XIII

J’étais le plus heureux des hommes, le plus fier aussi : je possédais un trésor dans la personne de madame X*** ; je savourais les joies de ma première conquête sérieuse. Je ne vivais plus que pour cette femme. Je cherchais à la retrouver dans le monde, – moins aristocratique que celui de mes débuts, – où je la suivais presque chaque soir.

Lorsque des devoirs odieux la tenaient éloignée, je n’avais qu’une seule consolation : penser à elle ; un seul désir : en parler. Ce n’était pas que des tentations charmantes ne vinssent, presque chaque jour, mettre ma constance à l’épreuve. On aurait dit, ma parole, que je portais ce nom bien-aimé sur mon chapeau, de même que les matelots arborent en lettres d’or le nom du bâtiment où ils servent. J’ose dire qu’il n’aurait tenu qu’à moi de m’engager sous d’autres couleurs. Coquetteries, regards langoureux, insinuations plus ou moins claires, billets anonymes ou signés, tous les traits de l’arsenal féminin pleuvaient sur moi comme sur une cible vivante. Mais j’avais juré à la reine de mon cœur de l’adorer jusqu’à mon dernier soupir, et j’étais bien résolu à tenir mon serment. Je recevais sans me fâcher les œillades, les prévenances, voire même les billets ; mais je restais de marbre, et cette indifférence, comme il arrive toujours, semblait redoubler l’audace des agressions.

Je n’avais pu m’empêcher, tout d’abord, de parler à quelques amis intimes de la passion qui me dominait. Mais à peine commençais-je à leur vanter les charmes de madame X*** (je serais mort, bien entendu, avant de la nommer), que ces jeunes gens ripostaient par les louanges d’une madame Y*** quelconque et, par le diable ! ils avaient l’infamie de la nommer, quelquefois.

Dans ces conditions, l’entretien prenait immédiatement les allures de ces églogues de Virgile où deux bergers s’évertuent, chacun à leur tour, à célébrer l’objet de leur flamme. Tout au contraire, je trouvais chez ma cousine un auditeur, sinon enthousiaste, du moins résigné à m’entendre et, surtout, n’ayant aucun motif personnel pour m’interrompre. Aussi, allais-je la voir assez souvent, presque toujours au musée. Rue d’Assas, nous trouvions un prétexte, à un moment quelconque de ma visite, pour laisser l’oncle Jean à ses livres ; nous pouvions alors causer librement.

Certes, je n’avais garde d’oublier que je parlais à une jeune fille dont les oreilles devaient être respectées. Mais Rosie me l’avait avoué elle-même : au point de vue de la raison et du bon sens, elle avait trente ans.

– Pauvre amie ! lui disais-je d’un air profond ; tu en as dix en ce qui concerne l’amour. Tu ne sais pas ce que c’est !

Alors je commençais de véritables conférences sur ce vaste sujet dans lequel je me sentais passé maître, et, pareil à ces professeurs de minéralogie qui appuient leurs doctrines en tirant des cailloux de leur poche, j’illustrais les miennes en produisant, comme échantillon, quelque billet reçu le matin, quand il était de nature à passer sous les yeux de mon élève.

Parfois, pour dire toute la vérité, l’élève jetait sans s’en douter quelques gouttes d’eau sur les convictions ardentes de son maître. Cette innocente avait la manie des objections. J’y répondais toujours et m’arrangeais pour avoir le dernier mot, mais, de temps à autre, en redescendant l’escalier, je me sentais moins fier de moi, moins satisfait des autres, moins assuré d’un avenir éternel de bonheur. Cette enfant sans expérience avait des profondeurs de logique, des délicatesses de pénétration qui m’étonnaient. Ce que je lui pardonnais le moins, c’était le peu d’envie qu’elle témoignait pour le bonheur que je donnais à une autre, pour celui que j’en recevais. On aurait dit que cet or était du cuivre à ses yeux.

– Va ! tu n’y entends rien, m’écriai-je un jour, impatienté ; tu es faite pour le pot-au-feu.

– Et toi pour la confiture de roses, me répondit ma cousine. Or le pot-au-feu est l’emblème de ce qui dure ; tu t’en apercevras tôt ou tard.

