VI

Kister était déjà couché lorsque Loutchkof entra dans sa chambre. Il était rare que la physionomie du ferrailleur n’exprimât qu’une émotion ; cette fois, elle exprimait en même temps une feinte indifférence, une joie grossière, le sentiment de sa supériorité et plusieurs sentiments contradictoires.

« Eh bien ! eh bien ! quelles nouvelles ? demanda vivement Théodore.

– Aucune. J’ai été là-bas. On te souhaite le bonjour.

– Tout le monde se porte bien ?

– Oui.

– A-t-on demandé pourquoi je ne t’accompagnais pas ?

– Oui, je crois. »

Loutchkof leva les yeux au plafond et fredonna une chanson d’un ton faux. Kister avait les yeux baissés et rêvait.

« Ah ! s’écria le capitaine d’une voix aigre et enrouée, tu es un homme spirituel, instruit, et pourtant, permets-moi de te le dire, quelquefois tu te fourvoies.

– Comment ?

– Par exemple, dans tes idées sur les femmes. Tu les exaltes, les femmes. Tu aimes à lire les vers qui les préconisent. À tes yeux, elles sont toutes des anges…, de vrais anges !

– J’aime et j’honore les femmes ; mais…

– C’est bien… C’est bon… Je ne veux pas disputer avec toi. Je ne suis qu’un homme tout ordinaire.

– Je voulais te dire que… Mais pourquoi précisément aujourd’hui…, à cette heure, t’avises-tu de parler des femmes ?

– J’ai mes raisons, » repartit Loutchkof en souriant d’un air significatif.

Kister l’observait attentivement. Il imagina, l’innocent cornette ! que Maria avait peut-être affligé, tourmenté le capitaine comme les femmes seules savent tourmenter.

« Tu es chagriné, mon pauvre Avdieï. » dit-il.

Loutchkof éclata de rire.

« Je n’ai nulle raison de me chagriner, » répliqua-t-il.

Puis il ajouta d’un ton de pédagogue :

« Je voulais seulement te faire remarquer, mon ami, que tu te trompes sur le compte des femmes. Crois-moi, elles sont toutes taillées sur le même patron et ne méritent pas qu’on se donne beaucoup de peine pour elles. Voilà, par exemple, Maria Perekatova…

– Eh bien ? »

Loutchkof frappa du pied le parquet et secoua la tête.

« Eh bien, poursuivit-il, ne dirait-on pas que je suis doué d’un attrait singulier ? Il n’en est rien et pourtant j’ai demain un rendez-vous. »

Kister se leva sur son séant, et, s’appuyant sur son coude, regarda Loutchkof avec surprise.

« Demain soir, près du bois, reprit flegmatiquement Avdieï. Ne va pas attacher à cela plus d’importance que moi. La jeune fille est jolie, ce n’est pas un mal. Je ne songe pas à me marier, mais à prendre quelque distraction. Je n’aime pas à m’embéguiner ; mais on peut se divertir avec une jeune fille, entendre avec elle le chant du rossignol. Qu’en penses-tu ? »

Loutchkof parla longtemps sur ce ton railleur. Kister ne l’écoutait plus ; il éprouvait une sorte de vertige ; il pâlissait et passait sa main sur son visage, tandis que le capitaine l’observait en clignotant, en se balançant et en s’étendant dans un fauteuil. Il attribuait l’émotion du cornette à la jalousie et en éprouvait une joie extrême.

Ce n’était pourtant pas la jalousie qui en ce moment affectait si vivement Théodore, c’était la froide indifférence et la grossière ironie avec laquelle Loutchkof parlait de Maria. Il continuait à regarder fixement le ferrailleur, et il lui semblait que, pour la première fois, il distinguait nettement ses traits. C’était donc là l’homme dont il avait cru devoir s’occuper ! C’était pour lui qu’il avait sacrifié sa propre inclination ! c’était là l’heureux résultat de l’amour !

« Avdieï, dit-il enfin, est-ce que tu ne l’aimes pas ?

– Ô innocence ! ô Arcadie ! » repartit Loutchkof avec un méchant sourire.

