XVII À la queue neuneu

Non mais, pourquoi est-ce que je suis toujours incapable de dire non ! Sans déconner, des fois, je me comprends pas… j’ai l’impression d’avoir à peu près autant de caractère qu’une tranche de veau marengo… J’étais fermement décidé à rentrer dès ce soir à Ploucamor, et voilà que je me retrouve embringué pour aller faire le guignol à la Mairie de Saint-Glinglin… Comment je vais encore pouvoir expliquer ça à Géraldine, moi…

Lorsque j’arrive devant le bureau de poste, il y a la queue jusque sur le trottoir. Putain, tu parles d’une scoumoune, ça va carrément prendre des plombes. Cent cinquante vieux croûtons devant la Poste de Saint-Glinglin un lundi après-midi… Il doit se passer un truc, c’est pas normal.

— Excusez-moi Madame, mais… pourquoi est-ce qu’il y a autant de monde ?

Pas de réponse.

J’essaie la suivante.

— Bonjour Madame, heu… c’est normal tous ces gens ?

— Si vous croyez qu’on ne voit pas votre petit manège, jeune homme. À la queue, comme tout le monde !

— Mais, je vous demande juste si…

— À Saint-Glinglin, on aime pas les resquilleurs ! Allez faire la queue, et laissez-moi tranquille !

La foule commence à s’agiter et à me regarder d’une drôle de façon. Non mais, c’est pas vrai… ils sont complètement tarés ces Saint-Glinglinois. Bordel… attendre trois plombes sous la flotte, au milieu de ces blaireaux, je sens que ça va être au-dessus de mes forces… j’hésite… rester… repartir… Il va bien pourtant falloir que je l’envoie, ce foutu télégramme… Bon, pas le choix… je respire un grand coup… je prends mon élan… et je fonce dans le tas.

Tu parles d’une corrida ! Sous les coups de coude, les coups de pieds, les coups de griffe, les coups de dentier, les arrachages de cheveux, les jets de couches-culottes, les insultes, les crachats, je remonte la file tant bien que mal… À un moment, j’ai peur de succomber sous le nombre, mais après un dernier effort, alors qu’un petit vieux m’assène consciencieusement des grands coups de parapluie sur la tête et que sa femme me mord gentiment les mollets, je parviens enfin à me planter devant le guichet.

— Bonjour Madame, excusez-moi, mais comment se fait-il qu’il y ait autant de monde ?

— Bonjour jeune homme, ah, on voit bien que vous n’êtes pas de Saint-Glinglin. Chaque premier lundi du mois, nous faisons des promotions. Aujourd’hui, c’est sur les enveloppes. Vous achetez neuf enveloppes et la Poste vous offre la dixième.

— Effectivement c’est intéressant, mais moi je n’ai pas besoin d’enveloppes, il faut juste que j’envoie un télégramme.

— Pour cela, je vous conseille vivement de revenir le premier lundi du mois d’octobre, afin de profiter de l’opération “Deux mots envoyés, le troisième offert”.

— Oui mais moi c’est aujourd’hui que je dois envoyer mon télégramme, pas en octobre.

— Envoyez plutôt une lettre. Avec un peu de chance, elle arrivera avant le mois d’octobre et cela vous permettra de profiter de la promotion sur les enveloppes.

— Non, non, cela ne m’intéresse pas, c’est un télégramme que je veux envoyer, maintenant, là, tout de suite.

— Bon, très bien, jeune homme, je n’insiste pas, même si je n’en pense pas moins. Vous avez votre carte de fidélité ?

— Heu non, je n’en ai pas. De toutes façons je ne suis pas de Saint-Glinglin et je ne risque pas de…

— Même si vous n’êtes pas de Saint-Glinglin, je vous conseille vivement de prendre une carte de fidélité. Non seulement cela vous vaudra une remise immédiate de deux pour cent sur l’ensemble de nos produits, enveloppes blanches, enveloppes grises, enveloppes bleues, enveloppes marrons, enveloppes à rabats, enveloppes à fenêtre, enveloppes matelassées, enveloppes à bulles, télégrammes, timbres nationaux et internationaux, timbres de collection, cartes postales, cartes de vœux, faire-part de naissance, faire-part de mariage, faire-part de décès, lettres recommandées, etc., – offres évidemment non cumulables avec les promotions exceptionnelles des premiers lundis de chaque mois – mais cela vous permettra en plus de participer à la grande tombola de Noël, d’autant que cette année, les prix sont particulièrement merveilleux et merveilleusement particuliers : des napperons en dentelle, des mouchoirs en dentelle, des abat-jours en dentelle, des paquets de crêpes-dentelles, des serviettes en dentelle, des chaufferettes en dentelle, des étuis à lunette en dentelle, des… mais attendez, je vais vous montrer le catalogue, cela vous donnera une idée plus précise…

— Non écoutez madame, c’est très gentil de votre part, mais ce n’est pas la peine de me montrer le catalogue, je suis totalement allergique à la dentelle. J’aimerais juste envoyer un télégramme, et si possible, maintenant.

— Même si vous n’aimez pas la dentelle, prenez quand même la carte de fidélité. Non seulement cela vous permettra de pouvoir…

— MAIS PUTAIN DE BORDEL DE CUL DE BERNIQUE DE BALAI D’CHIOTTE !!!! T’ES BOUCHÉE LA VIEILLE OU QUOI ??? JE TE DIS QUE J’EN AI RIEN À FOUTRE DE TA CARTE DE FIDÉLITÉ ET DE TES RÉDUCTIONS À LA CON !!! JE VEUX JUSTE ENVOYER UN TÉ-LÉ-GRAMME !!! COMPRIS !!!!!

Ça lui coupe le sifflet direct. Elle me fixe, la bouche ouverte, incrédule, l’air de ne plus trop savoir où elle habite, puis d’un seul coup, elle se ressaisit et se met à hurler :

— ASSASSIN ! SADIQUE ! VOLEUR ! VIOLEUR ! PAÏEN ! PARISIEN ! MILITANT ! PÉDOPHOQUE ! ÉTRANGER ! BÂTARD ! TERRORISTE ! NORMAND ! ÉCOLOGISTE !…

Tandis que je me fais agonir d’insultes, des dizaines de mains m’agrippent, m’empoignent, me tirent en arrière, m’entraînent irrémédiablement vers la sortie… je ne cherche même pas à résister, je n’en ai plus la force… sans trop savoir comment, je me retrouve sur le trottoir, assis dans une flaque d’eau. Devant moi, la foule hostile se referme déjà en un mur compact de parapluies et de cabas à roulettes. Je me relève péniblement et repars en direction de l’Institut Océanographique de Saint-Glinglin. Pour le télégramme, je reviendrai demain…

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