V

Les deux amis renouvelèrent fréquemment leurs visites. La situation de Kister devenait de plus en plus pénible. Il ne se repentait pas de la résolution qu’il avait prise ; non ; mais il désirait abréger la durée de son épreuve. Son inclination pour Maria s’accroissait de jour en jour, et la jeune fille lui témoignait une notable bienveillance. Mais n’être qu’un intermédiaire, un confident, même un ami, c’était pour lui un rôle difficile et douloureux. Les gens qui s’enthousiasment à froid font de belles dissertations sur la sainteté, sur la grandeur de la souffrance. Pour un cœur simple et chaleureux comme celui du jeune officier, la souffrance n’avait aucun charme.

Un jour, Loutchkof vint le chercher pour faire une de leurs visites habituelles. Théodore lui répondit qu’il voulait rester au logis. En vain le capitaine pria, supplia, se fâcha ; Kister prétexta un mal de tête, et Loutchkof dut partir seul.

Depuis quelque temps, le ferrailleur était bien changé ; il ne troublait plus la tranquillité de ses camarades, il ne persécutait plus les novices du régiment. Quoiqu’il ne fût pas régénéré, comme Kister le lui avait prédit, il était cependant beaucoup plus calme. Jamais il n’avait mérité d’être comme un homme désenchanté, car il n’avait presque rien vu et rien éprouvé, et il était tout simple que l’image de Maria l’occupât. Au reste, son cœur ne s’était pas adouci ; seulement sa nature bilieuse s’était apaisée.

Quant à la jeune fille, elle éprouvait pour lui un sentiment étrange. Elle ne le regardait jamais en face et ne pouvait causer avec lui. Quand il lui arrivait de se trouver seule un instant près de lui, elle avait une sorte de frayeur involontaire. Elle le regardait comme un être extraordinaire, et se sentait intimidée, elle s’imaginait qu’elle ne le comprenait pas et ne méritait pas sa confiance ; elle songeait à lui avec inquiétude, avec tristesse, mais constamment. La présence de Kister, au contraire, la soulageait et lui faisait du bien, quoiqu’elle ne lui donnât pas une vive émotion de joie ; avec lui elle pouvait causer des heures entières, s’appuyer sur son bras comme sur le bras d’un ami, le regarder affectueusement, s’arrêter à son sourire, et, cependant, elle pensait rarement à lui. Pour elle Loutchkof était une énigme ; le caractère de cet homme taciturne lui apparaissait comme une forêt ténébreuse dont elle essayait de pénétrer les profondeurs, de même que les enfants penchés sur la margelle d’un puits cherchent à voir ce qui se trouve au fond d’une eau noire et immobile.

En voyant Loutchkof entrer au salon, Maria d’abord eut un mouvement d’appréhension, puis elle se réjouit de cette visite. Il lui semblait qu’il y avait entre elle et lui un malentendu qu’elle n’avait jamais trouvé l’occasion d’expliquer.

Le capitaine annonça que son ami était indisposé. Nenila et Serge le plaignirent ; mais Maria regarda Loutchkof d’un air incrédule et attendit avec impatience ce qui devait arriver.

Après dîner, elle se trouva seul avec Loutchkof. Ne sachant que faire, elle se mit au piano ; ses doigts couraient vivement et convulsivement sur les touches d’ivoire ; puis elle s’arrêtait et attendait que Loutchkof lui adressât la parole. Loutchkof ne comprenait pas et n’aimait pas la musique. Maria lui parla de Rossini, qui commençait à être à la mode, et de Mozart. Avdieï lui répondit par quelques mots sans suite : Oui… Non… Sans doute… Très joli.

La jeune fille se mit à jouer des variations brillantes sur un thème de Rossini. Loutchkof écoutait, et lorsqu’elle se retourna vers lui, le visage du capitaine exprimait un tel ennui, que Maria se leva et ferma le piano.

Loutchkof resta à sa place sans prononcer un mot.

« Eh quoi ! se dit la jeune fille avec impatience, ne veut-il donc pas ou ne peut-il pas parler ? »

De son côté, le capitaine se sentait très intimidé. De nouveau il était subjugué par sa défiance habituelle, de nouveau il s’emportait contre lui-même.

« C’est le diable, se disait-il, qui m’a mis en tête de m’accointer avec une fillette. »

En ce moment cependant, comme il lui eût été facile de toucher le cœur de Maria ! Quoi qu’il eût dit, cet homme dont elle se faisait une singulière idée, elle eût tout compris, tout pardonné, tout accepté.

Mais ce silence profond, désolant !… Des larmes de dépit humectèrent les yeux de Maria.

« S’il ne veut pas s’expliquer, se disait-elle, si je ne sais pas mériter sa confiance, pourquoi vient-il si souvent ici ? Mais peut-être qu’il faut que je l’amène moi-même à une explication. »

Et soudain elle se retourna, et fixa sur lui un regard si interrogateur, qu’il ne pouvait s’y méprendre et garder plus longtemps le silence.

