I.

Alphonse de Lamartine n'est pas un étranger pour vous. Il s'est promené souvent «sous les pins harmonieux des Cascine.» Il a chanté Florence, Pise, Lucques et Vallombreuse. Il a vécu, écrit, aimé chez vous, et votre Pétrarque avait modelé sa sensibilité avant même que vos horizons de cyprès et de collines eussent charmé ses yeux. Toutefois, comme c'est un poète véritable, je doute que le timbre de sa voix soit exactement perceptible à d'autres que ses nationaux; je vous demande donc de croire qu'il y eut en lui plus de divinité que je ne saurais vous en montrer.

D'abord, remarquez qu'il resta jeune jusqu'à la fin; jeune, c'est-à-dire capable de se renouveler. Trois passions l'occupèrent l'une après l'autre, se succédant sans intervalle, sans confusion, de sorte [133] qu'il paraît avoir eu ses phases régulières, comme un astre. Dans l'adolescence: un amour exalté, caché, douloureux; - et de là naquirent des élégies que tous les amoureux ont redites; - puis, dans la première maturité, une angoisse pieuse et virile des destinées de l'âme et de sa relation à son Dieu; - ce fut l'origine de belles méditations platoniciennes, troublées parfois de cris de désespoir; - enfin, vers quarante ans: un prophétique souci de la justice dans la société, - d'où procèdent ses œuvres politiques, discours, articles de journaux, avec quelques poèmes de vieillesse.

La première phase est la plus célèbre. Le nom seul de Lamartine éveille l'idée d'un chanteur élégiaque.

On sait qu'il n'a rien inventé dans l'instrument lyrique: ses poèmes ne sont originaux et neufs que parcequ'ils révèlent une âme. On a retrouvé, de sa vingtième année, de petits vers galants et vieillots, qui ne lui ressemblent pas encore. «Je n'étais alors que vanité,» avouait-il lui-même. Il lui fallut l'initiation de l'amour et de la douleur. Dès lors le génie lui vint; de son cœur brisé montèrent, avec une étrange pureté, quelques cris modulés, aussi éternels, désormais, que la mélodie du vent dans les pins solitaires.

[134]

Lamartine poète philosophe est moins connu et plus grand. Ce ne fut pas un philosophe, à proprement parler; il ne rechercha pas la vérité par dessus tout, - mais le bonheur. Seulement, comme il était bien né, il mettait à son bonheur des conditions rares et élevées. Il lui fallait, pour être heureux, obtenir l'harmonie de sa pensée avec elle-même; il avait le besoin impérieux de l'unité; toute diversité irréductible lui était une souffrance. Or les résultats des sciences de faits sont fragmentaires, ou même contradictoires. Lamartine s'en désespère: les solutions qui ne rendent pas raison de tout l'univers ne le satisfont point, et, faute qu'on lui donne le dernier mot des choses, il s'écrie, impatiemment:

Vérité, tu n'es pas! Tu n'es que dans nos songes!

Blasphème touchant et beau, signe d'une profonde sensibilité philosophique.

Cependant comment surmonter cette disproportion de notre esprit et de la réalité? Le poète n'a pas la force de le faire comme un Kant, en l'analysant: il n'est secouru que des intuitions de son [135] cœur. Le voilà donc aspirant en vain; devant lui s'ouvre l'abîme de l'inconnaissable: il en sent l'effroi:

Je meurs de ne pouvoir nommer ce que j'adore!

Mais cette reconnaissance de notre impuissance implique en nous l'idée de la Puissance, cet aveu de nos limites, l'idée de l'infini. Plus encore que l'idée: l'amour et le besoin. Et c'est par où l'homme se sauve du désespoir. Il comprend que se plaindre de ne pouvoir embrasser la vérité totale et une, c'est se plaindre de n'être pas Dieu. Du point de vue divin seul, l'harmonie, qui ne saurait entrer dans nos esprits étroits, se dégage et apparaît. Pour Dieu le mal n'est pas; la mort, non plus que la vie, n'a point de sens pour Dieu; de ce point de vue, où il faut se mettre par un essor de la volonté, les contradictions les plus scandalisantes se révèlent comme des illusions de notre pensée infirme, et boiteuse encore de quelque chute peut-être.

