XII

À part un ou deux, les salons de ma connaissance étaient encore fermés ; mais je n’eus pas le temps de m’ennuyer pendant les premiers jours. Je déposai quelques cartes, j’eus plusieurs entretiens sérieux avec mon tailleur, je réglai quelques notes arriérées. Ensuite il fallut trouver des chevaux, deux pour le phaéton, un pour la selle, puis me mettre d’accord avec le carrossier, faire choix d’une écurie plus grande, m’assurer le concours d’un spécialiste anglais – qu’auront pensé les mânes des ancêtres ! – pour lui confier mon attelage.

Ces diverses démarches terminées, j’étais sur le point de connaître l’ennui, quand le hasard mit sous mes pas une distraction, et des plus charmantes.

Elle n’était pas du grand monde, à vrai dire, mais la haute bourgeoisie a du bon dans certain cas. Elle avouait trente ans. Riche, très jolie, cachant sous l’extérieur le plus correct un goût secret pour les aventures, elle sembla, dès notre première rencontre, attacher quelque prix à mes attentions. Dédaignant la fausse modestie, je dirai même que mes progrès dans sa faveur furent singulièrement rapides. Je n’étais pas allé six fois chez elle (son mari était toujours absent, mais, Seigneur, quelle nuée de domestiques et de gouvernantes !) qu’elle me demanda si j’étais connaisseur en peinture. Avec la candeur d’un jeune homme sans expérience, je confessai que cet art m’était totalement étranger.

– C’est dommage ! fit-elle avec un sourire qui me rendit peintre subitement. Je vous aurais demandé de vouloir bien me guider, un de ces jours, dans une promenade aux galeries du Louvre.

Aujourd’hui, n’en déplaise à certains romanciers, le Louvre est terriblement démodé, tout au moins pour cet usage spécial. Mais alors il n’était pas ridicule. Notre promenade artistique eut lieu dès le lendemain, et nous n’avions pas fait cinquante pas dans le salon Carré que j’étais revenu de ma crainte d’étaler une ignorance honteuse. Je n’eus même pas l’occasion de découvrir si ma compagne était plus savante que moi, car elle ne fit aucun effort pour ramener vers la peinture un entretien qui, dès la première minute, avait pris une direction toute différente. C’était la première fois qu’il m’arrivait de faire la cour selon toute l’étendue et toute la signification – future et présente – que comporte le mot, et j’observai dans cette occasion, comme dans d’autres du même genre, que les paroles, en pareil cas, importent infiniment moins que la musique. Bref, tout marchait au mieux pour une première audition. Nous allions lentement à travers les salles presque désertes, causant d’assez près pour pouvoir parler à voix basse, lorsque je fus ramené sur la terre, des cieux où je planais, par cette exclamation soudaine en langue étrangère qui vint me frapper à brûle-pourpoint :

– Oh ! master Gastie !

Je tressaillis comme si le roi Charles IX s’était dressé devant moi avec sa problématique arquebuse, et je reconnus Lisbeth. Je crois, Dieu me pardonne, qu’elle était occupée au même tricot qui l’absorbait jadis, à Vaudelnay, tandis qu’elle surveillait les essais d’horticulture tentés de concert avec ma cousine. Instinctivement je cherchai celle-ci des yeux, et la trouvai sans peine assise à un chevalet qui portait la copie naissante d’une Vierge quelconque.

Personne ne voudrait croire que la rencontre fût prodigieusement agréable pour aucun de nous, si ce n’est pour Lisbeth qui exultait. Rosie paraissait fort contrariée. Sans doute elle éprouvait peu de plaisir à être surprise, dans son costume de travail moins qu’élégant, par un cousin et une inconnue qui étaient l’élégance même. Quant à moi, dépositaire du secret et responsable de l’honneur d’une femme, j’aurais voulu être à cent lieues. On devine que ma compagne n’était guère plus à l’aise. Nous nous regardions sans parler, et la situation commençait à toucher au ridicule, lorsque ma cousine, avec un tact remarquable, me tendit la main comme si ma présence, dans cet endroit, eût été la chose la plus naturelle du monde.

– Vous voilà de retour ? me dit-elle d’une voix richement timbrée, bien qu’agitée d’un tremblement imperceptible. Mon oncle et ma tante vont bien ?

Je répondis sur le même ton et m’étendis en éloges sur la peinture de Rosie, sans quitter le bras de celle que j’appellerai désormais madame X***.

– Quand vous trouve-t-on chez vous ? demandai-je pour couper court à une conversation qui, malgré tout, manquait de charme.

– Tous les jours après cinq heures.

– J’irai bientôt vous voir. Mon oncle se porte bien ?

– Très bien, merci ! Au revoir, mon cousin !

– Au revoir, ma cousine !

J’entraînai doucement ma compagne loin des lieux témoins de cette rencontre funeste. Je pleurais déjà sur les ruines de mon bonheur. Cinq minutes plus tôt, madame X*** me jurait qu’elle commettait pour la première fois une « imprudence » de ce genre, qu’à aucun homme avant moi elle n’avait dit une parole que son mari ne pût entendre. Aussi je m’attendais à une scène terrible de reproches, peut-être même à une rupture prématurée, bien qu’à tout prendre l’idée de « l’imprudence » en question ne me fût guère imputable. Mais, à ma grande surprise, ma belle amie fit preuve d’un sang-froid que nul ne se serait attendu à trouver chez une débutante. Elle me demanda d’un air singulier :

– Vous ne saviez donc pas que votre cousine vient au Louvre copier Murillo ?

– D’abord, c’est ma cousine si l’on veut, répondis-je avec diplomatie. Nous devons être parents au vingtième degré. Elle est sans fortune et ne va pas dans le monde. Ainsi n’ayez aucune crainte…

– Mais vous semblez très intimes ?

