II.

Cependant nous allons trouver que ces deux esprits opposés se sont fait une conception identique des devoirs et des vrais intérêts du peuple.

N'essayons pas de présenter cette pensée dans l'ordre où, historiquement, ils la formèrent, par le double travail de leur réflexion et de leur expérience. Tâchons plutôt de la construire logiquement; et d'abord cherchons-en la vraie base.

Cette base n'est point politique. Elle se trouve au fond de la conscience de tout homme qui s'examine seul dans sa chambre. Ainsi l'ordre politique repose sur quelque chose qui le dépasse, et qui est intérieur. Les vérités politiques ne sont que dérivées; ruineuses si on les prend pour absolues, elles deviennent solides aussitôt qu'on les appuie à une philosophie de la vie et de l'histoire, établie d'autre part. Là-dessus Lamartine et Mazzini sont unanimes. «Je pars d'abord d'un principe religieux, dit le premier; il faut que vous me le permettiez; car sans cela je ne puis pas et je ne sais pas [152] raisonner». - «Mon but dans ce livre, dit à son tour le second, a été de vous présenter les principes qui doivent vous guider et vous aider à résoudre vous-mêmes toutes les difficultés politiques.... Je vous ai conduits à Dieu, comme à la source du devoir et à l'instituteur de l'égalité entre les hommes; à la loi morale, comme à la source de toutes les lois civiles....». Enfin le mot apostolique de Lamartine à Pelletan: «Venez diriger la république dans le sens de Dieu et du Peuple» répète exactement la devise de Mazzini: Dio e Popolo.

Quelle est donc cette vérité d'un ordre différent et supérieur d'où toute la politique dépend? C'est celle-ci: que Dieu continue sa création dans l'homme; nous appelons Providence cette force, à la fois latente et manifeste pour qui regarde bien, par laquelle il agit dans chaque homme et dans chaque peuple, en les poussant à l'affranchissement. La tyrannie vient de la brutalité ancestrale qui reste encore en nous et qui lentement s'élimine. L'origine de l'inégalité et de l'iniquité est là, dans notre nature inférieure, qu'il faut laborieusement dépouiller [153] et nullement dans la civilisation, quoique Rousseau en ait pensé. La passion de dominer, d'usurper, de contraindre, est un legs de l'animalité en nous; - et ici la doctrine de nos grands romantiques s'encadre fort bien dans la théorie générale de l'évolution, que la biologie de notre temps a popularisée. - Or la volonté positive de Dieu, sur nous est que nous devenions saints, comme le dit Saint Paul, c'est-à-dire, moralement et politiquement parlant, que nous devenions libres. Dieu travaille en nous à la façon d'un ferment, et toujours dans ce même sens. Les révolutions, dont les gens à courte vue s'effarent, ne sont que les poussées de cette fermentation dans les peuples. C'est toujours Dieu qui nous veut obliger à nous rendre libres.

Parmi ces révolutions, il en est de brusques, qui se précipitent coup sur coup, comme on l'a vu au Ier siècle, au XVe, à la fin du XVIIIe; c'est ce que Lamartine appelle superbement des «sommations de Dieu.» Deux des plus frappantes sont la révolution chrétienne, qui annonça l'Evangile, et la Révolution française, qui décida que les hommes n'auraient plus d'autre maître que la loi. Ces révolutions successives, loin de se contrarier, poussent l'humanité dans une direction constante: toujours vers la liberté. Ainsi le mouvement [154] qui produisit l'abolition de l'esclavage, puis du servage, poursuit ses applications sous nos yeux, en sorte que rejeter, par exemple, l'apport de la Révolution française, c'est, du même coup, protester dans le passé contre la libération des esclaves.

Toute réaction est donc impie, puisque Dieu est l'éternel révolutionnaire et veut sans trêve faire toutes choses nouvelles. «Je deviens de jour en jour plus intimement et plus consciencieusement révolutionnaire, écrit Lamartine à son ami Virieu; je médite sans cesse à genoux et devant Dieu, et je crois qu'il faut que nous et ce temps-ci, nous servions courageusement la loi de rénovation.» Mais, en même temps qu'irréligieuses, les réactions sont vaines. L'erreur se dénonce d'elle-même: la société où elle est introduite devient invivable, et elle périt violemment. La volonté de Dieu, si on s'obstine contre elle, se fait orage et torrent. Ainsi jamais on ne peut remonter le cours des temps; il est même niais de l'essayer. L'histoire est justement ce qui n'arrive pas deux fois. Elle s'avance pas à pas, constamment nouvelle.

