VI

Les gouvernements forts ne laissent rien voir à l’extérieur des crises qui, fatalement, les troublent quelquefois, sans atteindre leurs organes essentiels. Répressions vigoureuses, prudentes concessions, réformes prévoyantes, tout s’accomplit sans bruit, sans agitation, sans efforts, et l’apparition même de personnages nouveaux n’inspire aux citoyens qu’une curiosité bienveillante.

Ainsi se passaient les choses à Vaudelnay. Je n’ai jamais su et ne saurai jamais quelles explications furent échangées entre l’oncle Jean et son frère. La discussion fut-elle violente, ou l’autorité souveraine céda-t-elle facilement ? Les conseillers de la couronne eurent-t-ils besoin d’intervenir ? Les échos du cabinet de ma grand’mère, endormis depuis longtemps, pourraient seuls me l’apprendre aujourd’hui, car ce cabinet avait des portes épaisses, et les ancêtres, dans les moments les plus chauds, parlaient toujours sur le ton discret de la bonne compagnie. Tout ce que je puis dire, c’est que le lendemain, sur le coup d’onze heures, le baron vint prendre sa place à table tenant Rosie par la main et suivi de l’inévitable Lisbeth.

Ce diminutif aussi anglais que salutaire de Rosie, employé dès lors par mon oncle quand il adressait la parole à sa petite-fille, fut adopté immédiatement par les jeunes, c’est-à-dire par mes parents et par moi. Il en fut de même pour les domestiques, sauf pour la cuisinière, invariablement rangée du parti des ancêtres. Ceux-ci, jusqu’à leur dernière parole ici-bas, n’appelèrent jamais leur jeune parente autrement que Rosamonde, sans lui faire grâce d’une lettre.

En y réfléchissant, – et je n’ai eu que trop le temps de réfléchir depuis l’époque dont je parle, – je me suis demandé si la pauvrette n’aurait pas été plus heureuse, dans n’importe quel asile d’enfants trouvés, qu’elle ne le fut à Vaudelnay, du moins pendant les premières semaines. Au vieux manoir, l’existence était souvent sombre, même pour moi, l’enfant de la promesse. Or mon grand-père et ses deux sœurs professaient contre « l’Anglais » cette haine féroce dont l’autre haine, celle qui nous gonfle le cœur aujourd’hui, ne peut donner qu’une légère idée. Joignez à cela que le seul mot d’hérétique faisait luire à leurs yeux tout à la fois les flammes de l’enfer, celles du bûcher de Jeanne d’Arc, et, plus près de nous, les reflets sanglants de l’incendie allumé à Vaudelnay par l’amiral de Coligny, pendant les guerres de religion du règne de Charles IX. Comme de juste, dans ma jeune ardeur fraîchement avivée par mes études historiques tant soit peu entachées d’exclusivisme, je partageais ces doctrines exaltées. Fort heureusement, ma grand’mère était une sainte, incapable de haïr personne, et mes parents, plus calmes par le seul fait d’appartenir à une génération plus jeune, se maintenaient à l’écart de ma cousine dans une neutralité compatissante.

Il n’en est pas moins vrai que s’il existait au monde un coin de terre où la pauvre petite n’aurait jamais dû mettre le pied, c’était Vaudelnay. Mais, apparemment, pour des raisons inconnues de moi, mon oncle n’avait pas le choix de la résidence de sa petite-fille. Il fallut donc, de part et d’autre, se résoudre à une cohabitation qui ressemblait, sous certains rapports, à l’internement d’une colonne de prisonniers de guerre sur le territoire ennemi, ressemblance d’autant plus complète que Rosie ne savait pas le premier mot de notre langue. Au train où marchaient les choses, elle risquait même d’arriver à sa majorité sans être plus savante sous ce rapport, car mon oncle, qui s’occupait chaque jour de son éducation pendant plusieurs heures, mettait une sorte de fierté et de rancune à ne jamais faire entendre à la petite ni à sa bonne un seul mot de français.

Quant à moi, je ne l’apercevais guère qu’aux heures des repas, du moins dans les premiers jours. Elle mangeait peu, moitié, je pense, à cause de la terreur que lui inspiraient tous ces visages sévères et ridés, moitié parce que la cuisine de Vaudelnay, tout irréprochable qu’elle fût, différait essentiellement de celle que l’enfant avait toujours connue. Mais, si elle ne brillait pas par l’appétit, elle me surpassait encore par la correction de sa tenue, ce qui n’est pas peu dire. Une fois, même, je m’entendis réprimander par cette sévère apostrophe sortie de la bouche de mon grand-père :

– Je suis fâché de vous dire que vous êtes infiniment moins propre à table que votre cousine.

