XVIII Purée de poids

Juste au moment où je débouche dans la rue du Centre Océanographique, je vois s’ouvrir une petite porte dérobée. Un homme en sort, un seau à la main, à moitié dissimulé sous un large imperméable vert. Il regarde furtivement à droite à gauche, semble hésiter un bref instant, puis referme la porte derrière lui et s’éloigne d’un pas rapide en direction du boulevard Edmond Gerbillon. De derrière le container à poubelles où je m’étais dissimulé, j’ai eu le temps de reconnaître la silhouette du Professeur Michel-André Nieux. Mais qu’est-ce que le Professeur peut bien aller faire en ville à cette heure-ci avec un seau à la main alors qu’il était censé être surchargé de boulot ? Et puis c’est quoi cet air d’aspirateur constipé ? Y’a comme qui dirait quelque chose qui cloche… J’ai beau savoir que c’est un vilain défaut, ma curiosité l’emporte… Je lui emboîte le pas.

Après avoir descendu le boulevard Edmond Gerbillon, le Professeur suit la rue des Cormorans jusqu’à la Place Fernand Pochard d’où il emprunte la rue Sainte-Guiguite. Il s’engage ensuite dans le Passage de la Crotte au Beurre et rejoint la Ruelle des Culs-de-Jatte dont la volée de marches biscornues le mène directement sur le vieux Port, totalement désert à cette heure avancée de l’après-midi. Il se dirige vers l’embarcadère et descend le long d’une petite échelle jusqu’à une cale en contrebas où quelques pédalos décatis se balancent mollement au gré du ressac. Sans hésitation, il prend pied sur l’un d’eux, le détache, et met le cap sur le bouquet de récifs se dressant au milieu de la baie de Saint-Glinglin… Je lui laisse prendre un peu d’avance puis je saute dans un autre pédalo et m’engage dans son sillage. Au bout d’une demi-heure à mouliner des guiboles, je commence à transpirer comme un bœuf bourguignon. C’est qu’il a un sacré coup de pédale ce Dédé… si ça continue comme ça, il va finir par me larguer… Heureusement, c’est le moment qu’il choisit pour lever le pied, juste entre deux récifs recouverts d’algues brunes. Je me laisse discrètement glisser derrière un gros rocher à une cinquantaine de mètres de là, avide de découvrir enfin ce qui peut bien le pousser à venir faire du pédalo sous la flotte, un lundi après-midi, au milieu de la baie de Saint-Glinglin. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne vais pas être déçu du voyage. De sous son imperméable, le Professeur extirpe une flûte à bec. Il la porte à ses lèvres et se met à jouer l’Appel à la Soupe, impérissable chef d’œuvre de la musique militaire française dont la subtilité mélodique et la richesse harmonique firent se trémousser d’allégresse les estomacs de tant de nos glorieux aînés. Tout d’abord, il ne se passe strictement rien et je commence à me demander si le Professeur Nieux ne serait pas tout simplement un ancien bidasse un peu fatigué du képi, mais soudain, je vois s’approcher de son pédalo une sorte de masse sombre. À cette distance, difficile de savoir ce que ça peut bien être… à tout hasard, je fouille dans la boite à gants : des cachous Lajaunie, une peau de chamois, un éventail, une poupée Barbie, une carte routière de Haute-Savoie, et… Oui ! une petite longue-vue de poche made in Pif-Gadget ! Ça c’est du bol ! Je la dirige vers le Professeur Nieux… Tu parles d’un choc ! Cette masse sombre que je n’arrivais pas bien à distinguer, ce sont en fait des milliers et des milliers de concombres de mer qui entourent à présent son pédalo. Le Professeur range sa flûte sous son imperméable et en sort une grosse louche qu’il plonge dans le seau posé à ses pieds. Il y prélève une sorte de purée compacte dont il se met à bombarder la masse grouillante d’holothuries. Faut voir le spectacle… une véritable orgie ! Tous les concombres se précipitent comme des morts de faim. Ça bâfre, ça se goinfre, ça dévore, ça s’empiffre, ça engloutit… certains concombres font même des bonds hors de l’eau pour essayer de niaquer de la purée au vol… Une fois son seau vidé, le Professeur ne s’attarde pas. Il fait demi-tour et remet le cap sur le vieux Port en pédalant comme un dératé. Le temps qu’il prenne un peu d’avance, je reste à observer les holothuries. Après s’en être mis plein la lampe, ces morfales ont cessé de s’agiter et flottent à présent tranquillement à la surface, bien partis pour se taper une petite sieste digestive… Mais ce calme est de très courte durée et précède une sacrée tempête. Alors que je suis sur le point de faire demi-tour, voilà que les concombres commencent de nouveau à s’agiter, d’abord mollement, puis de plus en plus vite, à tel point qu’on les croirait devenus hystériques… Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire maintenant ? y’a pourtant plus rien à manger… Je me rapproche pour les observer de plus près… Putain ! Tu parles d’un tableau… Ils sont carrément tous en train de se niquer !! Et faut voir avec quel entrain ils y vont… Par devant, par derrière, sur le côté, je t’l’enfile, tu me la mets… on a l’impression que ces petits saligauds ont passé leur vie à étudier le cas Masoutra ! La surface de l’eau n’est plus à présent qu’une gigantesque partouze de concombres de mer ! Y’en a même quelques-uns… qui sont parvenus à se hisser sur mon pédalo et qui rampent vers moi en me regardant d’un petit air lubrique… Non mais ça va pas les gars !! Si vous croyez que je suis venu à Saint-Glinglin pour me faire mettre par des concombres ! Je les repousse violemment à la baille et je me mets à pédaler à toute berzingue en direction du vieux port… Merde… y’en a carrément partout ! À présent, la surface de la mer en est couverte… on dirait que ces salopards se sont multipliés comme des petits pains… Je pédale de plus en plus vite pour échapper à cet ignoble spectacle… soudain, je sens un truc visqueux qui descend dans mon dos… Comme un fou, je cherche à le chopper… putain, ça glisse comme de la vaseline… le v’la qui se faufile dans mon pantalon… au secours !! Au viol !! je parviens à le chopper in extremis juste avant qu’il ne commette l’irréparable et je le balance rageusement à la flotte… Aïe ! Cet enfoiré m’a mordu ! Y’en a à présent une trentaine qui ont réussi à se hisser sur le pédalo… Maman, je vais finir par y passer… j’ouvre la boite à gants… j’y farfouille fébrilement… la poupée Barbie ! Je la balance au milieu du tas d’holothuries. Ce qu’ils lui font alors subir appartient à un genre de littérature qui ferait passer les écrits du marquis de Sade pour une comptine d’Enid Blyton… je sens que je n’ai pas fini de faire des cauchemars…

Je ne sais pas trop comment, mais à grands coups de pédales, je parviens finalement à rallier le vieux Port en ayant préservé mon intégrité physique… N’empêche, j’ai eu chaud aux fesses.

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