VII

Tant de douceur et de gentillesse devaient forcément, un jour ou l’autre, produire leur effet sur des natures aussi bonnes que l’étaient au fond celles des membres de la famille, même des ancêtres. Petit à petit, chacun se prit de tendresse pour cette enfant qui faisait si peu de bruit, tenait si peu de place et demandait si peu de chose. Mais il était facile de voir que tous les Vaudelnay du monde, y compris le plus jeune d’entre eux, aimaient Rosie quand personne ne pouvait les voir, et semblaient à peine la connaître aussitôt qu’une forme humaine se montrait au bout du corridor. Il n’était presque pas de jour que ma jeune cousine ne parût à table avec un bout de ruban noir ou quelque brimborion de jais qui n’était pas venu tout seul embellir son vêtement de deuil plus que modeste. Un soir, au salon, pendant le dîner de sa bonne, l’imprudente vint m’offrir des bonbons dans un sac portant l’estampille du confiseur à la mode de Poitiers, ce qui sembla causer un malaise profond à mon père, le seul de la famille qui fût allé en ville ce jour-là. Mais chacun, il faut le croire, s’était donné le mot pour ne s’apercevoir de rien, et moi-même je me hâtai de faire rentrer le corps du délit dans la poche d’où il n’aurait jamais dû sortir.

Quelques jours après, Rosie se montra pressant contre son cœur une poupée imperceptible du vernis le plus frais. La semaine suivante, la poupée avait grandi d’une main. Avant la fin du mois, elle était presque aussi grande que Rosie elle-même et, à coup sûr, beaucoup plus élégante dans ses ajustements. Il en fut des poupées comme du sac de bonbons : personne ne s’avisa de s’inquiéter de leur provenance. Ma cousine aurait pu, j’en suis sûr, parader d’un bout à l’autre du château avec le colosse de Rhodes sur les bras, sans qu’on lui fît la moindre question embarrassante. Elle continuait de son côté à garder – ou peu s’en faut – le silence des premiers jours, et cependant, quand nous étions à mon jardin, elle commençait à babiller tant bien que mal en français, malgré mes rires moqueurs.

Évidemment il y avait contre elle des griefs que j’ignorais. Du moins j’en déplorais un qui n’était pas, tout me portait à le croire, un des moins odieux. Chaque soir, à l’heure de la prière, chaque dimanche, à l’heure de la messe, quand la place de cette jeune hérétique restait vide parmi nous, la plupart des fronts se plissaient. La blessure pourrait-elle jamais se fermer ? Cette inquiétude, malgré mon âge, me préoccupait.

Vers la fin du printemps qui suivit l’arrivée de ma cousine à Vaudelnay, toutes les pensées de la famille se tournèrent sur un seul point : ma première communion, dont l’époque approchait. Dès lors j’entrai dans la période sévère de la méditation et de la pénitence. Mon jardin fut abandonné et je ne vis plus guère ma cousine. Craignait-on pour moi un prosélytisme funeste ? – Que serait-il arrivé, en effet, si, Polyeucte d’un nouveau genre, j’avais crié en face de la table sainte :

– Je suis protestant !

La chose ne me semblait guère à redouter, car, tout au contraire, je me sentais prêt à mourir pour ma foi. Mais qui peut savoir jusqu’où vont les ruses diaboliques de l’ennemi de notre salut ?

Je dois dire que l’excellent curé qui dirigeait ma conscience et travaillait assidûment à « ma conversion » faisait preuve sur toutes ces questions des idées les plus larges. Plus d’une fois nous avions abordé franchement le fatal sujet, car, plus j’approchais du Ciel, plus j’éprouvais d’amertume à voir ma pauvre cousine assise à l’ombre de la mort.

– Soyez sans inquiétude, me disait le saint prêtre. Dieu est bon et nous le fera voir à tous. Priez pour votre cousine et laissez le reste aux soins de la Providence.

À demi rassuré par ces paroles, je priais beaucoup, en effet, pour que le Seigneur ouvrît les yeux de la pauvre égarée, et aussi pour qu’on lui permît d’assister à la cérémonie. Ce fut donc une grande joie pour moi d’apprendre que Rosie, ce jour-là, viendrait à la messe. Avant de se rendre à la petite église parée comme elle ne l’avait pas été depuis le mariage de mon père, toute la famille s’assembla au salon. J’y fus introduit à mon tour et, luttant contre une émotion dont je regretterai toute ma vie la naïve grandeur, je suppliai les miens de me pardonner les peines et les mauvais exemples dont je les avais abreuvés jusque-là, de même que Dieu, selon toute espérance, avait daigné m’en accorder l’oubli.