Depuis lors, dans nos grandes discussions, je l’appelais ironiquement « miss Pot-au-feu », à quoi elle ripostait en me demandant des nouvelles de madame « Confiture-de-Roses ». Plus vexé que je n’en avais l’air, je lui disais :

– Enfin, tu l’as vue ; tu ne peux pas nier qu’elle ne soit jolie ?

– Peuh ! répliquait ma cousine avec une moue, beau mérite quand on n’a pas autre chose à faire ! Donne-moi seulement sa couturière et sa modiste. Pour le reste, je m’en charge, puisque je sais peindre.

La première fois, je bondis à cette odieuse insinuation. Néanmoins, quand je me trouvai, quelques heures plus tard, en face de madame X***, je ne pus m’empêcher de l’examiner… autrement que je n’avais fait jusqu’alors. Et j’en voulus beaucoup à Rosie d’avoir eu de trop bons yeux. De quoi se mêlait cette petite fille ?

Vers la fin de l’hiver, je découvris quelque chose de plus grave, dont je faillis mourir de douleur. Madame X*** était une méprisable coquette, pour ne rien dire de plus, et se moquait de moi, tant qu’elle pouvait, avec un financier non moins connu par ses bonnes fortunes que par sa fortune.

Pendant deux jours la honte m’empêcha d’aller conter ma peine à Rosie. Le troisième je ne pus y tenir tant je me sentais malheureux, et j’étalai mes maux dans la mesure du possible aux yeux de ma confidente.

– Pauvre ami ! dit-elle. Je te plains de tout mon cœur.

Sa bouche prononçait des paroles de compassion, mais son visage brillant d’une sorte de rayonnement chantait une autre antienne. Sans doute elle éprouvait cette volupté si chère à toutes les femmes de pouvoir dire :

– Je l’avais bien prévu !

Elle ne le dit pas toutefois, et sagement elle fit, car je crois que je l’aurais battue.

– Ah ! Rosie, m’écriai-je. Que va-t-il arriver de moi ? Je ne me consolerai jamais. La fausse créature !

– Bon, fit-elle, d’autres te consoleront. Si je sais lire, il y a de par le monde quelques bonnes âmes toutes prêtes à réparer les torts de madame Confit…

Mes traits durent prendre un aspect terrible à cette plaisanterie, car ma cousine s’arrêta court.

Au bout d’une semaine, mon désespoir n’était pas calmé et je ne pouvais plus voir Paris en peinture. Je voulus essayer d’aller dans le monde par redoublement. Hélas ! la vue seule d’une femme me soulevait le cœur. Les unes m’exaspéraient par un air de moquerie insupportable que je croyais voir percer sous leur sourire. Les autres m’indignaient par je ne sais quelle expression de joie discrète. Supposaient-elles, par hasard, qu’elles allaient recueillir la succession de mon infidèle !

– Ah ! Rosie, m’écriai-je un jour, il est dur d’avoir mon âge, et de mépriser déjà toutes les femmes.

– Toutes ? fit-elle en levant sur moi de grands yeux sévères.

– Oui, toutes ! répondis-je en frappant du pied ; à l’exception d’une sainte qui est ma mère.

– Et moi ? demanda-t-elle avec un regard tout différent, le regard mouillé de la Rosie d’autrefois.

La question était si drôle dans sa bouche que je retrouvai la force de répondre par une plaisanterie.

– Oh ! vous, miss Pot-au-Feu, vous n’êtes pas une femme, et je vous en félicite bien sincèrement.

La Providence eut pitié de moi. Le lendemain même j’apprenais qu’un de mes amis intimes venait d’acheter un yacht, et qu’il partait la semaine suivante pour une croisière dans les mers de Grèce et dans le Bosphore. Je courus chez lui et m’informai s’il pouvait me donner une cabine.

– Sauf la mienne, dit-il, je peux te les donner toutes. Je n’emmène personne.

– Allons donc ! Ce grand voyage à toi tout seul ? Quelle idée !

– Mon cher, je te préviens loyalement que je serai un compagnon lugubre. Je quitte la France pour tâcher d’oublier un grand chagrin de cœur, une cruelle ingratitude.

Je pris sa main et la broyai silencieusement dans la mienne.

– Et moi, dis-je à mon tour, je pars pour que la perfide qui m’a tué n’ait pas le plaisir de savourer mon agonie.