Cependant le bon Kister résistait encore à cette réponse.

« Peut-être, se dit-il, que Loutchkof affecte, selon sa coutume, une indifférence qui n’est plus en lui ; peut-être qu’il n’a pas encore trouvé de nouveaux mots pour exprimer ses nouvelles sensations. »

Mais, dans l’indignation de Kister, n’y avait-il pas aussi un sentiment caché ? S’il était si affligé de l’aveu du capitaine, n’était-ce point parce que cet aveu se rattachait à Maria ? Peut-être que le ferrailleur était vraiment amoureux d’elle ?… Mais non, non ; c’était impossible. Lui, amoureux ! ce vilain homme avec sa figure jaune et bilieuse, ses mouvements convulsifs, son gosier enflé par une joie brutale ! Non ; ce n’est pas ainsi que le jeune officier aurait révélé le secret de son cœur. Dans l’excès de sa félicité, il aurait embrassé son ami avec un affectueux transport, avec des larmes dans les yeux.

« Qu’en dis-tu, mon ami ? s’écria Avdieï. Cet événement t’étonne et te chagrine. Ah ! ah ! Thédo, avoue-le : je t’ai enlevé la princesse. »

Kister se retourna en silence du côté du mur.

« Expliquer mes sentiments à cet homme ! se dit-il ; non : non, il ne me comprendrait pas. Il m’attribue une pensée absurde ; soit ! »

Avdieï se leva.

« Je vois, dit-il d’un ton hypocrite, que tu as envie de dormir ; je ne veux pas t’en empêcher. Dors en paix, mon ami, dors. »

Et il sortit, très satisfait de lui-même.

Kister ne pouvait s’endormir ; il restait attaché à une même idée avec cette opiniâtreté bien connue des amants malheureux et qui produit sur leur esprit l’effet d’un soufflet de forge sur un charbon ardent.

« Si Loutchkof, se disait-il, n’a pour elle que de l’indifférence, si elle-même lui a fait des avances, il ne devait pas me parler d’elle d’un ton si méprisant et si injurieux. En quoi est-elle coupable ? Comment ne pas la plaindre, la pauvre fille inexpérimentée ?… Si pourtant elle lui a elle-même assigné un rendez-vous ! Loutchkof ne ment pas. Non, il n’a jamais menti. Mais peut-être qu’elle a tout simplement une innocente fantaisie… Mais elle ne le connaît pas, et il est dans le cas de l’outrager !… demain peut-être. En suis-je responsable ?… Eh ! n’est-ce pas moi qui ai fait son éloge, qui l’ai conduit dans cette maison ?… D’un autre côté, comment pouvais-je prévoir ?… Comment ! N’est-ce pas mon ami ?

« A-t-il jamais été vraiment mon ami ? Quel désenchantement ! quelle leçon ! »

Tout le passé tourbillonnait dans la tête de Kister.

« Oui, je l’ai aimé, se disait-il, et pourquoi ai-je cessé si vite de l’aimer ? Et pourquoi l’ai-je aimé… moi seul ? »

La généreuse âme du bon Allemand ne s’était attachée à Loutchkof que parce que les autres s’éloignaient de cet homme insupportable. Mais le candide Kister ne savait pas lui-même jusqu’où s’étendait sa bonté.

« Mon devoir, se dit-il enfin, est de prévenir Maria. Mais comment ? De quel droit irais-je m’immiscer dans cette affaire, dans l’amour d’un autre ? Parce que je sais ce que c’est que cet amour, parce que je connais ce Loutchkof ?… Hélas ! hélas ! ajouta-t-il avec douleur et des larmes dans ses paupières, c’est une nature de roc. C’est moi qui suis coupable… C’est moi qui ai perdu cette pauvre fille !… Quel aimable couple !… Mais non, je suis un affreux égoïste. Je dois désirer du fond de l’âme qu’ils soient heureux… Heureux ! quand il se moque d’elle !… Mais pourquoi a-t-il ciré ses moustaches ?… En vérité, il me semble…

– Ah ! que je suis ridicule ! » ajouta-t-il en s’assoupissant.

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