XI

Le château était rempli de monde.

– Nous n’avons pas voulu que tu t’ennuies dans ta famille, me dit mon père tout en m’accompagnant dans ma chambre où j’allai rapidement passer un habit, car le dîner attendait.

Il me fit alors l’énumération de nos hôtes. Il en parlait avec tant d’intérêt, de plaisir et d’animation que je soupçonnai, – ceci entre nous, – qu’en faisant provision de tous ces remèdes fort agréables contre l’ennui, mon excellent père avait songé aussi un peu à lui-même.

Une heure après, mes soupçons étaient loin d’avoir diminué, et Dieu sait si je condamnais ce besoin de distractions dans l’âge mûr, chez un homme dont la première et la seconde jeunesse avaient été moins que dissipées, j’avais pu le voir de mes yeux.

Ah ! comme il était changé, mon cher Vaudelnay, depuis que les ancêtres avaient émigré pour toujours sous les dalles armoriées de la chapelle !

De tous les êtres vivants que j’y avais connus, quatre seulement s’y trouvaient encore : mon père, ma mère, moi et le jardinier devenu un personnage important, vêtu comme un monsieur, commandant une escouade nombreuse de fleuristes, de légumistes et de manœuvres. Le « clos » d’autrefois n’existait plus. Il était changé en un vaste parc ondulé de monticules, creusé de pièces d’eau, coupé de plantations savantes, derrière lesquelles se dissimulait le potager, comme un beau-père bourgeois se cache dans le coin du salon de sa fille devenue duchesse. Des serres grandioses, des écuries modèles étaient sorties de terre. Des domestiques corrects et distingués fourmillaient silencieusement dans les corridors. Si l’on avait parlé de prière en commun à cette valetaille perfectionnée, je gage que nous aurions été « empoignés » de la belle sorte dans le Siècle du surlendemain.

Quant aux invités, c’était la crème de la province, de la crème battue chaque année par un séjour à Paris. Les gens arriérés et ennuyeux, les gentillâtres de l’ancienne école, les châtelaines à robes de bure et à trousseaux de clefs n’étaient point de cette joyeuse série, non plus que les jeunes filles à marier, car, d’après les idées de mon père, je n’étais point de ces victimes qui doivent marcher à l’autel encore blanchissantes sous le duvet de leur première toison.

À défaut de jeunes filles, les jeunes femmes ne manquaient pas chez nous. En arrivant au salon éblouissant de lumières, j’eus le plaisir d’en compter jusqu’à trois remarquablement jolies, et nous n’étions pas au dessert que l’une d’elles, à côté de qui j’avais ma place, me témoignait, à n’en pouvoir douter, qu’elle me faisait l’honneur de me prendre au sérieux. Dans le cours de la soirée, dont quelques tours de valse combattirent victorieusement la monotonie, la seconde et la troisième de ces dames voulurent bien me témoigner successivement des dispositions non moins rassurantes.

Être pris au sérieux ! Douceur à nulle autre pareille pour un éphèbe de vingt-trois ans, habitué à la bienveillance défiante des mondaines de Paris pour qui la valeur semble ne pouvoir aller sans le nombre des ans !

Ah ! la bonne soirée, passée entre le sourire de ma mère tout heureuse de me revoir, et d’autres sourires… moins maternels ! Pour la première fois la vie, l’espérance, la jeunesse, me disaient clairement toute sorte de choses agréables que leurs voix confuses m’avaient seulement chuchotées à l’oreille jusque-là.

– Heureux mortel ! tu as devant toi de longues années d’avenir. Tu es riche, ton entretien plaît aux femmes ; ta tournure ne les fait pas fuir ; ton nom peut contenter les plus difficiles. Enfin, pourquoi faire le modeste ? tu es joli garçon. Va, tu es né sous une heureuse étoile ; ton père est fier de toi, le sourire de ta mère te caresse ; tu peux prétendre à tout !

Je crois en vérité que, sans sortir de Vaudelnay, j’aurais pu prétendre, sinon à tout, du moins à de sérieux progrès dans les bonnes grâces d’une ou deux des charmantes personnes qui s’y trouvaient. Mais, sans avoir l’air d’y toucher, ma mère veillait au grain, et si, parfois, ce genre de récréation qu’on nomme aujourd’hui le flirtage semblait prendre des proportions inquiétantes, deux grands yeux, encore aussi beaux qu’ils étaient honnêtes, rappelaient les étourdis à la raison avant que l’ombre d’une inconséquence fût commise.

Et l’oncle Jean ? Et la cousine Rosie ? va-t-on dire. Et l’invitation annoncée !

J’en jure par le Styx, rien de tout cela n’était sorti de ma mémoire. Le lendemain de mon arrivée à Vaudelnay, après une visite matinale à la boxe d’Annibal, où tout allait bien, Dieu merci ! je m’enfonçai seul dans le parc et me demandai sérieusement quel était le meilleur parti à prendre. À n’en pouvoir douter je savais que mes parents, sur un signe de moi, dépêcheraient au besoin trois ambassadeurs vers les habitants de la rue d’Assas, pour les ramener triomphalement en Poitou. Ce signe, était-il prudent de le faire ? Du côté de mon oncle, rien qui pût embarrasser. S’il faut parler en toute franchise, il était passablement morose, pour ne pas dire misanthrope. Mais, à son âge, de pareils défauts s’excusent ; d’ailleurs il les rachetait par son esprit du siècle passé, toujours fin et mordant, remarquable de charme dans les bons jours. En somme il n’était pas un château de France et de Navarre où un tel hôte ne se trouvât fort à sa place.