La tristesse, déjà consciente des choses, peinte sur cette physionomie enfantine – elle n’avait pas sept ans – faisait peine à voir. Bientôt Rosie se prit pour son grand-père d’une adoration fort naturelle à tous les points de vue. De temps en temps elle jetait sur lui un long regard qui remplissait ses yeux d’une tendresse humide, et je dois dire que l’oncle Jean lui rendait avec usure cette silencieuse caresse. Il semblait à la fois très sombre et très heureux ; nous ne l’apercevions presque plus ; sa vie se passait tout entière dans l’appartement de la petite tour, devenue l’asile de cette branche de la famille, ou, si le temps était beau, dans quelque coin mystérieux de l’immense parc. Là, il suivait pendant des heures avec une véritable dévotion les jeux calmes de l’enfant dans le sable des allées. Je les observais parfois avec un peu d’envie, sans oser troubler leur tête-à-tête tranquille. Quand la pelle de bois de l’enfant avait laissé des traces trop profondes, il fallait voir avec quel soin mélancolique l’oncle Jean, avant de regagner le château, réparait les dégâts.

– Nous ne sommes pas chez nous, semblait-il dire tout bas en courbant vers le sol sa longue taille amaigrie.

Mes sentiments personnels envers ma cousine furent longtemps ceux du plus profond dédain, car, ainsi que pour la plupart des garçons de mon âge, il était admis pour moi que « les filles » appartenaient à une catégorie inférieure d’êtres humains. Matin et soir, il est vrai, nous nous embrassions, Rosie et moi, comme nous embrassions tous les membres de la famille, ce qui portait à seize par jour le nombre des baisers que chacun de nous devait donner ou recevoir, sans compter les extras.

Mais quelle différence dans la manière dont nous accomplissions la cérémonie ! On aurait dit que cette caresse, toute machinale chez moi, était une aumône que je daignais accorder et que ma cousine recueillait avec reconnaissance. Quand mes lèvres allaient trouver la joue de l’enfant, elle fermait les yeux et semblait attendre pour voir si je ne doublerais pas la dose, idée fort naturelle qui me vint seulement plus tard, après que la glace fut brisée entre nous. Voici dans quelles circonstances.

Il va sans dire que j’avais « mon jardin », morceau de terre de cent pieds carrés où je cultivais des légumes, non pas des plus recherchés, mes relations tendues avec le jardinier ne me permettant pas de solliciter ses faveurs, et d’en obtenir autre chose que des plants de choux avariés ou des graines de haricots surabondantes. Voilà ce qu’on gagne – je l’éprouvai depuis mieux encore – à faire partie de l’opposition ! Un jour, je sarclais mes laitues qui se faisaient un malin plaisir de « monter », alors que mes petits pois s’obstinaient à ne pas quitter la terre, sourds à l’invitation des ramures que je leur avais préparées. Miss Rosie vint à passer le long de mon domaine, escortée de sa bonne. Elle s’arrêta pour me voir travailler, regardant mes produits d’horticulture d’un air d’admiration dont je me sentis plus flatté que je ne le laissai paraître, car, à peu d’exception près, les promeneurs de toute catégorie qui s’égaraient dans ces parages refusaient manifestement de prendre mon exploitation au sérieux.

Malgré les objurgations de Lisbeth, qui voulait l’entraîner plus loin, ma cousine restait là, plantée sur ses petites jambes. Quand j’y pense aujourd’hui, j’imagine, – avec plus de fatuité qu’alors, – que l’on se souciait moins du jardin que du jardinier. Avoir, pour ses jeux toujours solitaires, un compagnon, même plus âgé qu’elle, n’était-ce pas le rêve instinctif de cette enfant dont on pouvait dire : Elle est venue parmi les siens, et les siens l’ont bien mal reçue ! Je devais avoir la mine d’un seigneur d’opéra-comique rassurant une bergère, quand je fis signe à Rosie que je lui permettais de franchir ma clôture, formée d’une haie de buis de vingt centimètres. Elle accepta, rougissant de plaisir, et je la précédai fièrement, la conduisant de la forêt de mes framboisiers à la prairie naissante de mes épinards, puis à ma ferme, représentée par une caisse verte où, derrière un grillage, des lapins blancs remuaient leurs narines, et enfin à ma maison de campagne composée d’un banc rustique abrité par un toit de joncs.

Mes lapins blancs, on le devine, furent de toutes mes richesses, la partie qui émerveilla davantage ma visiteuse. Elle les caressa de sa petite main, après m’en avoir demandé la permission d’un regard très humble. Si je l’avais laissée faire, je crois que nous y serions encore… Pauvre chérie ! Aujourd’hui je donnerais bien des prés, des châteaux et des fermes pour que nous y fussions encore, en effet !

Mais, ce jour-là, j’estimais que j’avais mieux à faire qu’à contenter la curiosité d’une petite fille, et je lui déclarai par signes que mon travail me réclamait. Par signes, l’enfant me témoigna qu’elle serait la plus heureuse personne du monde de travailler aussi. L’imprudente ! Elle ne se doutait pas qu’elle venait de poser elle-même le joug de l’esclavage sur ses épaules.

