Les Migourski achetèrent une grande voiture sous prétexte de renvoyer leur bonne au pays, puis se mirent à construire une caisse aménagée de façon à pouvoir entrer et sortir sans attirer l’attention et demeurer couché sans manquer d’air. L’aide de Rosolovski pour cet agencement fut particulièrement précieuse, car il était excellent menuisier. Enfin, on fixa la caisse en arrière de la voiture de façon que la paroi touchant le caisson pût s’ouvrir et celui qui s’y trouvait s’allonger ayant une partie de son corps dans la caisse, l’autre, au fond de la voiture. Des trous furent aménagés et des nattes fixées par des cordes l’entourèrent de tous les côtés. La caisse s’ouvrait à l’intérieur de la voiture.
Quand tout fut prêt, Albine, pour dépister les autorités, se rendit chez le colonel et lui dit que son mari, tombé dans la mélancolie, avait essayé de se suicider. Elle craignait pour sa vie et sollicitait pour lui quelques jours de congé. Ses dons de comédienne la servirent cette fois à merveille.
La poignante anxiété qui se lisait sur son visage paraissait si naturelle que le colonel, ému, promit de faire tout ce qu’il pouvait. Puis, Migourski rédigea la lettre qui devait être retrouvée dans la manche de son manteau, et le soir fixé, s’en fut vers l’Oural, attendit la nuit, posa sur la rive son manteau avec la lettre et rentra chez lui à pas de loup. Une place lui avait été préparée au grenier. Au milieu de la nuit, Albine envoya Ludovique chez le colonel pour l’avertir que son mari, sorti depuis vingt heures, n’était pas encore rentré. Le matin, après qu’on lui eût apporté la lettre de son mari, elle courut chez le colonel, en proie au plus violent désespoir.
Une semaine plus tard, Albine envoya une requête pour demander l’autorisation de rentrer dans son pays ; le chagrin qu’elle montrait émouvait tous ceux qui la voyaient. On s’apitoyait sur le sort de cette malheureuse épouse et mère. Quand lui parvint l’autorisation de partir, elle adressa une deuxième supplique relativement à ses enfants. Les autorités, quoique étonnées de cette sentimentalité, lui accordèrent néanmoins cette nouvelle autorisation.
Le lendemain de la réception de ce deuxième avis, Rosolovski, Albine et Ludovique se rendirent au cimetière à la tombée de la nuit dans une voiture de louage avec la caisse qui devait contenir les cercueils. Après avoir prié devant les tombes, Albine se leva vivement, essuya ses larmes et dit à Rosolovski :
– Faites, moi, je n’en puis plus.
Et elle s’éloigna.
Rosolovski, aidé de Ludovique, déplaça la pierre tombale et remua la terre au-dessus des cercueils. Enfin, quand tout fut terminé, ils appelèrent Albine et s’en retournèrent avec la caisse remplie de terre.
Le jour du départ arriva. Rosolovski se réjouissait de la marche heureuse de l’entreprise. Ludovique avait fait cuire pour le voyage quantité de gâteaux et de pâtés ; elle disait que son cœur était déchiré à la fois par la joie et par la crainte. Migourski était heureux de la fin de sa captivité au grenier où il était enfermé depuis un mois et, par-dessus tout, de l’animation et de la joie que montrait Albine. Elle semblait oublier ses malheurs passés et tous les dangers futurs et, comme au temps de sa jeunesse, son visage rayonnait d’enthousiasme chaque fois qu’elle montait le voir.
À trois heures du matin, arriva le cosaque qui devait accompagner les deux femmes, puis le postillon et ses trois chevaux. Albine et Ludovique, un petit chien sur les bras, s’installèrent sur des coussins dans l’intérieur de la voiture. Le cosaque monta à côté du cocher. Migourski, habillé en paysan, était étendu dans la caisse.
On dépassa les dernières maisons de la ville et la bonne troïka partit à fond de train sur la route unie et solidement empierrée qui s’enfonçait au milieu de la steppe en friche et s’étendant à l’infini.