Bien entendu, les hommes ne se montrèrent pas plus impitoyables que le Créateur. Mon grand-père me bénit solennellement ; tout le monde pleurait. Seule ma cousine me considérait de ses grands yeux noirs pleins d’étonnement et brillants d’une flamme singulière. Pour la première fois depuis son arrivée à Vaudelnay – probablement pour la première fois de sa vie, – elle fut témoin des pompes de notre culte. On ne m’ôtera pas de la pensée qu’une bonne partie du sermon fut prêchée tout exprès pour elle, sur ce texte qui devait la toucher plus qu’une autre :

« Laissez venir à moi les petits enfants. »

La messe achevée, les communiants défilèrent triomphalement au bruit des cloches et aux accords de l’harmonium. Il va sans dire que tout le village avait les yeux fixés sur « monsieur Gaston », et j’ai le regret d’ajouter que jamais, depuis lors, il ne m’est arrivé d’être aussi digne de l’estime et de l’attention générales. Dans la foule de mes parents proches ou éloignés, grossie par des invitations nombreuses, je cherchais ma jeune cousine. Enfin je la découvris, dissimulée à l’écart, me considérant avec une sorte de respect mystique. Sa physionomie, généralement peu révélatrice, rayonnait d’enthousiasme. Je lui fis un signe ; elle s’approcha doucement et, comme si elle ne se fût pas crue digne d’une caresse plus intime, elle me prit la main et la serra contre son cœur. Le soir, quand vint l’heure de la prière en commun, Rosie, sans que personne pût s’y attendre, fit une action dans laquelle toute la famille se plut à reconnaître l’effet miraculeux de ma puissante intercession. Encore une fois elle prit ma main et, sans dire un mot, suivit tout le monde à la pieuse assemblée. À partir de ce jour, elle ne manqua jamais de prier avec nous. J’anticipe sur les événements pour dire qu’un certain jour, quatre ans après, elle reçut à la fois le baptême et la communion. J’eus même l’honneur d’être son parrain, car on continuait à m’attribuer une part sérieuse dans sa conversion. Si, dans la suite, il m’est arrivé d’exercer des influences moins orthodoxes sur d’autres âmes féminines, j’espère que le souverain Juge ne m’en tiendra pas rigueur en considération de ce précoce apostolat.

Durant quelques mois, après ma première communion, les choses reprirent à Vaudelnay leur cours ordinaire, avec une amélioration sensible du sort de ma cousine. On la traitait avec bonté, mais toujours avec une pointe de réserve, comme si, malgré tout, un stigmate inconnu pesait sur elle. Puis l’heure vint où je dus quitter ma famille pour le collège, et, de longues semaines à l’avance, la perspective de ce grave événement couvrit d’un voile sombre le château tout entier, dont chaque habitant, maître ou domestique, avait, je le crois bien, l’indulgence extrême de m’adorer.

Ce fut par moi que ma cousine connut la grande nouvelle. Un jour du commencement de septembre que nous travaillions à mon jardin, je sentis tout à coup cet amer sentiment de l’à quoi bon ? qui nous alourdit le cœur à certaines heures de la vie.

– Ma pauvre Rosie, soupirai-je, quand ces chrysanthèmes que nous plantons seront en fleur, je n’aurai pas le plaisir de les voir.

D’abord elle ne comprit pas. Selon son habitude, elle me fit répéter ma phrase, car elle ne laissait passer aucune de mes paroles qu’elle ne l’eût saisie, absolument comme s’il se fût agi d’un texte important. Quand j’eus bien expliqué ce que c’était que le collège, et comme quoi cette invention funeste allait nous tenir séparés pendant de longs mois, le visage de ma compagne sembla se figer dans une rigidité marmoréenne, ce qui était presque, à vrai dire, son état naturel quand nous n’étions pas ensembles. Elle eut un instant de réflexion fort concentrée, puis elle me dit :

– C’est donc pour cela qu’ils sont tous tellement tristes depuis quelques jours !

– Trouves-tu qu’ils soient si tristes ? demandai-je, flatté au fond de l’importance qu’elle me donnait.

– Oh ! certainement, Gastie, appuya l’enfant. Hier j’ai vu pleurer ma tante. Quel dommage que je ne puisse aller au collège à ta place ! Personne n’aurait envie de pleurer.

Cette réponse me parut alors burlesque au possible et j’éclatai de rire, ce qui prouve qu’un homme ne voit pas toujours les choses comme elles méritent d’être vues… et comme les voit un cœur de femme, même d’une petite femme de sept ans.

À partir de ce jour-là, mon jardin continua de recevoir nos visites, mais les instruments de culture se couvrirent de rouille, car nous passions notre temps à me plaindre. Je venais de découvrir soudain que le rôle de victime a de grandes douceurs. Je permettais généreusement à Rosie de pleurer sur moi, sans m’inquiéter beaucoup de savoir si elle n’avait pas envie quelquefois de pleurer sur elle, tant je continuais à être persuadé que nous n’appartenions pas tout à fait à la même catégorie d’êtres.

J’abrège le récit de ces derniers jours. Le moment du départ venu, j’ai honte d’avouer que je fis preuve d’une faiblesse indigne de mon sexe : littéralement, je fondais en eau. Quant à ma cousine, je la vis assez peu durant les heures suprêmes ; je pus constater qu’elle ne versait pas une larme, estimant probablement qu’elle était trop peu de la famille pour s’accorder cette prérogative. Mais la première lettre de ma mère contenait cette phrase en post-scriptum :

« J’oubliais de te dire que ta cousine s’est mise au lit le lendemain de ton départ. Le médecin ne lui trouve aucune maladie et suppose qu’il s’agit d’une simple crise de croissance. Cher enfant bien-aimé, soigne-toi bien. »

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