venais de traverser. Pour être franc, je ne fus pas douze heures au collège sans constater que la discipline y était moins sévère qu’à Vaudelnay, que les plaisirs de mon âge m’y attendaient en plus grand nombre. Cependant, par une sorte de politesse affectueuse pour ma famille, j’eus soin de ne pas manifester trop clairement cette surprise agréable, et j’eus le tact de laisser croire que les blessures de mon cœur prenaient du temps pour se cicatriser.

« Tâche de ne pas trop penser à nous, écrivait ma mère. Tu te ferais du mal, mon cher Gaston ! »

Hélas ! si elle avait pu entendre son cher Gaston remplissant de ses cris joyeux les quinconces des grandes cours, si elle avait pu le voir vainqueur à tous les jeux, triomphateur dans toutes les batailles, elle aurait été bien vite rassurée ! Bientôt son cœur maternel fut assailli d’une autre crainte. Grâce au bon curé de Vaudelnay, j’étais, sans que personne s’en doutât et sans m’en douter moi-même, d’une jolie force dans toutes les matières qui composaient le programme peu chargé de ma classe. Les premières compositions me révélèrent comme destiné à tous les succès.

« Nous sommes fiers de tes bonnes places, m’écrivait-on. Mais ne travaille pas trop ! »

C’est, j’en ai peur, de tous les conseils que m’a donnés ma mère, le seul que j’ai toujours pieusement suivi.

Les vacances de Pâques me virent arriver à Vaudelnay resplendissant de santé, chargé de diplômes, de croix et de témoignages. Rien qu’à la façon dont mon grand-père m’embrassa, je compris que le temps était passé où je n’avais le droit, quand nous étions à table, ni d’accepter du vin d’extra ni de refuser des épinards. Je sentis que j’étais devenu quelqu’un, d’autant plus que mon uniforme, dans lequel j’apparaissais pour la première fois, me semblait devoir rehausser extrêmement la dignité de mon apparence. Durant une heure, la famille assemblée spécialement en mon honneur m’examina, me pesa, me mesura comme si je venais de faire le tour du monde. L’aréopage décida contradictoirement que je rappelais d’une façon prodigieuse mon ancêtre l’amiral, qui était brun avec le visage en lame de couteau, mon arrière grand-oncle l’archevêque, qui était camard, et une parente encore vivante, Dieu merci, qui passait, je l’avais entendu dire plus d’une fois, pour une des jolies femmes blondes de la cour de Charles X.

Au milieu de ces discussions agréables, l’heure du dîner arriva. Comme nous allions nous rendre à table, une petite personne, que je ne reconnus pas tout d’abord tant elle avait grandi, s’approcha de moi plus timidement, je le gagerais, que la parente ci-dessus nommée n’abordait le dernier roi de la monarchie légitime.

– Tiens, Rosie ! m’écriai-je d’un air affable de bon prince. Tu es donc toujours ici ?

Au regard que me jeta l’oncle Jean, il me vint un soupçon que la phrase n’était pas des plus heureuses, mais, dans l’agitation générale, personne que lui n’avait dû la remarquer. Je réparai mes torts en embrassant ma cousine qui ne levait pas les yeux sur moi, et en lui donnant la main pour passer à table. J’appris le lendemain dans la conversation qu’elle travaillait beaucoup, quelque chose comme douze heures par jour, car tous les habitants féminins de Vaudelnay s’étaient cotisés, pour ainsi dire, afin de pousser son éducation. Ma grand’mère lui enseignait la couture, ma tante Frédérique la grammaire et l’orthographe, ma tante Alexandrine le dessin et le piano, ma mère l’écriture, le calcul et l’histoire sainte. Je frémis rien que de penser à ce surmenage.

Elle trouva cependant moyen, je ne sais comment, d’être à mon jardin quand je passai par là dans ma tournée de propriétaire. Jamais, dans le temps de ma plus grande ferveur d’horticulture, mes plates-bandes n’avaient été plus magnifiques. D’un œil anxieux l’enfant guettait mes impressions.

– Oh ! oh ! m’écriai-je complaisamment, tu m’as bien remplacé, Rosie !

– Cela te fait plaisir ? balbutia-t-elle.

– Mais oui, certainement.

Et, sans pousser l’éloge plus loin, je continuai ma route vers la pièce d’eau où les cygnes, qui me voyaient venir, s’approchaient de la rive pour prendre de ma main la pâture attendue.

Aux grandes vacances du mois d’août, je repassai par là, mais Rosie ne m’attendait pas pour mendier mon approbation. Le jardin était en friche. Elle aussi avait dû se dire : À quoi bon !

– La paresseuse ! pensai-je. Il faudra que je la gronde.

Mais un poney que je trouvai dans une stalle de l’écurie – j’avais rapporté tous les prix de ma classe – m’ôta l’envie et le temps de gronder personne, surtout un être d’aussi médiocre conséquence que Rosie. Je la vis assez peu durant ces deux mois qui s’enfuirent comme un songe, au milieu de plaisirs de toute sorte. D’autres années passèrent. Après le poney vint un fusil et je ne rêvai plus que lièvres, perdreaux, contre-pied et remise.

Puis la mort entra au château, et, quand elle connut le chemin de cette maison pleine de vieillards, elle y revint souvent comme si, la perfide ! elle ne se plaisait qu’aux faciles besognes. L’un après l’autre, les ancêtres s’en allèrent tous dormir dans le caveau creusé sous notre chapelle. Alors l’oncle Jean, resté seul de sa génération, quitta Vaudelnay, lui aussi, avec sa petite-fille, héritière de quelques milliers d’écus laissés par la tante Frédérique. L’autre, la tante Alexandrine, à cheval sur les vieux usages, avait testé en ma faveur.

