X

Voici, en quelques mots, l’histoire de Teglev.

En plus d’un oncle haut dignitaire, le malheureux avait, à Saint-Pétersbourg, une tante de condition beaucoup plus modeste, mais suffisamment fortunée. Étant sans enfant, elle avait recueilli une petite orpheline d’humble origine, l’avait convenablement élevée et la traitait en tout comme sa propre fille. Elle s’appelait Marie.

Teglev la voyait presque tous les jours, comme il fallait s’y attendre, les deux jeunes gens s’aimèrent, et Marie se donna au sous-lieutenant. La chose s’ébruita. La vieille Tegleva en conçut une violente colère, chassa honteusement sa protégée, déménagea à Moscou et adopta une autre jeune fille, de noble naissance, dont elle fit sa pupille et son héritière.

Rendue à ses parents — un malheureux couple d’ivrognes —, Marie goûta une existence amère. Teglev lui avait promis de l’épouser et s’était récusé lors de leur dernière entrevue, quand la jeune femme avait insisté pour savoir la vérité.

« Puisque tu ne veux pas de moi pour femme, avait-elle déclaré, je sais ce qu’il me reste à faire… »

Quinze jours s’étaient écoulés depuis.

« Je ne me suis jamais fait la moindre illusion quant au sens de ses paroles, ajouta Teglev. Je suis certain qu’elle s’est donné la mort…, et que c’était sa voix qui m’appelait là-bas…, dans l’au-delà… Je l’ai reconnue… C’est le destin !

— Mais pourquoi ne l’avez-vous pas épousée ? Vous ne l’aimiez donc pas ?

— Si, je l’adorais… Et je l’adore encore. »

Je le dévisageai avec curiosité, me souvenant d’un autre de mes amis, un homme d’esprit, affligé d’une femme laide, niaise et pauvre. Comme je m’étonnais de son malheur conjugal et lui demandais un jour pourquoi il s’était marié, si c’était par amour, il me répondit : « Non, pas du tout… Je me suis marié… comme ça ! » Est-ce que Teglev ne s’était pas abstenu pour la même raison, « comme ça » ?

« Pourquoi ne l’avez-vous pas épousée ? » insistai-je.

Ses yeux, hagards et somnolents, coururent dans tous les sens.

« Cela… ne se raconte pas en quelques mots, bégaya-t-il. Il y a eu des raisons… De plus, c’est une petite bourgeoise… Et puis mon oncle…, il m’a fallu tenir compte de ses avis…

— Votre oncle ? m’exclamai-je. Que diable vient-il faire là-dedans, alors que vous ne le voyez qu’au jour de l’an, lorsque vous allez lui faire votre visite de politesse ? Vous ne pouvez tout de même pas compter hériter de ses millions : il est pourvu déjà d’une douzaine d’enfants ! »

J’avais parlé avec chaleur… Teglev en fut froissé et rougit irrégulièrement, par taches…

« Je vous prie de ne pas me faire de sermons, proféra-t-il sourdement. D’ailleurs, je ne cherche pas à me justifier… J’ai causé sa mort… Il faut que je paie ! »

Il baissa la tête et se tut. Je ne trouvai plus rien à dire.

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