XVI

– Je savais déjà ton retour d’Orient par ma petite-fille, et je pense que tu viens m’annoncer ton départ pour Vaudelnay. Tes parents doivent t’attendre.

Mon oncle m’accueillit par ces paroles quand j’allai lui présenter mes devoirs, quelques jours plus tard, ayant dans mon portefeuille une lettre que j’avais prise le matin même à la poste restante.

Partir pour Vaudelnay ! M’éloigner de l’adorable femme dont les lignes tendres, généreuses, consolantes reposaient sur mon cœur : comment avoir ce courage ! Et pourtant juin finissait. Encore une quinzaine et ma dernière inscription de droit avant les vacances devait être prise. Quant aux examens, je n’aurais pas été moins préparé à subir ceux du doctorat en médecine. Depuis quelques mois, je n’avais guère le temps de songer au Code et aux Institutes. Mais quel prétexte imaginer afin de ne point quitter la capitale ?

– Pour le moment, répondis-je évasivement, mes projets sont encore très vagues.

Cette fois je n’osais plus parler à mon oncle de sa propre visite chez nous. Il était payé pour ne pas trop compter sur la fidélité de ma mémoire en certaines circonstances.

Dès que je pus être seul avec Rosie, j’abordai le sujet qui me tenait au cœur avant tous les autres.

– Je suis bien malheureux ! m’écriai-je. Lis cette adorable lettre. Tu n’y trouveras pas une parole, pas une virgule qui ne montre clairement que la femme qui l’a écrite était faite pour moi. C’est à peine si elle me connaît, et son cœur me devine avec une sorte de pénétration surnaturelle. Ce qu’elle me dit est précisément ce qu’il faut me dire. Elle m’aime sincèrement, d’un amour qui m’élève à mes propres yeux, qui embellirait toute ma vie. Je sens qu’elle pourrait faire de moi un homme sérieux et bon. Elle m’a rendu meilleur déjà. Est-il possible que ma destinée soit de ne jamais connaître même son nom !

Ma cousine lisait lentement, en s’appliquant beaucoup, comme si elle eût déchiffré quelque passage écrit dans une langue peu familière, qu’il fallait traduire ligne par ligne. Cependant, si froide qu’elle fût, on pouvait voir à certaines émotions fugitives de son visage qu’elle prenait du plaisir à la lecture.

– Oui, dit-elle en me rendant le papier. Je commence à croire que cette femme parle sincèrement, qu’elle est prise pour toi d’un attachement véritable. Mais, – tu es plus expert que moi dans ces matières, – qui sait si vous gagneriez l’un et l’autre à sortir du nuage qui plane sur vous ? Je voyais, l’autre jour, une toile qui représente Psyché. Il me semble que son histoire a du rapport avec la vôtre. Fini le mystère, fini l’amour !

– Et il me semble à moi, dis-je en la menaçant, que miss Pot-au-Feu se moque de son cousin.

– Ah ! je te jure que non ! répondit-elle avec un grand sérieux.

– Alors, je n’y comprends plus rien. Tu te déranges. Mais tu passes d’un extrême à l’autre. Je voudrais bien te voir adorée toute ta vie par un monsieur dont tu ne pourrais rien dire : ni s’il est beau, ni s’il est affreux, ni s’il est blond, ni s’il est maigre, ni s’il est vieux… Et encore, chez un homme, ces choses-là tirent moins à conséquence. Ah ! tiens, je sais bien ce qui arrivera si ma cruelle amie s’obstine à se cacher.

– Moi aussi, je le sais bien. Tu abandonneras l’entêtée à son malheureux sort et tu épouseras une bonne femme qui te la rappellera dans le peu que tu sais d’elle, mais dont tu auras pu juger par toi-même l’âge, la figure et le reste. Il me semble que ce dénouement n’est point si mauvais.

– Mauvais ou non, il est impossible. Je mourrai garçon, laissant à ton deuxième fils la fortune et le nom des Vaudelnay.

– Tu divagues, fit ma cousine en haussant les épaules.

Et notre entretien fut terminé pour ce jour-là.

