XX Ballet brosse

Alors qu’un léger brouillard s’abat sur la ville, nous pénétrons à vingt et une heure dix dans la Mairie de Saint-Glinglin. Une foule joyeuse se presse déjà dans la Salle des Fêtes. Barbe-Rouge, Davy Crockett, la Fée Carabosse, Robin des Bois, Maya l’Abeille, Superman, Fifi Brindacier, Peter Pan, Angélique Marquise des Anges, Jules César, Blanche-neige, Bozo le Clown, Merlin l’Enchanteur, Barbarella, Ricky Banlieue, un Hussard sur un cheval à bascule, Cendrillon, Louis XVI avec sa tête sous le bras, Cléopâtre, Arthur le Fantôme, la Mère Denis, Goldorak, Tata Yoyo, Rahan fils de Crao, Geronimo, Wonder Woman, un Bouddha aux pommes, la Reine d’Angleterre, le Marchand de Sable, une Gitane sans filtre, le Petit Chaperon Rouge, le Grand Méchant Loup, une Majorette de trois cents livres, un Charmeur de Serpents… Fichtre… le moins qu’on puisse dire, c’est que lorsque les Saint-Glinglinois vont à un bal costumé, ils ne font pas semblant…

Au centre de l’assemblée, boudiné dans un costume de Marylin Monroe, Edmond Gerbillon, le maire de Saint-Glinglin, se pavane comme un coq au vin au milieu d’un plat de fayots. « Bonjour cher ami », « Bonsoir très chère », « Oh, quel merveilleux déguisement », « Chère madame, vous êtes absolument délicieuse »… Ah y’a pas à dire, il prend son fade, le père Gerbillon…

Fier comme une soupape dans son costume de Mandrake le Magicien, Peter me saisit par le bras.

— Come on François, allons présenter nos respects à Monsieur Le Maire.

Nous nous frayons un passage au milieu de la foule et parvenons jusqu’à l’édile, en train de rire à gorge déployée au milieu d’un parterre de courtisans extatiques.

— Bonsoir, Monsieur le Maire, excusez-moi de vous interrompre, mais je tenais absolument à vous présenter mes respects. Quelle merveilleuse soirée vous nous avez organisée !

— Ah, Monsieur Mac Roe ! Bonsoir cher ami, quel plaisir de vous voir… surtout après les bonnes nouvelles que vous nous avez données cet après-midi… Je suis ravi que cette soirée vous plaise… Mais dites-moi, vous êtes follement sexy dans ce costume de Mandrake le Magicien… j’espère que vous n’avez pas oublié votre baguette magique… Hahaha…

— Hahaha, Monsieur le Maire, toujours le mot pour rire… permettez-moi de vous retourner le compliment, ce costume de Marylin Monroe vous va à ravir… c’est bien simple, vous êtes encore plus belle que l’originale.

— Hahaha, monsieur Mac Roe, vilain flatteur… vous allez finir par me faire rougir… Mais dites-moi, quel est donc ce gros lapin rose qui se trémousse à vos côtés ? Est-ce l’un de vos amis ou venez-vous de le sortir de votre chapeau ?

— Hahaha, Monsieur le maire, quel esprit, mon Dieu, mais quel esprit… Permettez-moi de vous présenter mon vieil ami, François Troudic. François, je te présente monsieur Edmond Gerbillon, le Maire de Saint-Glinglin.

— Bonsoir Monsieur le Maire.

— Bonsoir mon petit lapin… j’ai l’impression de vous avoir déjà vu quelque part…

— Peut-être dans un dessin animé ?

— Hahaha, mon Dieu, voilà un lapin qui ne manque pas d’humour, Hahaha !

À cet instant, une énorme carotte s’approche de nous en se dandinant…

— Tenez, voici justement Gironille, ma chère et tendre épouse… Ma chérie, je te présente monsieur Peter Mac Roe, le directeur de l’Institut Océanographique, et voici son ami, monsieur François Troudic.

— Enchantée messieurs, j’espère que vous passez une bonne soirée. Mais dites-moi monsieur Troudic, ne vous aurais-je pas déjà vu quelque part ?

— J’en doute fort Madame Gerbillon, je sors très peu de mon terrier…

— C’est bien dommage monsieur Troudic, un beau lapin comme vous… vous feriez des ravages.