Cet acte par lequel l'esprit se situe extra humanitatem est tantôt la prière, tantôt l'acceptation [136] de la douleur purifiante, qui est prière encore. A cette acceptation, à cette prière, Dieu répond par l'apaisement ineffable, passager, fragile de sa grâce. Et la poésie justement a pour objet de fixer, autant qu'il se peut, ces illuminations soudaines de la grâce. Ici est son rôle révélateur, son caractère sacré. Le poète est encore à peu près ce que fut le nabi en Israël.

Au reste il n'est pas d'autre religion vraie, selon Lamartine, que cette expérience immédiate de l'action de Dieu en nous. La raison, que le poète, tout mystique qu'il paraisse, ne récuse point, - qu'au contraire il voudrait porter à son maximum de clarté, car

Plus il fait clair, mieux on voit Dieu,

la raison des philosophes se trouve d'accord avec cette expérience de l'adorateur le plus humble; oui, la raison même donne raison à la foi. Et la tradition immémoriale de l'humanité ne conclut pas dans un autre sens. Lamartine ne s'agenouille pas devant les livres sacrés; il a quelque répugnance pour les Églises, qui fragmentent l'unité; mais il croit en ce [137] qu'il appelle naïvement «la philosophie antédiluvienne», révélation primitive dont le Livre de Job nous a transmis l'essentiel, et dont les prophètes, et Jésus-Christ lui-même ne sont que les porte-parole.

Cependant tout le sens de cette révélation n'est pas exprimé encore; nous en sommes un déchiffrement de l'A B C; c'est en avant qu'il faut regarder avec espoir. Le règne de l'Esprit est à venir; l'homme, «en qui Dieu travaille», progresse lentement, mais sûrement; nous balbutions l'Evangile, dont nos descendants feront leur règle. Ayons donc bon courage et patientons. Chaque Révolution nous avance vers la Religion vraie. C'est pécher contre l'esprit que de douter de la destination sublime de l'homme:

Enfants de six mille ans qu'un peu de bruit étonne,

Ne vous troublez donc pas d'un mot nouveau qui tonne,

D'un empire éboulé, d'un siècle qui s'en va;

Que vous font les débris qui jonche la carrière?

Regardez en avant, et non pas en arrière:

Le courant roule à Jéhovah!.

[138]

Toutes les idées de Lamartine sur la chose publique découlent de cette sagesse religieuse dont je viens de parler.

Il entra dans la politique à plus de quarante ans. Il fut élu député en 1833, par la petite circonscription de Bergues, dans le Nord, alors qu'il se promenait en Syrie.

Il avait donc médité déjà sur l'orientation de son époque, sur le sens des révolutions, sur les étapes nécessaires de la «caravane humaine» qui chemine guidée par Dieu. Il apporta dans le tumulte des assemblées une ferme assise d'esprit, gain de la solitude. C'est là une préparation intérieure que les députés ne possèdent pas fort souvent. Lamartine amusa la Chambre par l'imprévu de ses principes; cela tranchait sur les ordinaires disputes d'avocats; ses discours étaient des intermèdes lyriques. D'ailleurs il se sentait lui-même tombé de quelque planète lointaine au milieu du marais parlementaire. «Je n'y resterai donc, si Dieu le permet, dit-il, que le temps strictement nécessaire pour ouvrir le premier sillon, formuler [139] un symbole de bonne foi, d'indépendance des partis et de progrès moral; après quoi je rentrerai dans mon nuage». Vous savez que, s'il était prêt à quitter la politique, la politique ne le voulut pas quitter.