Dans le moment de l’année où nous étions, Paris n’existait plus au point de vue du monde ; mes jours et mes soirées se traînaient sans distractions, je parle des distractions honnêtes. Quant aux autres, dans l’état de quasi perfection idéale où je me trouvais, la seule pensée de les avoir connues jadis me faisait horreur. Ma seule ressource était dans la conversation de ma cousine ; je m’amusais à la convertir tout doucement à mes théories sentimentales. Je la voyais quotidiennement, soit au musée, soit rue d’Assas. Un jour elle me dit en riant :

– N’as-tu pas peur de me jouer un vilain tour en faisant pousser des ailes sur mon dos ? Quand elles auront toutes leurs plumes, je serai bien avancée derrière les barreaux de ma cage ! Au moins, maintenant, je n’ai nulle envie de m’envoler vers le pays des rêves.

– Je ne suis pas inquiet pour toi, répondis-je. Tes ailes, si tant est qu’elles poussent vraiment, ne te serviront jamais beaucoup. Tu te souviens de ces volatiles sédentaires que nous allions voir ensemble à Vaudelnay…

– Fort bien : les canards de la basse-cour. Grand merci de la comparaison !

– Voyez un peu la grincheuse personne ! Qui parle de canards ? Ce sont les cygnes que je voulais dire, mademoiselle. Jamais ni toi ni moi ne les avons vus s’envoler.

– C’est qu’ils se trouvaient heureux où ils étaient.

En prononçant ces paroles, Rosie avait courbé sa tête fine sur son chevalet, avec une ondulation de cou si harmonieuse que je trouvai ma comparaison beaucoup plus juste qu’elle n’en avait l’air.

Le 10 juillet, je reçus une lettre de mon inconnue. Si j’ai conservé le souvenir de cette date, c’est qu’elle marqua la fin d’une correspondance qui m’avait donné un immense bonheur durant trois mois. Non, je ne devais plus revoir cette grosse écriture déguisée et cette signature fleurie qui me confirmait de si charmants aveux. Ce jour-là, au lieu d’une seule pensée, la main mystérieuse en avait dessiné tout un bouquet, groupé avec un art exquis, bien qu’il fût aisé de voir qu’elles étaient jetées sur le papier à la hâte et sans recherche.

Dans ces quatre pages, serrées comme pour ne pas perdre la moindre place, vibrait toujours la même tendresse grave, on pourrait dire maternelle, mais avec un abandon plus intime où l’on sentait je ne sais quoi d’hésitant et d’attendri. La lettre finissait par ces lignes :

« Et maintenant, cher, nous allons partir. Les champs nous réclament ; ce Paris brûlant n’a plus assez d’air pour nous. Disons-lui donc adieu pour quelques mois. Toutefois, soyez tranquille. Vos lettres me parviendront, expédiées à l’adresse ordinaire, et vous aurez les miennes, qui continueront à passer par Paris, car vous ne saurez point où je suis allée. Que vous importe ce que vous ne savez pas, à côté de cette chose dont vous êtes sûr ! Ne sentez-vous pas que je vous aime ? Voyez plutôt c’est moi, maintenant, qui ai besoin de vos lettres ; c’est moi qui vous les demande. Ne m’oubliez pas à Vaudelnay où l’on s’amuse beaucoup, m’a-t-on dit. Du moins, ami cher, si vous m’oubliez, que ce soit pour une jeune fille digne de vous et qui sera votre femme. Choisissez-la bien quand l’heure viendra. Vous savoir malheureux, ou une autre malheureuse par vous, serait la douleur suprême de ma vie. »

Du moment où elle quittait Paris, je n’avais plus de raison pour y rester. Je préparai donc tout pour mon départ, mais la perspective d’une agitation mondaine semblable à celle de l’année précédente m’était insupportable. J’écrivis à ma mère que je me sentais fatigué, que je désirais vivement jouir du repos le plus complet durant les premières semaines de mon séjour à la campagne. Par la même occasion, je parlais à mes parents de mon projet d’enlever ma cousine et mon oncle et de les amener avec moi. J’expliquais cette idée – non sans un peu d’hypocrisie – par le désir de procurer à la jeune fille et au vieillard une saison de villégiature utile à leurs santés. Mais, pour dire le vrai, je ne pouvais plus me passer de ma confidente ordinaire. Seul à Vaudelnay, sans avoir personne à qui parler de la dame aux pensées ! Il y avait de quoi mourir.