Elle m’attrape par le bras et m’entraîne vers le fond de la salle.

— Alors dites-moi mon gros lapin, aimez-vous les carottes ?

— Heu, oui, enfin, comme tout le monde…

— Et vous n’auriez pas une petite faim ?

Elle se serre contre moi et me susurre à l’oreille :

— Voyez-vous, je meurs d’envie de me faire grignoter…

— C’est très aimable à vous, madame Gerbillon, mais, heu… j’ai mangé des moules juste avant de venir, je crois bien que je pourrai plus rien avaler…

Juste à cet instant, je vois passer Andy Vogratin, l’assistant du Professeur Nieux, déguisé en esclave romain. Je saute sur l’occasion…

— Excusez-moi madame Gerbillon, mais je dois absolument m’entretenir avec ce monsieur. Je vous retrouve plus tard. Monsieur Vogratin ! quel plaisir de vous voir ! Alors, comment allez-vous ? Est-ce que cette petite soirée se passe bien ?

— Excusez-moi mais, à qui ai-je l’honneur ?

— Ah mon Dieu, c’est vrai, suis-je bête… je suis François Troudic, l’ami de monsieur Mac Roe.

— Monsieur Troudic ! Ah bien ça par exemple, déguisé de la sorte, je ne vous aurais jamais reconnu… quoique peut-être, les oreilles…

— Dites-moi, Andy… cet homme là-bas, près du bar, déguisé en chasseur de baleine, avec un harpon à la main, à côté de cette jeune fille déguisée en Zorro… ne serait-ce pas le Professeur Nieux ?

— Mais oui, tout à fait, c’est Dédé, il est beau hein ?

— Je vous demande pardon ?

— J’ai dit : Il est beau, hein ?

— Non, non, juste avant cela, qu’avez-vous dit ?

— J’ai dit : Mais oui, tout à fait, c’est Dédé…

— Tout à fait, c’est Dédé… c’est Dédé… c’est Dédé… nom de Dieu !!!

— Mais que se passe-t-il monsieur Troudic, vous ne vous sentez pas bien ?

— Hein ? Quoi ? Pardon ?… Si si, tout va bien Andy… Excusez-moi un instant…

Dans ma tête, ça se met à carburer à cent à l’heure. Je sentais bien qu’il y avait un truc qui me turlupinait depuis cet après-midi… ce manège incompréhensible du Professeur Nieux qui part en pédalo gaver des holothuries de purée aphrodisiaque alors qu’elles sont censées se multiplier à cause des pets de lamantin… Et maintenant cette petite phrase… c’est Dédé… Je revois Mimi recroquevillé sur le carrelage de la salle des harpons… et ces trois lettres tracées avec son sang… CDD… CDD… C’est Dédé… Putain !! Y’a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond… et j’ai comme l’impression que la réponse se trouve à l’Institut Océanographique… dans la salle des harpons. Il faut absolument que j’en aie le cœur net.

J’aperçois Peter, en train de danser un mambo endiablé avec le Maire. Je me faufile au milieu des danseurs.

— Peter, Peter, il faut absolument que je te parle…

— Plus tard François, plus tard…

— Mais Peter, c’est très important…

Il s’arrache à contrecœur des bras de Monsieur Gerbillon.

— François, est-ce que tu es fou ? J’ai un ticket pas possible avec le maire ! Tu crois vraiment que c’est le moment de me disturber ?

— Écoute Peter, je crois que cet après-midi j’ai oublié mon portefeuille dans ton bureau. Peux-tu me passer les clés de l’Institut ? Je file le chercher et je te les ramène tout de suite.

— OK, François, OK. Tiens, prends ce trousseau et ne reviens plus me déranger !

— Super, Peter, merci !

Je file vers la sortie tandis que Peter regarde, désespéré, sa Marylin en train de virevolter dans les bras d’un fringant mousquetaire.

Avant de sortir, je me précipite aux toilettes pour enlever mon costume. Mais j’ai beau tirer tant et plus, me contorsionner dans tous les sens… rien à faire… la fermeture éclair est complètement coincée… Me voilà bon pour traverser Saint-Glinglin déguisé en lapin.

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