Il y fut très original. Indépendant de tout, parcequ'il l'était de sa propre ambition, il signifia d'abord à ses électeurs qu'il entendait n'obéir qu'à sa conscience: un mandat lui ajoutait trop peu pour qu'il eût peur, en le perdant, de retomber dans le néant; les grandes places le tentaient encore moins: «Faire le serviteur pendant quinze ans pour obtenir de le faire le reste de sa vie en habit un peu plus brodé, cela me semble vraie folie». Il ne se souciait pas davantage de capter la popularité. «Pour parvenir à me faire comprendre, il me faut un an d'efforts pénibles et d'impopularité systématique. Je dois, pour chercher mon point d'appui hors des partis existants, dans la conscience du pays, commencer par blesser tous les partis en leur échappant». Ce n'est pas assez d'avoir l'amour de son indépendance, il en a l'orgueil. «Je [140] prends en haine les partis après les avoir eus en mépris, et je veux désormais vivre, penser et mourir seul». Nul doute, Messieurs, qu'un détachement si évident ne soit la vraie façon d'imposer aux hommes et de les amener à soi. Citons cet exemple. En juin 1837, quarante-deux fabricants de sucre, gros électeurs de la circonscription flamande que Lamartine représente, l'invitent à conjurer l'impôt dont on menace leur industrie. Que va-t-il faire? «Je leur ai remis mon mandat de député en leur disant: ma conviction et ma conscience sont contre l'immunité et le privilège dont vous jouissez aux dépens du Trésor, des malheureux contribuables cultivateurs et des colonies. On vous doit un impôt.... - Après deux heures de discussion, ils en sont convenus et m'ont à l'unanimité signé le mandat formel de voter et de parler pour un impôt». Voilà un trait assez rare dans l'histoire du régime représentatif: cette fois ce ne fut pas le gouvernement des supérieurs par les inférieurs. Lamartine se rend bien compte que son abnégation est sa force même. «Je n'aurais qu'à dire oui pour être chef [141] de deux-cents voix; mais je suis en secret chef de leur conscience». Et il s'émerveille de cet ascendant: «Tous les partis viennent à moi comme à une idée qui se lève».

Il y avait une autre raison encore pour que l'on vînt à lui, c'est que sa politique était toute positive. Ecoutez-le: il affirme toujours, il ne réfute presque jamais: cela par principe autant que par tempérament. «J'adore l'indépendance; je déteste l'opposition. Faire est l'œuvre du génie; empêcher est l'œuvre de l'impuissance». Étranges discours que les siens; il néglige de répondre et de discuter; il passe au travers de la contradiction sans la voir. C'est qu'il ne l'a pas écoutée, étant occupé ailleurs, à déchiffrer la volonté actuelle de Dieu sur son peuple. Cela fait penser à cette inscription qu'on lit sur les navires: Défense d'adresser la parole au pilote. Comment les simples passagers oseraient-ils troubler de leurs avis celui qui domine et qui sait? N'a-t-il point une boussole? L'avenir prophétisé [142] dans sa conscience le guide. Qu'il travaille avec les autres, c'est bien; mais les consulter sur ce qu'il faut vouloir est folie. C'est à lui de le leur apprendre.

Ainsi quand le navire aux épaisses murailles

Qui porte un peuple entier bercé dans ses entrailles

Sillonne au point du jour l'océan sans chemin.

L'astronome chargé d'orienter la voile

Monte au sommet des mâts où palpite la toile,

Et, promenant ses yeux de la vague à l'étoile,

Se dit: «Nous serons là demain.»

Puis, quand il a tracé sa route sur la dune

Et de ses compagnons présagé la fortune,

Voyant dans sa pensée un rivage surgir,

Il descend sur le pont où l'équipage roule,

Met la main au cordage et lutte avec la houle.

Il faut se séparer, pour penser, de la foule

Et s'y confondre pour agir.

Il continue donc, imperturbable, se réglant sur son itinéraire secret, entraînant ses compagnons de traversée. Et ceux-ci lui obéissent. Quelque chose en lui les subjugue. Quoi donc? La force de sa certitude intérieure. Une personne unifiée au dedans [143] peut tout sur les autres. Dans les combats politiques, comme naguère dans la recherche de la vérité, comme jadis dans les déchirements de l'amour, Lamartine a su s'élever jusqu'à l'harmonie. Il a triomphé des contradictions internes qui font que les autres hommes sont faibles. J'ai comparé les périodes de sa vie aux phases d'un astre: chaque phase est complète; il ne se voue à la philosophie que quand il est quitte de la passion. Il n'aborde la politique qu'une fois délivré du doute philosophique, et sûr de ce qu'il croit. Sa conscience réconciliée, où Dieu règne, est invulnérable aux coups de la place publique, aux cris, aux mesquineries; il les traverse en souriant. Il s'avance au milieu des monstres rampants comme un Apollon libérateur, baigné d'une lumière dont le foyer est en lui.

Joseph Mazzini, en comparaison, semble une divinité sombre et souterraine.

Il n'est pas, dans Santa Croce, de monument plus austère, plus funèbre, que la plaque de bronze noir qui le commémore, près du fastueux cénotaphe de Dante; et c'est bien ainsi. Mazzini fait donc un parfait contraste avec la nature heureuse de Lamartine.

