XVIII

Le lendemain je gagnai de nouveau le bois de Ieskovo, toujours avec mon chien et mon fusil, mais cette fois sans Procope. Il faisait une de ces journées exquises, comme on n’en rencontre guère qu’en Russie à cette époque de l’année. Le silence était si profond qu’on pouvait entendre à plus de cent pas un écureuil sautiller sur les feuilles sèches, ou bien une branche morte qui, se détachant du faîte d’un arbre, heurtait doucement d’autres branches dans sa chute et s’en venait lentement se poser à jamais sur l’herbe molle… à jamais jusqu’à la pourriture. L’air, ni chaud ni frais, mais odorant et comme acidulé, vous caressait les yeux et les joues ; un fil de la Vierge, léger comme de la soie, vint s’accrocher aux canons de mon fusil et s’étendit de toute sa longueur, signe certain de beau temps prolongé. Le soleil luisait, mais si doux, si pâle qu’on eût dit un clair de lune. Je trouvai des bécasses, mais je n’y fis pas grande attention cette fois. Je savais que le bois de Ieskovo arrivait presque à l’habitation de Kharlov, jusqu’à la haie de son jardin, et je me dirigeai de ce côté sans savoir au juste de quelle façon j’y pourrais pénétrer ni même si je ferais bien de le tenter, puisque ma mère avait rompu avec les nouveaux maîtres du domaine.

Tout à coup je crus entendre des bruits humains à quelque distance… Je prêtai l’oreille : effectivement quelqu’un venait droit sur moi à travers le fourré. Une voix de femme s’éleva.

– Tu aurais dû le dire tout de suite…

– Tu crois ? rétorqua une voix d’homme. Comme si on pouvait tout lâcher d’un coup !

Ces voix m’étaient connues. Une robe bleue de ciel miroita à travers la coudraie à demi dépouillée ; un caftan de couleur sombre se montra près d’elle. Et bientôt les deux promeneurs débouchèrent à cinq pas de moi sur la clairière : c’étaient Sliotkine et Eulampie.

Tous deux se troublèrent à ma vue. Eulampie se rejeta sur-le-champ dans les buissons. Quant à Sliotkine, après un instant d’hésitation, il s’approcha de moi. Son visage n’offrait plus la moindre trace de cette basse obséquiosité avec laquelle, quatre mois auparavant, il frottait entre ses mains la gourmette de mon cheval dans la cour de son beau-père ; cependant je n’y vis pas non plus cet air de défi impudent qui m’avait tant frappé la veille dans le salon de ma mère. Toujours aussi frais, aussi séduisant, ce visage paraissait maintenant plus mâle, plus sérieux.

– Avez-vous tué beaucoup de bécasses ? me demanda-t-il en soulevant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveux bouclés. Vous chassez dans notre bois ? Grand bien vous fasse ! Nous ne nous y opposons pas, bien au contraire.

– Je n’ai rien tué aujourd’hui, répondis-je. Et puisque je suis dans votre bois, je vais le quitter sur-le-champ.

Sliotkine s’empressa de remettre sa casquette.

– Que dites-vous là ! s’écria-t-il. Nous ne vous chassons pas… Nous sommes même enchantés de vous voir ici… Eulampie Martinovna vous dira la même chose… Où êtes-vous passée, Eulampie Martinovna ? Montrez-vous donc.

La jeune fille passa la tête à travers les buissons, mais elle ne s’approcha point. Elle me parut plus belle, plus forte, plus majestueuse que jamais.

– Je vous dirai tout franc, reprit Sliotkine, que je suis très heureux de vous avoir rencontré. Malgré votre jeune âge vous ne manquez pas de jugeotte. Hier, madame votre mère s’est fâchée contre moi sans vouloir entendre un mot d’explication. Pourtant je n’ai rien à me reprocher, je vous le dis comme je le dirais devant Dieu. Impossible d’en agir autrement avec Martin Pétrovitch : il est tombé en enfance ! Nous ne pouvons tout de même pas satisfaire tous ses caprices ! Quant à des respects, il en a tant qu’il veut : demandez plutôt à Eulampie Martinovna.

Eulampie ne bougea toujours point ; le sourire méprisant qui lui était familier errait sur ses lèvres et ses yeux nous lançaient des regards peu tendres.

– Mais pourquoi donc, Vladimir Vassiliévitch, avez-vous vendu le cheval de monsieur Kharlov ?

Le sort de cette pauvre bête tombée aux mains d’un manant me révoltait tout particulièrement.

– Pourquoi nous l’avons vendu ? La belle question ! À quoi pouvait-il servir, sinon à manger du foin sans profit ? Un paysan saura toujours le faire labourer. Et pour ce qui est de Martin Pétrovitch, si l’envie lui prend de sortir, il n’a qu’à nous en faire la demande ; nous ne lui refuserons jamais une voiture… les jours de fête, s’entend.

– Vladimir Vassiliévitch ! proféra Eulampie d’une voix sourde, comme pour l’appeler et toujours sans quitter sa place. Elle tournait entre ses doigts quelques tiges de plantain dont elle faisait sauter les têtes en les frappant l’une contre l’autre.