Ainsi lancés, nous nous montâmes la tête mutuellement. Heureusement qu’il s’agissait d’une simple promenade en yacht. Si nos jeunes désespoirs avaient suivi la direction moins hygiénique du revolver ou du poison, je tiens pour certain que nous nous serions grisés de nos paroles jusqu’à commettre quelque bêtise irréparable.

Séance tenante, nous délibérâmes sur bien des choses, notamment sur la question de savoir comment nous partirions. Mon ami tenait pour une disparition silencieuse et digne, quelque-chose comme « un chagrin qui sombre dans l’inconnu », je me souviens encore de ses paroles.

Quant à moi j’étais d’un avis tout opposé.

– Pourquoi nous enfuir comme des voleurs quand c’est nous qui sommes volés, trahis, méconnus !

Je n’étonnerai personne en disant que mon opinion l’emporta. Nous commençâmes nos adieux, promenant partout nos airs accablés, comme les gens qui ont eu un duel promènent leur bras en écharpe.

Trois jours après, chacun savait dans le cercle de mes amis et connaissances que j’allais expirer d’un amour malheureux sur quelque rivage désolé de l’Archipel. Je n’avais prononcé aucun nom, trouvant la moindre indiscrétion, même en pareil cas, indigne d’un gentilhomme. Et cependant je pus constater que personne ne s’y trompait. C’était à croire que les bontés de madame X*** à mon égard, puis sa perfidie odieuse, avaient été affichées à la mairie parmi les publications de mariage.

Ô sublime lâcheté d’un cœur épris ! J’adorais plus que jamais l’infidèle ; j’aurais oublié tout orgueil sur un signe de sa main. Par je ne sais quel besoin d’humiliation volontaire, j’en fis l’aveu à ma cousine en lui disant adieu, la veille de mon embarquement.

Elle sait que je pars, dis-je. Il est impossible qu’elle l’ignore. Je l’ai raconté à cent personnes. Me laissera-t-elle m’éloigner ainsi ? Ne vais-je pas trouver, en rentrant chez moi tout à l’heure, un billet avec ce simple mot : « Restez ! » Ne m’écrira-t-elle pas, dans quelque temps, d’interrompre mon voyage et de venir reprendre ma chaîne.

Ma cousine ne répondit pas, et l’air ennuyé de son visage me fit souvenir que, malgré les trente ans qu’elle se donnait, ses oreilles ne devaient pas en entendre davantage.

– Et toi, Rosie, dis-je pour quitter le sujet brûlant, je pense que tu m’écriras ?

– Bah ! fit-elle. Pour te parler de quoi ? Mes lettres seraient mortellement ennuyeuses.

– Mais non, mais non, protestai-je poliment. Tu me parleras de toi, de ta peinture, de l’oncle Jean. Tes lettres me feront le plus grand plaisir, au contraire. Je sais que tu es pour moi une amie dévouée et, quand le cœur souffre…

Je m’arrêtai, vaincu par l’émotion. Ma cousine me répondit avec un soupir résigné :

– Je t’écrirai puisque tu l’exiges. Ton adresse ?

– Poste restante, à Constantinople.

Nous rejoignîmes l’oncle Jean et je pris congé de lui avec une cordiale poignée de mains. Je plantai deux gros baisers sur les joues de ma cousine, et je rentrai chez moi pour achever mes malles. J’avais prévenu mes parents que j’allais faire une excursion de deux mois, m’excusant sur la soudaineté du départ de ne point aller leur dire adieu.

« Je t’approuve, m’avait écrit mon père. À ton âge il est bon de voyager. Regarde bien pour te souvenir des belles choses que tu auras vues, pour nous les raconter au retour. Je t’envie. Comme tu vas t’amuser ! »

Pauvre père, il ne se doutait pas que je partais avec la mort dans l’âme ! Il parlait de retour… Le voyageur dont le désespoir conduit les pas sait-il où, quand, comment se terminera son odyssée ?

Le moment du départ était arrivé sans que mon infidèle eût donné signe de vie. Mon ami et moi avions l’air de deux condamnés à mort, lorsque la Galathée nous emporta loin des côtes de la Provence, sur lesquelles nos yeux abattus cherchaient en vain deux ombres ingrates et oublieuses.

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