[144]

Au reste, j'ai observé que presque tous les révolutionnaires, en Italie, ont deux caractères singuliers; ils sont hantés du passé, et ils sont tristes.

Votre pays, ouvrage des hommes autant que de la nature, est comme baigné de regrets. Vos paysages sobres et presque intellectuels semblent se souvenir d'autrefois. Vos arbres mêmes ont une dignité de monuments. Toute l'Italie est un vaste camposanto; la roue des voiturins y roule dans l'ornière antique. L'idée même de l'Italie une est une vieillerie, un legs que vos poètes se transmettent, de Virgile à Dante, de Pétrarque à Vittorio Alfieri, jusqu'à ce qu'elle devienne une actualité. Si Mazzini s'émeut jusqu'à défaillir en passant la Porta del Popolo, c'est qu'il entre au sanctuaire même de l'unité italienne, dans Rome, la capitale promise à l'avenir, qui est aussi le trésor de tout le passé. Là des fantômes inspirateurs se dressent de toutes parts: ce sont les tribuns de jadis, en particulier ce Cola di Rienzo, dont il est le successeur, et qui lui même avait prétendu relever la république de Brutus. Unité, liberté, voilà le double mot d'ordre que ces vieux irrédentistes ont imposé à leurs descendants; après des siècles, l'avocat génois se reconnaît pour leur exécuteur testamentaire. Pieux envers les ancêtres, il rêve de dresser sur le Monte [145] Mario une image colossale de Dante, vers laquelle les Romains lèveront les yeux chaque matin pour faire leurs dévotions filiales. Ainsi de tout révolutionnaire italien: en même temps que novateur, il est restaurateur. Et cela nous surprend un peu, nous autres Français, qui marchons droit à l'avenir sans nous demander de qui nous sommes fils.

J'ajoute que les révoltés de votre nation paraissent tristes. Comparez, s'il vous plaît, à la gaillardise de Martin Luther l'âpreté douloureuse de Savonarole. Vos hérésiarques ont un air prométhéen, tendu et tourmenté. Mazzini les continue, avec son éloquence chauffée au rouge sombre, et son visage tel que vous le voyez sur les lithographies, crispé par l'effort. C'est, je crois, que votre nation étant la plus sociable de toutes, l'italien isolé se sent arraché à sa nature vraie. Les visages souriants lui manquent cruellement: il ne se passe pas volontiers de serrements de mains et d'embrassades.

Les contemporains de Mazzini ont eu de lui l'impression que je viens de dire. Ils le trouvèrent morose, et avec raison. Mais où ils se trompèrent, ce fut en le croyant ténébreux par goût, haineux et démoniaque. Massimo d'Azeglio et Montanelli lui font un autre reproche encore: ils le regardent [146] comme un déclamateur, un conspirateur d'opera seria, qui se complaît aux intrigues masquées.

Ces deux vues ne sont pas justes. Après sa mort (survenue le 10 mars 1872) on put enfin recueillir sur lui le témoignage décisif, celui de sa propre correspondance. Cinq recueils en ont été publiés déjà; les lettres à sa mère, précieuses entre toutes, seront connues bientôt, j'espère. Eh bien, ces documents sincères dévoilent un autre Mazzini, aussi grand que celui de la légende, mais déraidi, dont la férocité recouvre une tendresse franciscaine: un ami des femmes et des enfants, presque un enfant lui-même, incompris et timide; un bon frate mélancolique sous une cape de brigand.

Il avait authentiquement l'âme grande et pure. Thomas Carlyle, maître-expert en héroïsme, qui le vit de près à Londres, écrivait dans le Times du 15 juin 1844: «J'ai eu l'honneur d'être en relations avec M. Mazzini pendant maintes années, et, quoi qu'il y ait peut-être à dire à son bon sens pratique et à son jugement dans les choses banales et de tous les jours, je peux toutefois reconnaître publiquement qu'il est le seul homme génial et vertueux que j'aie connu, homme vraiment sincère, noble, humain, comme par malheur il ne s'en trouve guère, digne enfin d'être appelé âme de [147] martyr.» Ceci est une appréciation exacte. Mazzini fut un martyr, un héros qui n'a pas donné sa mesure, et dont la destinée fut constamment étranglée.

Comptez un peu les contradictions qu'il y eut entre sa nature vraie et le rôle auquel il se condamna, ou fut condamné. J'ai essayé de le faire, et je me suis senti pris, pour lui, d'une très grande pitié.

