XV

Ma première course dans les rues de Paris fut pour le bureau de poste de la Madeleine, où j’eus à débourser les frais d’un affranchissement considérable. Je n’avais pas perdu mon temps durant nos cinq jours de traversée, et le paquet volumineux qui tomba dans la boîte avec un bruit sourd de colis, ressemblait moins à une lettre d’amour qu’au manuscrit déposé furtivement par un auteur ingénu dans l’orifice béant de l’officine d’un journal.

Il y avait de tout dans ce volume. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, détestation de mes erreurs passées, protestations pour l’avenir, essai d’apologie, dithyrambes en l’honneur de l’amour idéal qui, désormais, devait remplir ma vie, tout cela se trouvait mélangé dans ces nombreuses pages qui se terminaient par un appel à la clémence.

« Vous pouviez, disais-je, me laisser ignorer toujours mon bonheur. Avez-vous le droit, maintenant, de causer mon malheur pour toute ma vie ? Quel mal vous ai-je fait pour que vous me torturiez ainsi ? Qu’avez-vous à craindre de moi ? Le nom que je porte n’est-il pas pour vous un sûr garant que mes sentiments sont ceux d’un gentilhomme ? Ne sentez-vous pas que je vous respecterais comme une sainte, que je me contenterais du bonheur de vous apercevoir quelquefois si, comme vous le dites, mon malheureux destin nous sépare ? Ou bien pensez-vous que je vous aimerais moins après vous avoir vue ? Ah ! c’est votre âme, c’est votre cœur que j’aime ! Que m’importe le reste !… Mais quelle folie ! Je gagerais dix de mes années que le reste est charmant. »

De la Madeleine au Louvre je ne fis qu’un bond. Certes la tranquille Rosie n’était point, pour cette aventure d’un romanesque inédit, l’auditeur que j’aurais souhaité. Mais je n’avais pas le choix, et d’ailleurs, à défaut d’autres qualités, ma cousine avait celle d’une résignation parfaite comme confidente. Pour cet emploi, elle aurait charmé Corneille ou Racine. Je la trouvai, comme quelques mois plus tôt, assise à son chevalet, copiant la même Vierge, avec Lisbeth attelée au même tricot. En me voyant, elle eut un petit cri de surprise.

– Comment ! déjà de retour ? Que se passe-t-il donc ? Je ne t’attendais que dans un an pour le moins.

– Il se passe, répondis-je, que ton cousin est à la fois le plus heureux et le plus infortuné des hommes. Tiens, lis ces lettres.

– Doucement ! fit ma cousine en retirant sa main comme à l’approche d’un fer rouge. Ta confiance m’honore, mais tu oublies à qui tu parles, et, l’autre jour, il m’a fallu me confesser d’avoir un peu trop écouté tes confessions.

– Tu peux lire, insistai-je. Tu ne te confesseras point d’avoir parcouru ces pages adorables. Je te conseille même de les apprendre par cœur : tu ne pourrais qu’y gagner.

Avec un léger soupir, elle posa tranquillement sa palette, son appuie-main et ses pinceaux. Elle rougissait peu à peu et, quand elle fut au bout de la seconde lettre, avec ses yeux brillants et ses joues fleuries comme des roses pourpres, elle était, Dieu me pardonne, absolument jolie. Mais, en ce moment, il était bien question de savoir si Rosie était belle ou non !

– Qu’en dis-tu ? demandai-je en replaçant sur mon cœur les précieux autographes.

Elle haussa doucement les épaules, des épaules d’un dessin parfait. Tout en se remettant à son travail, elle me répondit :

– Tu vas te fâcher ; tant pis ! Eh bien, vous êtes fous tous les deux : elle d’écrire de semblables fadaises à un monsieur qu’elle connaît à peine. La malheureuse ! Que ne puis-je découvrir tout à l’heure son adresse et son nom ! Je me ferais un devoir de courir chez elle pour lui crier : « Casse-cou ! » Entre femmes on se doit ces avertissements. Quant à toi, je te trouve encore plus ridicule, et je gagerais ce Murillo contre ma copie que tu as affaire avec un vieux laideron sentimental. Et c’est pour cela que tu as coupé par le milieu ton beau voyage d’Orient !

– Rosie ! vociférai-je en prenant mon chapeau, tu es née pot-au-feu et pot-au-feu tu mourras ! Je te quitte pour te revoir seulement le jour où j’aurai découvert mon inconnue. Tu verras si c’est un vieux laideron !

– Bon ! dit-elle avec son franc rire de camarade, notre séparation sera un peu longue ! Sois sûr que la dame est trop avisée pour se laisser voir. Signons la paix ; je ne dirai que ce que tu voudras. Mais enfin, mon pauvre ami, que comptes-tu faire ?

– La chercher dans tout Paris, maison par maison. Et, surtout, la convaincre avec le temps, dussé-je y mettre dix ans de ma vie, que je suis digne d’elle et qu’elle peut se révéler à moi.

– Tu seras bien avancé quand tu te trouveras en face d’une personne mariée, mère de quatre enfants !

– Elle deviendra veuve, et ses enfants seront les miens. Dans tous les cas, je la verrai quelquefois. Je ne veux plus vivre sans cette femme. Je l’adore avec passion !

Je criais si fort, que Lisbeth, embarrassée par ce qu’elle entendait malgré elle, plongeait sa tête dans son tricot. Quant à ma cousine, elle partit d’un grand éclat de rire. Jamais je ne l’aurais crue susceptible d’une gaieté aussi bruyante.

– Par ma foi ! dis-je, parodiant sans y tâcher le Misanthrope, je ne vois pas en quoi je suis si risible !

– Pardonne-moi, mon bon Gastie. Mais je te vois encore tel que tu étais à cette même place, l’automne dernier, faisant les honneurs du Musée à certaine élégante, avec des airs convaincus. Tu te souviens de madame Confiture-de-Roses ?

Elle s’essuya les yeux où le rire avait mis quelques larmes brillantes, qui lui allaient fort bien.

– À propos, reprit-elle, sais-tu quelle idée me vient ? Si cette superbe personne était en train de se moquer de toi grâce à un déguisement d’écriture ! Si ta passion d’alors et celle d’aujourd’hui ne faisaient qu’une !

À première vue, l’imagination n’était pas tellement absurde, et je sentis la rougeur me monter au front. Mais un examen de quelques secondes me rassura.

– Écoute, répondis-je tranquillement en désignant le Murillo du bout de mon menton. Si on disait demain au conservateur du Louvre : « Cette toile qui est accrochée là sort du pinceau de mademoiselle Rosie », penses-tu qu’il s’y laisserait prendre ?

– Hélas ! soupira ma cousine.

– Eh bien, les lettres que j’ai dans ma poche ressemblent à ce que cette… coquine peut écrire et penser comme la peinture de Murillo ressemble à ta peinture. Tu admettras bien que je suis à même d’en juger.

Rosie baissa la tête sur sa toile, un peu mortifiée sans doute de ma franchise à l’égard de son talent. Je lui dis en prenant congé d’elle :

– Bientôt j’irai voir l’oncle Jean, mais seulement après que la dame aux pensées m’aura répondu. J’aurai du plaisir à te montrer sa lettre, et cependant mes confidences t’ennuient peut-être.

– Bah ! fit ma cousine avec son bon sourire, il y a longtemps que j’y suis habituée. Au fond, elles m’amusent.

Nous nous quittâmes sans rancune après une cordiale poignée de mains. Tout en descendant l’escalier aux larges marches, je me disais :

– Positivement, cette Rosie devient une jolie fille… Mais quelle personne prosaïque !

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