SEPTIÈME LETTRE DU MÊME AU MÊME

Village de M…, 22 août.

Voilà dix jours que je ne t’ai écrit. Oh ! mon ami, je ne puis plus me le dissimuler ! Comme je souffre ! Comme je l’aime ! Je l’aime ! Te figures-tu avec quel saisissement j’écris ce mot fatal ? Je ne suis plus un enfant, je ne suis même plus un jeune homme ; je ne suis plus à cet âge où il est presque impossible de tromper les autres et si facile de se tromper soi-même. La réalité est là. Je la vois clairement. Je sais que je touche à mes quarante ans, que Viéra est la femme d’un autre, et qu’elle aime son mari. Je sais que du malheureux sentiment qui s’est emparé de moi, je n’ai à attendre que de profondes souffrances et un épuisement de force. Voilà ce que je sais, et je n’espère rien, et je ne veux rien. Mais cette résignation ne me rend pas le cœur plus léger.

Déjà depuis un mois je remarquais que mon penchant pour Viera s’accroissait de plus en plus. Je m’en inquiétais, et en même temps je m’en réjouissais. Pouvais-je m’imaginer que je serais subjugué de nouveau par une de ces passions qui, de même que la jeunesse, disparaissent sans retour ?… De nouveau ! que dis-je. Jamais je n’ai aimé ainsi. Non ! jamais.

Des Manon Lescaut, des Frétillons, voilà quelles avaient été mes idoles… À présent, seulement, je sais ce que c’est que d’aimer. Je suis honteux des réflexions que je fais, mais il faut les faire. Les voici : l’amour n’est que de l’égoïsme. À mon âge, l’égoïsme n’est plus pardonnable. À trente-sept ans, il n’est pas permis de vivre uniquement pour soi, il faut se rendre utile, avoir un but en ce monde, s’imposer une tâche, accomplir un devoir.

J’avais commencé à me mettre au travail. Adieu mes beaux projets. Les voilà dispersés. Maintenant je me rappelle ce que je t’écrivais dans ma première lettre. Il y a, disais-je, un je ne sais quoi qui me manque, que je n’ai pas éprouvé. Eh bien ! la voilà venue, cette épreuve que j’ignorais encore. Quel effet elle produit sur moi ! Je suis là dans une absorption profonde, cherchant à pénétrer par le regard dans l’avenir, mais un épais rideau me le dérobe, et mon cœur est lourd, et je me sens dans un état étrange et terrible. Au dehors pourtant, j’ai encore l’air calme devant les autres, et devant moi-même ; je sais me contenir. Je ne m’emporte pas comme un enfant, mais au fond de l’âme j’ai le ver implacable qui me ronge nuit et jour.

Comment cela finira-t-il ? C’est lorsque j’étais loin d’elle que je m’affligeais et me tourmentais. Sa présence suffisait pour me calmer. Mais maintenant je remarque avec effroi que près d’elle je ne retrouve plus cette quiétude. Oh ! mon ami, qu’il est triste de rougir de ses larmes et d’être obligé de les cacher ! La jeunesse seule a de la grâce à pleurer.

Je ne puis relire cette lettre. Elle s’est échappée de mon cœur comme un sanglot. Je n’ai rien à ajouter, et rien à raconter… Mais un peu de patience. Je me raisonnerai ; je me maîtriserai, et je te parlerai le langage de l’homme… À présent, je voudrais reposer ma faiblesse en toi, et…

Oh ! Méphistophélès, et toi non plus, tu ne m’aides pas. Je me suis arrêté à dessein. J’ai voulu réveiller en moi la faculté de l’ironie. Je me suis dit qu’avant un an je traiterais de fadeurs toutes ces plaintes et ces épanchements… inutile tentative. Méphistophélès est vaincu, et le dard de son sarcasme est émoussé. Adieu.

Ton P. B.

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