« Maria Serjeievna, balbutia-t-il, je vous…, j’ai quelque chose à vous dire.

– Parlez, » répondit vivement Maria.

Le capitaine promena un regard inquiet autour de lui. « Pas à présent, reprit-il.

– Pourquoi donc ?

– Parce que je voudrais être seul avec vous.

– Nous sommes seuls.

– Oui…, mais pas ici… »

Cette réponse embarrassait la jeune fille.

« Mais, se dit-elle, si je refuse, tout est fini. »

La curiosité perdit Ève.

« Eh bien, répliqua-t-elle, j’accepte.

– Où donc ? quand ? » Maria réfléchit un instant.

« Demain soir, reprit-elle. Vous connaissez le bois près de Dolguin ?

– Derrière le moulin ? »

Maria lit un signe de tête affirmatif.

« À quelle heure ?

– Vous attendrez. »

Elle n’en put dire plus ; sa voix était comme étranglée. Elle pâlit et s’enfuit dans sa chambre.

Un quart d’heure après, Perekatof reconduisait, avec sa politesse habituelle, le capitaine dans l’antichambre, lui serrait la main amicalement et l’engageait à revenir bientôt.

Puis, après avoir dit adieu à son hôte, il s’arrêta gravement devant un de ses domestiques et remarqua qu’il ferait bien de se faire couper les cheveux. Comme il ne recevait pas de réponse, il rentra d’un air embarrassé dans sa chambre, se mit sur son canapé et ne tarda pas à s’endormir.

Le soir, Nenila dit à sa fille :

« Tu es pâle aujourd’hui. Serais-tu malade ?

– Non, pas du tout. »

Nenila lui renoua son fichu.

« Tu es très pâle. Regarde-moi, ajouta-t-elle avec cet accent de sollicitude maternelle où le commandement perce pourtant. Tes yeux n’ont pas leur vivacité habituelle. Tu souffres, Maria ?

– J’ai un peu mal à la tête, murmura Maria pour dire quelque chose.

– Ah ! j’avais deviné. Cependant tu n’as pas la peau chaude, » reprit sa mère en lui mettant la main sur le front.

Maria se baissa et ramassa une vétille sur le parquet.

Nenila enlaça légèrement de ses deux mains la jolie taille de sa fille.

« Il me semble, lui dit-elle d’un ton caressant, que tu as quelque chose à me dire. »

Maria eut un frisson intérieur.

« Moi ?… non, » répliqua-t-elle.

Son embarras passager n’avait pu cependant échapper à l’œil de sa mère.

« En vérité !… Voyons… Réfléchis. »

Maria s’était remise de son trouble, et, au lieu de répondre, elle baisa la main de sa mère.

« Et tu n’as rien à me dire ?

– Non, en vérité.

– Je te crois, répliqua Nenila après un moment de silence. Je sais que tu ne voudrais rien me cacher, n’est-il pas vrai ?

– Certainement. »

Maria pourtant ne pouvait s’empêcher de rougir.

« Et tu as raison. Ce serait très mal à toi de me cacher quelque chose… Tu sais que je t’aime.

– Oh ! oui.

– Cela suffit. Mais, dis-moi, reprit-elle du ton d’une personne qui fait une question insignifiante, de quoi as-tu parlé aujourd’hui avec Avdieï ?

– Avec Avdieï ? répondit froidement la jeune fille, de toutes sortes de choses.

– Te plaît-il ?

– Il ne m’est pas désagréable.

– Te rappelles-tu quel désir tu avais de le connaître et comme tu étais agitée ? »

Maria se détourna un peu confuse.

« Quel étrange personnage ! » ajouta Nenila avec une bonhomie calculée.

La jeune fille voulut défendre le capitaine, mais elle se ravisa à temps.

« Étrange, en effet ! répliqua-t-elle négligemment ; mais il a des qualités.

– Je n’en doute pas… Pourquoi donc Théodore n’est-il pas venu ?

– Il était indisposé… À propos, Théodore veut me donner son chien… Me permets-tu ?

– Quoi donc ? d’accepter ce présent ?

– Oui.

– Certainement.

– Merci ! merci ! »

Nenila s’avança près de la porte, puis soudain revint vers sa fille.

« Te rappelles-tu, lui dit-elle, la promesse que tu m’as faite ?

– Laquelle ?

– De m’avouer quand tu aimerais.

– Je m’en souviens.

– Eh bien, cela n’est pas encore venu ?… »

Maria éclata de rire.

« Regarde-moi. »

La jeune fille la regarda tranquillement.

« Non, cela n’est pas possible, se dit la mère avec plus de calme. Je me trompais… Où donc avais-je été prendre cette idée ?… Ce n’est encore qu’un enfant… un vrai enfant. »

Elle sortit.

« Ah ! j’ai tort, » murmura sa fille.

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