À partir de ce moment, j’eus sous mes ordres un ouvrier docile, remarquablement intelligent, d’un zèle infatigable et possédant la précieuse qualité de ne rien exiger de son maître, pas même la reconnaissance. Bien entendu, je lui confiais les besognes les moins agréables, telles que l’enlèvement des cailloux qui désolaient mes parterres, le nettoyage des herbes parasites et la destruction des limaces qui semblaient s’être retirées de toutes les régions voisines dans mes planches d’épinards, comme dans un asile assuré. Jamais, durant les heures consacrées à ces tâches ingrates, ma subordonnée volontaire n’essaya l’ombre d’une révolte contre mon autorité, passablement tyrannique, je l’avoue. Tout en accomplissant sa besogne, elle s’efforçait de lier conversation avec moi, et je me flatte d’avoir été son premier, sinon son meilleur professeur dans notre langue. Une fois de plus, en cette occasion, il fut permis de constater l’excellence de ce proverbe : qu’un bien-fait n’est jamais perdu. Mon ennemi le jardinier, témoin de mes bons rapports avec ma cousine et se méprenant, j’en ai peur, sur mon désintéressement, devint du soir au matin mon protecteur et mon ami. Dès lors il m’apporta de lui-même ses meilleurs plants et ses graines les plus rares ; il me prodigua ses conseils et ses leçons. Bien plus, il m’arriva dans la suite, lors de certaines expéditions tentées par moi dans la région des espaliers et des quenouilles, de voir cet adversaire jadis redouté tourner les talons, comme s’il avait résolu de me laisser le champ libre.

Un drôle de corps, ce sournois de jardinier ! il savait tout, sans compter bien d’autres choses. Quel ne fut pas mon étonnement de l’entendre un jour échanger quelques mots d’anglais avec Lisbeth ! Presque chaque jour, tandis qu’elle agitait son éternel tricot tout en surveillant « mademoiselle Rosée », comme disaient les domestiques, le compère s’arrangeait pour passer par là. Dieu sait que Lisbeth n’avait pas la mine d’une personne destinée à connaître les aventures. Pourtant il s’éprit d’elle, sans en rien dire à qui que ce fût, pas même à la principale intéressée. Ils finirent par s’épouser alors qu’ils étaient tant soit peu vieillots l’un et l’autre.

En dehors des affaires, c’est-à-dire de mon jardin, pendant les repas et durant les moments assez courts de notre présence commune au salon, je commençais à traiter ma cousine un peu plus gracieusement, mais je maintenais envers elle ma position de supérieur à inférieur. Dans les rares occasions où elle se hasardait à prononcer quelques mots de français, je riais de ses bévues avec l’altière commisération d’un chancelier de l’Académie, tandis que j’aurais dû souvent les excuser en ma qualité de professeur responsable.

Pauvre mignonne ! si jamais enfant fut préservée par les premières années de son éducation contre les dangers de l’amour-propre, c’est bien celle-là. Ce qu’elle faisait de mal était étalé au grand jour et réprimandé sévèrement, tandis que ses bonnes actions et ses qualités passaient pour choses toutes naturelles. Dès qu’elle put comprendre trois mots de français, ma grand’mère ne cessa de lui répéter qu’elle était laide avec une insistance convaincue, à ce point qu’il n’était pas douteux pour moi que mon infortunée cousine ne fût une sorte de monstre déshérité par la nature. Anglaise, pauvre, laide et protestante ! Quelle accumulation de disgrâces sur une seule tête humaine ! Il ne fallait pas moins que les préceptes rigoureux de la charité chrétienne, qui m’étaient inculqués chaque jour entre une page du De viris et un problème d’arithmétique, pour me donner le courage de lui faire bonne mine, – hors de la présence des limaces. Mais il faut croire qu’elle avait appris en naissant l’art fort utile ici-bas de savoir se contenter de peu. Si seulement je lui envoyais quelque chose qui ressemblât à un sourire, d’un bout de la table à l’autre, si, dans mon coin favori du salon, je lui permettais d’approcher ses joues roses des miennes et d’admirer les splendeurs de mes livres d’images, c’était aussitôt un de ces regards mouillés qu’elle réservait exclusivement à deux êtres en ce monde : l’oncle Jean et moi. Je parle, bien entendu, des êtres humains, car mes lapins blancs, qu’elle était chargée de soigner sous ma haute direction, n’étaient pas beaucoup moins bien traités par leur très jeune mère nourricière. Un jour que de nombreux petits étaient survenus à son grand étonnement – et même au mien, car nous aurions rendu des points à Daphnis et à Chloé sous le rapport de l’ignorance – elle faillit s’évanouir de joie, la pauvre orpheline qui n’avait pas la chaude caresse d’une mère pour attiédir son existence d’être isolé et méconnu !

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