Mes parents restaient maîtres du domaine, et Dieu sait avec quelle joie ils auraient conservé sous leur toit l’oncle Jean et sa petite-fille. On le supplia de garder son appartement dans la vieille tour, mais il ne voulut rien entendre.

– Quand mon frère et mes sœurs étaient là, dit-il, je pouvais y être aussi. Un octogénaire de plus ou de moins, cela ne tirait pas à conséquence. Mais le temps a marché. Un vieux comme moi doit faire place aux jeunes. D’ailleurs, il vaut mieux pour Rosamonde qu’elle passe quelque temps à Paris.

Jamais on ne put l’en faire démordre. Un beau jour il s’éloigna sans bruit de Vaudelnay, suivi de Rosie et de Lisbeth. À cette époque, je faisais mon droit à Paris et je ne pus adresser mes adieux à la branche cadette de ma famille.

En m’annonçant leur départ, ma mère me fit connaître leur domicile dans un quartier de l’autre monde, quelque part derrière le Luxembourg.

« Tu iras les voir souvent, m’écrivait-elle. Je voudrais être sûre qu’ils seront heureux, mais j’en doute, non seulement parce qu’ils possèdent fort peu de bien, mais encore parce qu’ils vont être perdus dans cette grande ville, sans un ami. Dieu sait que ton père et moi nous avons mis tout en œuvre pour empêcher ce départ qui nous désole. Mais tu connais ton oncle !… »

À la lecture de cette lettre, je m’étais bien promis d’aller voir dans les trois jours l’oncle Jean et sa petite-fille, ce qui eût été une entreprise peu difficile si j’avais habité le quartier latin. Mais j’appartenais à la catégorie des étudiants du grand monde qui demeuraient autour de la Madeleine dans des entresols charmants, allaient chaque soir dîner en ville, et se rendaient à l’École, quand leurs devoirs sociaux le leur permettaient, dans des tilburys irréprochables de tenue. Je crois même, Dieu me pardonne, que j’y suis allé à cheval une fois ou deux avant de faire mon tour de Bois.

Je ne voudrais pas me faire meilleur que je ne suis, mais j’affirme que je me réveillai un beau matin en me disant :

– Aujourd’hui, qu’il vente ou qu’il grêle, j’irai voir mon oncle et ma cousine.

Malheureusement il me fut impossible de retrouver l’adresse envoyée par ma mère. On dira qu’il était bien simple de la demander ; mais j’appartenais alors à cette classe nombreuse d’êtres toujours prêts à braver pour leur famille ou leurs amis tous les supplices du monde sauf un seul : la peine effroyable d’écrire une lettre.

C’était, il faut en convenir, un grand défaut, et je le reconnaissais moi-même avec franchise. Toutefois il était racheté, selon toute apparence, par de sérieuses qualités, car je devenais l’ami de quiconque m’avait approché une fois.

Quand j’y réfléchis d’un peu plus loin, je présume que la première de ces qualités consistait dans la fortune dont mon père, retenu à Vaudelnay par sa santé, me faisait jouir avec une générosité qui était chez lui un système. J’avais en plus le don d’être « amusant », qui me faisait rechercher partout, bien que les gens amusants fussent alors moins rares qu’aujourd’hui, ainsi qu’en témoigneront tous mes contemporains.

Je crois pouvoir en appeler au même témoignage pour constater que j’étais joli garçon, bien fait de ma personne, bon valseur, fin cavalier, ni trop naïf ni trop blasé pour mon âge, plein d’aversion pour tout ce qui était malpropre et mal odorant au physique et au moral. Comme trait caractéristique, j’ajouterai que j’étais alors réglé dans mes mœurs à l’égal d’un chartreux, ou, pour mieux dire, d’un forçat. Mon cheval, mes amis, mes études un peu négligées, mes nouveaux devoirs d’homme du monde pris tout à fait au sérieux, c’était de quoi composer une existence qui ne me laissait guère le temps de penser à mal et aurait en outre brisé les muscles d’un athlète. Il faut joindre à cela que les femmes du monde que je voyais de près m’empêchaient d’admirer les autres, ce qui peut paraître une originalité invraisemblable. D’ailleurs elles-mêmes refusaient méchamment de croire à la préférence dont je voulais bien les favoriser, et leur bienveillance à mon égard n’allait pas sans une défiance mal déguisée. Elles m’examinaient, me retournaient, me maniaient avec précaution, comme on fait d’un bibelot dans un étalage, quand on ne compte pas risquer l’emplette.

Enfin, j’étais irréprochable, bon gré mal gré, et s’il m’était resté, par-ci par-là, une heure libre pour ma cousine et pour l’oncle Jean, je me demande ce qui m’aurait manqué pour être la perfection absolue. Dans les bals, je voyais déjà les regards des mères marquer mon front de vingt-trois ans du sceau des élus, tandis que dans le secret de leur cœur, elles pensaient :

– Voilà un garçon qu’il faudra suivre. Encore une saison ou deux, et ce sera un parti hors ligne s’il ne déraille pas.

Ah ! si les jeunes gens savaient pourquoi les mères vont au bal, pourquoi elles y conduisent leurs filles, au prix de fatigues sans nombre ! S’ils savaient pourquoi les jeunes personnes sourient, font de l’esprit, dansent et vont au buffet ! S’ils savaient !… Mais, parbleu ! à l’entrain qu’ils y apportent aujourd’hui pour la plupart, je soupçonne qu’ils savent. D’ailleurs, que ne savent ils pas ? Et comme c’est ennuyeux, triste, désespérant de savoir !

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