– Il y a encore, poursuivit Sliotkine, l’histoire du petit cosaque Maxime… Martin Pétrovitch se plaint qu’on le lui a enlevé pour le mettre en apprentissage. Mais daignez y réfléchir vous-même : que pouvait faire ce galopin auprès de Martin Pétrovitch sinon de se tourner les pouces ? D’ailleurs à son âge et bête comme il est, quels services serait-il capable de rendre ? Tandis que maintenant le voilà en apprentissage chez un sellier : qu’il devienne un bon ouvrier, il se rendra utile à lui-même et il nous payera une bonne redevance. Dans notre petit ménage c’est quelque chose ; il ne faut rien dédaigner, voyez-vous, dans un pauvre petit ménage comme le nôtre !

« Et voilà l’homme que Martin Pétrovitch traitait de chiffe ! » dis-je à part moi, et tout haut : – Mais qui donc fait la lecture à monsieur Kharlov ?

– La lecture ? Mais que voulez-vous qu’il lise ? Il avait bien un livre, mais il l’a égaré je ne sais trop où… Et Dieu merci ! Quelle idée de lire à son âge !

– Et qui lui fait la barbe ? demandai-je encore.

Sliotkine partit d’un rire bon enfant : la plaisanterie était vraiment délicieuse !

– Mais personne. Dans les premiers temps, il se grillait la barbe avec une chandelle ; à présent il la laisse pousser. C’est parfait comme ça.

– Vladimir Vassiliévitch ? répéta Eulampie avec insistance. Eh bien ?

Sliotkine lui fit un petit signe de la main.

– Martin Pétrovitch, reprit-il, est chaussé et vêtu ; il mange ce que nous mangeons ; que lui faut-il de plus ? N’a-t-il pas déclaré lui-même qu’il ne voulait plus songer qu’à faire son salut ? Il devrait pourtant comprendre que, malgré qu’il en ait, tout nous appartient maintenant. Il se plaint aussi que nous ne lui payons pas sa pension : mais est-ce que nous avons toujours de l’argent ? et qu’a-t-il besoin de cet argent, puisque rien ne lui manque ?… Je vous assure que nous agissons très noblement envers lui. Tenez, prenons par exemple les chambres qu’il occupe : nous en avons le plus grand besoin ; sans ces pièces-là nous ne pouvons pas nous retourner. Eh bien, nous nous gênons pour ne pas le déranger ! Nous pensons même à lui procurer des distractions : ainsi pour la Saint-Pierre je lui ai acheté à la ville des hameçons tout ce qu’il y a de plus cher, des hameçons anglais s’il vous plaît ! Nous avons des carassins dans l’étang, il n’aurait qu’à s’asseoir sur le bord et à pêcher à la ligne. Une heure ou deux se passent et la soupe est prête. Quelle plus saine occupation pour un vieillard !

– Vladimir Vassiliévitch ! s’écria encore Eulampie, d’une voix impérieuse cette fois et en jetant loin d’elle les tiges qu’elle tordait entre ses doigts. Je m’en vais.

Ses yeux rencontrèrent les miens.

– Je m’en vais, Vladimir Vassiliévitch, répéta-t-elle avant de disparaître dans le fourré.

– On y va, Eulampie Martinovna, on y va ! lui cria Sliotkine… Martin Pétrovitch lui-même nous approuve à cette heure, continua-t-il en se tournant vers moi. Dans les commencements il faut reconnaître qu’il n’était pas content, et même qu’il ronchonnait fort… Vous devez vous souvenir qu’il avait la tête près du bonnet. Maintenant qu’il a compris les choses, il s’est tout à fait calmé… Madame votre mère m’en a dit hier de toutes les couleurs. Seigneur mon Dieu, si vous l’aviez entendue ! Que voulez-vous ? c’est une grande dame ; elle tient à son pouvoir, ni plus ni moins que Martin Pétrovitch en son temps… Mais venez donc vous-même voir de quoi il retourne, et à l’occasion dites-lui un mot en notre faveur. Je n’oublie pas, croyez-le bien, les bienfaits de Natalie Nicolaïevna ; mais après tout, nous avons bien le droit de vivre, nous aussi.

– Et Jitkov, pourquoi l’a-t-on refusé ? m’enquis-je.

Sliotkine haussa les épaules.

– Fédoulitch ? Ce propre à rien ? Mais, de grâce, à quoi pouvait-il nous être bon ? Un traîneur de sabre, est-ce que ça comprend quelque chose à la culture ? Il prétend qu’avec lui les paysans fileraient doux parce qu’il a l’habitude de taper dans la gueule. Mais ce n’est pas tout que d’avoir l’habitude, faut encore savoir le faire ! Et je vous assure qu’il ne s’y entend pas mieux qu’à autre chose… D’ailleurs c’est Eulampie Martinovna elle-même qui l’a refusé. Non, voyez-vous, cet homme-là ne nous convenait pas : il nous aurait vite réduit à la besace.

– Ho, ho ! jeta d’une voix sonore Eulampie.

– On y va, on y va ! répondit Sliotkine.

Il me tendit sa main, que je dus serrer à contrecœur.

– J’ai bien l’honneur de vous saluer, Dmitri Sémionovitch, proclama-t-il en découvrant toutes ses dents blanches. Tirez des bécasses tant que vous voudrez, c’est un oiseau de passage, ça n’appartient à personne ; mais si vous rencontrez un lièvre, épargnez-le, ce gibier-là est à nous… Ah, j’allais oublier : n’auriez-vous pas un petit de votre chienne ? vous me feriez grand plaisir.

– Ho, ho ! fit encore entendre Eulampie.

– Ho, ho ho ! répondit Sliotkine.

Et il se jeta à son tour dans le fourré.

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