Malheureusement je me sentais moins à l’aise en ce qui concernait Rosie. Je ne l’avais pas vue depuis assez longtemps et me souvenais d’elle comme d’une personne grande pour son âge, assez maigre, avec quelque chose de désuni dans la tournure et la démarche, pour parler ce langage hippique volontiers employé par mes amis d’alors, quand ils peignaient les avantages et les imperfections des êtres du beau sexe. Jolie, mon impression n’était pas qu’elle le fût ; à vrai dire, je ne m’étais jamais demandé si elle l’était ou non. Mais, pendant plusieurs années de ma vie, j’avais entendu des voix sévères dire à ma pauvre cousine, pour peu qu’elle eût le malheur de se regarder du coin de l’œil en passant devant une glace :

– Quel plaisir une petite fille peut-elle avoir à se mirer quand elle est aussi laide ?

J’ignore si ces affirmations répétées avaient fini par convaincre la coupable de sa laideur. Quant à moi, la chose ne faisait plus un doute : laide elle était venue au monde, laide elle vivrait, laide elle devait mourir. D’ailleurs j’étais habitué au luxe, à l’élégance du grand monde où j’étais entré du premier coup, avec l’avidité du poisson remis à l’eau qui gagne le fond en quelques battements de nageoires. D’après mon goût d’alors, une femme ne pouvait être jolie si elle était mise pauvrement, et, pour de trop bonnes raisons, la toilette de Rosie ne devait pas ressembler à celle de mes fringantes amies. Enfin le souvenir qu’elle m’avait laissé était celui d’une personne concentrée, taciturne, très timide ou très fière, les deux probablement. Quelle figure ferait la pauvre enfant au milieu des femmes jeunes ou habilement conservées, qui remplissaient Vaudelnay de leurs éclats de rire, de leurs mots drôles ou du frou-frou de leurs robes ? N’était-ce pas lui rendre un mauvais service que de l’exposer aux avanies presque inévitables d’un contact peu fait pour la mettre en relief ? La réponse à cette question ne me semblait pas douteuse, d’autant plus qu’au train où marchaient les choses, je n’entrevoyais guère pour moi la possibilité de m’occuper de ma jeune parente : tout mon temps était déjà tellement pris !

Le pour et le contre bien considérés, il me parut prudent de laisser l’oncle Jean et sa petite-fille dans leur quatrième étage de la rue d’Assas, jusqu’à l’époque, plus ou moins prochaine, où nous serions rentrés dans le calme à Vaudelnay. De cette façon nous jouirions mieux de leur présence, et les agréments de la villégiature ne pourraient qu’être augmentés pour eux : c’était profit pour tout le monde.

Malheureusement, la première série d’invités partie, nous ne fûmes pas longtemps sans voir arriver la seconde, celle des chasseurs. Mon père disait à qui voulait l’entendre :

– Je veux que mon fils s’amuse à Vaudelnay, pour lui ôter toute envie de nous quitter et de s’amuser ailleurs.

Mais je voyais de plus en plus que mon père, secrètement attristé par les progrès d’une maladie lente qui l’emporta, mettait sur mon compte le besoin de distractions qu’il éprouvait pour lui-même. Quant à ma mère, elle n’avait d’autres désirs que ceux de son mari. Pour une raison ou pour une autre, les longues vacances de l’École de droit passèrent pour moi comme un rêve.

Quelques visites de voisinage à rendre à des parents ou à des amis, tous gens fort gais, achevèrent d’employer mon temps. Bref, quand l’aurore du 14 novembre vint à luire, l’oncle Jean et sa petite-fille étaient toujours chez eux, ou du moins, s’ils n’y étaient plus, je n’étais pour rien dans leur déplacement.

Je devais quitter mes parents le soir après dîner pour aller prendre l’express. Dans l’après-midi, mon père me pria de passer dans son cabinet et me tint à peu près ce discours :

– Mon cher ami, tu vas retourner là-bas. Entre nous, je n’attache pas une importance exagérée à te voir devenir de première force sur le Code, mais j’attends de toi que tu deviennes un homme du monde accompli, et je conviens volontiers que tu es en bonne voie. Tu me rendras cette justice que je te laisse toute liberté, moi qui n’ai jamais su ce que c’est que d’être jeune et libre.

Il s’arrêta quelques instants et poussa un soupir dans lequel je devinai le regret douloureux de la jeunesse disparue. J’aurais voulu pouvoir consoler mon père ; je le revoyais encore, plus jeune de quinze ans, occupant silencieusement sa place au bout de la table présidée par les ancêtres. Mais que pouvais-je lui dire ?… Bientôt il reprit :

– N’oublie jamais que tu t’appelles Vaudelnay. Il y a en France des centaines de noms plus illustres, un nombre assez petit de plus anciens, pas un seul plus intact. Dans deux ou trois ans, s’il plaît à Dieu, tu seras l’un des meilleurs partis de la bonne société. Ne gâche pas tous les avantages réunis en toi d’une façon rare. Tâche de ne pas faire de folies ; du moins n’en fais pas de malpropres. Pour cela fréquente beaucoup le monde et seulement le meilleur, bien que j’entende dire qu’il se gâte terriblement. Tu viendras nous faire une visite en hiver, n’est-ce pas ?

Je partis, sans Annibal cette fois, un de mes amis de province m’ayant acheté le cheval un bon prix pour la saison des chasses. Quelle joie de retrouver mon coquet appartement, de revoir le cher boulevard ! En allant prendre mon inscription le jour même de mon arrivée, je songeai que l’École est assez près de la rue d’Assas. L’occasion eût été bonne pour faire une visite à Rosie. Mais des camarades rencontrés au secrétariat m’entraînèrent, et je regagnai la rive droite sans avoir accompli ce pieux devoir.

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