D'abord, voici un cœur doux, tendre et enfantin, qui voudrait sympathiser même avec les passants dans la rue: c'est un excellent correspondant pour les petites jeunes filles, qui lui brodent des bourses et à qui il envoie des vergiss-mein-nicht; dans ses cadeaux et ses surprises il met la grâce ingénieuse des Italiens; - et il s'est dressé comme un dogue de combat; il a l'air de haïr: il prononce du moins des paroles de haine, et il trempe dans des crimes, par amour.

Deuxième contradiction: il a la fièvre d'agir, il déclare qu'il donnerait Machiavel, Tacite et tous les livres «pour une ligne d'action,» que l'action seule rend à l'homme son équilibre; il se donne pour «enseigner le culte déserté de la Sainte [148] Action;» - et avec cela, il est parfaitement incapable d'agir. (Rappelez-vous la piteuse expédition Ramorino). Il est en effet doué, à un degré éminent, du courage de subir, assez commun chez les rêveurs; mais très-peu du courage d'entreprendre, lequel en est fort différent, au point qu'il se compose pour une bonne part de l'impuissance de subir. Dès qu'il a mis la main à quelque entreprise, il se prépare à payer cette audace en souffrance; on dirait qu'il ne soulève cette croix, de l'action, que pour rendre son propre calvaire plus méritoire; il n'a ni la confiance, ni peut-être le très vif désir de réussir,

Autre contradiction: il voudrait conduire les hommes en les aimant et s'en faisant aimer; or, loin de savoir leur faire épouser sa pensée, il est dans l'impossibilité de se faire entendre d'eux. Il en gémit: «Come poco indovinano gli uomini le condizioni dell'anima altrui!» Il faut qu'il renonce à communiquer sa conviction, c'est-à-dire, ou qu'il doute de lui-même, ou qu'il méprise les autres. Il aime mieux ne pas voir son isolement; il feint d'être entouré d'un cercle nombreux de partisans dévoués. Montanelli dit joliment: «Mazzini écrit, au pluriel, nous pensons, nous croyons. Qui pense? Qui croit? Mazzini tout seul.» C'était vrai, et parfois l'apôtre au cœur chaud en était [149] tout transi. «Mon étoile, dit-il amèrement, c'est Sirius, le grand Chien: métier d'aboyeur, sans être généralement écouté.»

Vous dirai-je les autres discordances de cette destinée malheureuse? Il eut, comme nous l'avons noté, l'amour et la dévotion du passé, - et il dut s'associer avec des révolutionnaires positifs et grossiers, déracinés de toute tradition; - c'était une âme profondément religieuse, et il fut conduit à être l'organe d'un parti de complète négation; il fut accolé même quelque temps avec le grand destructeur russe Bakounine, dont il avait horreur et qui le raillait comme un bigot timoré. Enfin il eut le cuisant mécompte que ce défaut de coïncidence entre l'homme qu'il s'efforçait d'être, et l'homme qu'il était naturellement, défaut de coïncidence dont il éprouvait un vrai chagrin, ait été aperçu de ses contemporains, en sorte qu'ils le soupçonnèrent de jouer un rôle et de viser à l'effet..... Au fond, il y eut bien quelque chose de cela, vers la fin de sa carrière. Il se sentait noble et pur, il se voyait méconnu. Il se renferma donc dans son isolement hautain, ne s'entourant plus que des morts, ou bien d'enfants qui ne le questionnaient pas. Il renonça sincèrement à tout bonheur, et, comme il professait d'ailleurs que la vie est [150] une mission à nous confiée par Dieu, il eut l'orgueil de se répéter qu'il s'en était acquitté sans salaire, et qu'il le préférait.

Âme candide, âme dolente, dont la très haute vie fut un Purgatoire. Nous comprenons maintenant combien véridique était son cri: «La désharmonie entre mon âme et tout ce qui est en dehors m'écrase». La désharmonie; voilà le mot sur lequel il faut rester.

Aucun autre ne marquerait mieux le contraste avec l'esprit de Lamartine, qui justement, ne pouvant vivre que dans l'harmonie, se haussa toujours jusqu'à la sphère où elle réside. Cet exemple de Mazzini montre clairement où en arrive l'homme qui consulte seulement ce qu'il veut, seulement les ordres de Dieu, et non ce qu'il peut, selon sa faible et humaine nature.

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