Ma mère me répondit courrier par courrier en m’envoyant une invitation pressante pour l’oncle Jean et sa petite-fille. Que dis-je : inviter ! On les suppliait de faire une longue visite à la vieille maison qui était toujours la leur, qui l’avait été si longtemps pour l’un d’eux ! La seule objection, la difficulté du voyage pour les jambes raidies par l’âge de mon oncle disparaissait, puisque le trajet devait se faire sous mon escorte.

Je savais comment m’y prendre pour enlever d’assaut le consentement du peu flexible baron. J’allai chez lui à l’heure où je supposais que sa petite-fille était au Louvre.

– Oncle Jean, dis-je, vous voyez devant vous un ambassadeur et voici mes lettres de créance.

Je lui remis l’invitation de ma mère. L’épître lue avec quelques froncements de sourcil que j’interprétai sans trop de peine :

– Ta mère est toujours bonne comme je l’ai connue, dit mon oncle. Mais ce qu’elle demande est bien difficile.

– Cela serait dix fois plus difficile qu’il faudrait encore le faire, prononçai-je gravement. Rosie tombera malade si son été se passe à Paris.

J’avais touché juste. Le grand-père de ma cousine bondit comme il aurait fait, cinquante ans plus tôt, à une parole malsonnante.

– Rosie malade ! s’écria-t-il. Qu’en sais-tu ?

– Elle change, répondis-je avec aplomb. Ses traits se tirent, ses yeux s’agrandissent ; l’abus du travail lui voûte les épaules. Il y a trois jours, pendant une courte visite que je lui ai faite au Louvre, elle a toussé plusieurs fois… d’une mauvaise toux.

– Elle ne se plaint jamais.

– Parbleu ! si vous attendez qu’elle se plaigne !… Elle sait que tout déplacement vous est incommode, et c’est une fille si prompte à se sacrifier !

– Oui, très prompte à se sacrifier, répéta mon oncle dans un écho qui ressemblait à un grognement.

Il me tourna le dos avec une sorte de mauvaise humeur, comme si j’étais responsable de l’esprit d’abnégation de ma cousine.

– Quand elle rentrera, je lui parlerai, dit-il bientôt entre ses dents. Et, pas plus tard que demain je veux qu’elle consulte.

– Pas plus tard que demain, mon cher oncle, elle, vous et moi serons dans l’express de Poitiers, ne vous déplaise.

– N’allons pas si vite, mon neveu. Si ma petite-fille est malade, c’est aux eaux que je dois la conduire. Je ne sais pas d’endroit plus humide que Vaudelnay. Mes rhumatismes peuvent en dire quelque chose.

Quelle singulière lubie de ne pas vouloir venir chez nous ! Comment expliquer cette résistance ? Par la rancune du passé ? Comme je me posais ces questions, nous entendîmes la voix de Rosie qui chantait dans l’antichambre.

– Tiens, écoute comme elle est malade ! dit l’oncle Jean.

Mes plans s’en allaient à vau-l’eau. J’essayai pour la seconde fois d’enlever l’affaire par surprise, en frappant ailleurs.

– Veux-tu que nous partions tous ensemble pour Vaudelnay ? demandai-je avant que mon oncle eût le temps de dire un mot. Ton grand-père en meurt d’envie ; mais il a peur de te contrarier.

Le rossignol s’était tu subitement. Les jolies joues roses devinrent blanches comme des lis.

– Partir pour Vaudelnay ?… tous ensemble !… Oh ! mon Dieu, quel bonheur ! soupira ma cousine en se laissant tomber sur une chaise.

– Animal ! me cria mon oncle. Voilà une enfant qui va s’évanouir !

– Quand je vous disais qu’elle est souffrante ! répondis-je tout bas.

Déjà les couleurs vives reparaissaient. À en juger par les symptômes, cette maladie n’était qu’une grande joie. Rosie demanda d’une voix qui aurait fait retourner mon oncle aux Indes :

– Grand-père ! c’est vrai que nous partons ?

Elle me regardait, tout en questionnant l’oncle Jean.

– Va vite commencer tes paquets, décidai-je audacieusement. Nous devons être à la gare sur le coup de huit heures demain matin.

Nous y étions tous avant sept heures et demie. Je ne me souviens pas qu’aucune journée de voyage ait passé pour moi plus vite que celle-là. Ma bonne action recevait déjà sa récompense.

Share on Twitter Share on Facebook