XIX

Il me souvient que, resté seul, je me demandai pourquoi Kharlov n’avait pas écrasé son gendre de manière à ne laisser de lui qu’une « flaque de boue » ; pour que Sliotkine ne craignît pas un tel sort, il fallait vraiment que Martin Pétrovitch se fût « tout à fait calmé » ! Mon désir s’en accrut de pénétrer dans Ieskovo et d’apercevoir, ne fût-ce que du coin de l’œil, ce colosse que je n’arrivais pas à me figurer humble et dompté. J’atteignais déjà la lisière lorsque soudain une grosse bécasse partit sous mes pieds avec un grand bruit d’ailes et prit son vol vers le fourré. Je la couchai en joue, mais à ma grande déception la cartouche rata. Ne voulant pas perdre un aussi beau gibier, je m’élançai à sa poursuite dans l’espoir de la relever. J’avais à peine fait deux cents pas que j’aperçus dans une clairière, sous un splendide bouleau, non pas la bécasse, mais de nouveau le sieur Sliotkine. Étendu sur le dos, les deux bras pliés sous la tête, il contemplait le ciel d’un air béat tout en balançant sa jambe gauche posée sur son genou droit. Il ne me vit point venir. Non loin de lui, Eulampie, sans doute en quête de champignons, marchait à pas lents, fouillant le sol des yeux, se baissant de temps à autre pour ramasser quelque chose dans l’herbe. Elle fredonnait une chanson dont les paroles m’arrivaient indistinctes ; en prêtant l’oreille je reconnus bientôt une de nos vieilles complaintes :

Lève-toi terrible, lourde nuée d’orage ;

Frappe sans pitié monsieur mon beau-père,

Foudroie sur la place dame ma belle-mère ;

De ma jeune épouse c’est moi qui me charge.

Eulampie lança ce couplet d’une voix de plus en plus forte et appuya avec insistance sur le dernier vers. Sliotkine souriait toujours, tandis que dans sa marche elle semblait décrire des cercles autour de lui.

– Voyez-vous ça ! proféra-t-il enfin. Il leur en passe de belles par la tête !

– Que veux-tu dire ?

Sliotkine se souleva légèrement.

– Tu ne te rends pas compte des propos que tu tiens ?…

– Tu n’ignores pas, Volodia, qu’on ne saurait retrancher le moindre mot d’une complainte…

À ce moment Eulampie se retourna et m’aperçut ; nous poussâmes tous deux un cri et chacun s’enfuit de son côté.

Je me frayai bien vite un chemin jusqu’à la lisière, traversai une étroite prairie et me trouvai devant le jardin de Kharlov.

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