Je racontai brièvement l’histoire de Rosie et notre éducation sous le même toit jusqu’à mon entrée au collège.

– Et vous n’en avez jamais été amoureux ? questionna ma compagne.

Amoureux de Rosie ! moi !

L’idée par elle-même était si plaisante que j’éclatai de rire.

– Pauvre enfant ! dis-je, quand j’eus repris mon sérieux ; je ne la vois pas rendant quelqu’un amoureux d’elle.

Madame X*** me regarda comme pour voir si je parlais sérieusement. Puis, sans doute édifiée par cet examen, elle ramena la conversation vers des sujets que nous préférions l’un et l’autre. Cinq minutes après, un fiacre hélé sur le quai ramenait ma déesse dans l’Olympe conjugal. Alors, libre de mes actions, je remontai dans la salle où peignait Rosie. Enfin, j’allais pouvoir m’entretenir avec un être humain de ma nouvelle conquête.

La jeune artiste s’était remise à sa Vierge, Lisbeth avait repris son tricot. Je m’approchai avec le même air d’importance mystérieuse que devait avoir d’Artagnan quand il rapportait d’Angleterre les ferrets de la reine, et, parlant de façon que ma cousine seule pût m’entendre :

– Ma bonne Rosie, je compte sur vous pour n’ouvrir la bouche à personne de ce que vous venez de voir.

En une seconde, elle eut le temps de rougir et de devenir pâle, tenant fixés sur moi ses yeux noirs, honnêtes et francs comme ceux de son grand-père.

– Soyez sans crainte, répondit-elle simplement.

Puis, avec un sourire un peu triste, elle ajouta :

– D’ailleurs, à qui pourrais-je en parler ? Je ne vois personne.

– Et vous venez souvent ici ?

– Tous les jours.

– Pour peindre des copies ?

– Entre nous, je crois que mes originaux ne feraient pas bonne figure au Louvre.

– Mais, grand Dieu ! m’écriai-je étourdiment, vous devez avoir tout un musée de copies rue d’Assas. Quand j’irai vous voir, vous me montrerez la collection.

Elle s’était remise à travailler avec le sérieux que, dès son enfance, elle apportait dans toutes ses entreprises.

– Mes copies sont un peu partout, répondit-elle avec plus de mélancolie que d’embarras. Je les vends aux églises qui trouvent les vrais Murillo trop chers.

– Pauvre Rosie ! pensai-je. Moi qui l’accusais d’abandonner l’oncle Jean pour le plaisir d’aller barbouiller des toiles ! Ce n’est pas son plaisir qu’elle cherche en peignant !

Je me sentais pris, pour cette fille simple et courageuse, d’une grande estime et d’une sincère affection. Et puis elle était ma confidente, la confidente de mon premier secret de jeune homme. Avec le besoin que nous avons tous de revenir au sujet qui nous tient au cœur, je lui dis, très fier du mensonge auquel mes devoirs de gentilhomme m’obligeaient :

– Vous savez, cousine : vous auriez tort de supposer qu’il y a… entre moi et cette dame… des choses… Mais une femme est si vite compromise ! À votre âge on ne se rend pas compte de certains dangers.

– Oh ! répondit-elle en me regardant encore une fois, j’ai vingt ans par l’âge ; mais j’en ai trente par la vie que je mène. Je me sens tellement votre aînée, Gastie !

J’éprouvais je ne sais quel plaisir inconnu à entendre sa voix chaude et, tout en l’écoutant, je venais seulement de remarquer un détail, c’est que, d’un commun accord et sans nous en douter, nous employions le vous depuis une demi-heure, au lieu du tu de notre enfance.

– Pourquoi, lui demandai-je à brûle-pourpoint, ne nous tutoyons-nous pas ici comme à Vaudelnay ?

Ma question l’avait contrariée sans doute, car elle éloigna d’un geste brusque son pinceau de la toile.

Je crus comprendre que je l’empêchais de travailler et qu’elle aurait déjà voulu me voir parti.

– Vous venez de le dire vous-même, fit-elle. Nous ne sommes plus à Vaudelnay.

J’eus un élan d’effusion dont je me sentis tout fier. Pourquoi n’apprécierions-nous pas les bons sentiments en nous comme nous les estimons chez les autres ?

– Qu’importe ? répondis-je. Ne sommes-nous pas de bons camarades comme autrefois ? Écoute, Rosie, n’aimerais-tu pas avoir un compagnon dévoué, sûr, qui n’aurait rien de caché pour toi, te consulterait même, au besoin ; car je trouve, moi aussi, que tu as l’air d’être mon aînée. Je viendrais te voir souvent. Tu ne sais pas avec quel plaisir je te retrouve. Je t’assure que j’ai bon cœur et que je t’aime bien.

– J’en suis convaincue, dit-elle d’un air quelque peu distrait, tout en commençant à ranger son attirail. Donc nous voilà redevenus bons amis. Quand tu monteras chez nous, si tu désires m’y trouver, n’arrive pas avant cinq heures. Je crains seulement d’être un camarade assez peu amusant. Je ne connais personne et ne sais rien de ce qui se passe.

– Comment peux-tu dire cela ? fis-je en riant. Tu es au courant de tout. L’oncle Jean savait par toi le résultat de mes derniers examens.

– Lui dirai-je que nous nous sommes vus ? demanda-t-elle sans répondre à ma phrase.

Je fus forcé de convenir qu’il valait mieux ne point parler de ma visite au Louvre, attendu les circonstances délicates qui l’avaient signalée. Nous nous quittâmes en nous promettant de nous revoir bientôt.

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