Mais la plus pernicieuse erreur des idolâtres du [155] passé est de prétendre retourner en arrière au-delà du Christ. Le Christ est le maître et le départ des modernes. Ce qui ne veut pas dire que son action se soit établie déjà, ou qu'elle s'établisse aisément dans la société, ni dans l'âme. Le paganisme, si mort qu'il semble, doit encore être tué en nous. Les matérialistes, les nouveaux épicuriens, les utilitaires, dont Bentham, odieux à Mazzini, est le représentant, ramènent le paganisme encore; ils prêchent le bien-être individuel et font tourner tout le reste autour de cette recherche, ce qui fut l'illusion de l'antiquité. Ils sont les plus aveugles des réactionnaires. Or les partis prétendus révolutionnaires de notre âge, dirigés par Saint-Simon ou Fourier, Blanqui ou Louis Blanc, se sont également fourvoyés dans cette impasse. D'où il suit que leurs revendications n'aboutiront pas; ils n'obtiendront qu'un déplacement de la tyrannie et du malaise, un despotisme retourné, comme le Comité de Salut Public pratiqua exactement, en sens inverse, le même arbitraire que Louis XIV. «On est sur terre pour jouir le plus possible,» voilà l'erreur fondamentale, le piétinement dans le paganisme, condamné, non par la conscience seulement, mais par l'expérience de l'histoire. Jésus a donné à la vie humaine une autre fin, sa fin vraie, par la parole [156] inoubliable «Que ton règne arrive!» - Oui, que le règne de Dieu arrive, ou, en d'autres termes, que la justice et la fraternité deviennent réelles; c'est à quoi toute la vie doit servir, la vie des peuples comme celle des individus; là est son sens et sa valeur, là est son bonheur même. «Nous devons tous et chacun, déclare Mazzini, diriger nos efforts afin que tout ce qu'il nous est donné de comprendre du royaume des cieux puisse se traduire en réalité sur la terre». Aussi ne veut-il point qu'on abandonne le culte de la croix. «La Croix, ajoute-t-il, comme symbole de la seule vraie, immortelle vertu, - le sacrifice de soi-même pour le bien d'autrui, - pourra sans contradiction s'élever même sur le tombeau de tous les croyants de la nouvelle foi». Entendez bien: comme symbole du dévouement à tous, et non pas au sens égoïste encore où l'entend le dévot qui subordonne tout le reste à son salut personnel, se souciant peu que le monde soit injuste et malheureux, pourvu que lui échappe à la damnation. L'égoïsme, sous ses formes grosses et sous ses formes subtiles, est en effet l'ennemi [157] juré de la démocratie, le seul qui la puisse perdre. Et la seule révolution effective sera la révolution profonde, encore à faire, celle qui l'aura déraciné.

Précisément pour cela, la république démocratique, ou gouvernement mutuel, fraternel, qui ne subsiste point par la contrainte extérieure, mais par la maîtrise que chacun exerce librement sur soi au bénéfice des autres, est chérie et voulue de Dieu. Le christianisme traduit en institutions, cela est la république. Comme celle-ci est le règne de l'esprit, l'homme religieux est naturellement républicain. Si la Providence mène en réalité l'histoire, ainsi que Lamartine et Mazzini le croient, cette république démocratique sera l'aboutissant de toutes les autres formes de gouvernement.

Comment se fera ce passage? Nul homme ne peut le dire. Et c'est parceque la voie en est mystérieuse qu'il ne faut jamais, à aucun prix, sacrifier la liberté, qui est la remise à Dieu du choix de ses moyens. Restreindre les énergies de celui-ci ou de celui-là, supprimer des possibles, alors que l'esprit souffle où il veut, c'est usurper sur Dieu. Lamartine a très bien formulé cette conception profonde de la liberté politique: «Je veux la liberté et l'égalité intellectuelles absolues pour et contre moi. Je ne veux pas mettre mon [158] poids peut-être faux ou rogné dans la balance. Je ne veux pas mettre une pierre sur la route libre et sans terme de l'avenir». Et voilà pourquoi tout privilège doit être écarté, voilà pourquoi il ne faut nulle entrave sur la pensée ou sur la parole. Mazzini est d'accord avec Lamartine, puisqu'il fait consister la révolution essentielle, la révolution qui est à faire, en la déchéance définitive de la raison d'Etat, la raison d'Etat de Louvois et de Bismarck, mais aussi la raison d'Etat des Jacobins.

Au reste, il faut se garder que le libéralisme lui-même s'érige en idole, comme si la liberté politique était une fin; alors elle tournerait bien vite à l'émiettement, à l'anarchie, à l'écrasement des faibles. «La liberté est conquise, écrit Lamartine, elle est assurée, elle est inviolable, quels que soient le nom et la forme du pouvoir; mais la liberté n'est pas un but, c'est un moyen. Le but, c'est la restauration de la dignité et de la moralité humaines dans toutes les classes dont la société se compose; c'est la raison, la justice et la charité appliquées progressivement dans toutes les institutions politiques et civiles».

[159]

Pour en venir à la pratique, il est deux moyens d'action compatibles avec la liberté: l'éducation et l'association. Mazzini vieux, comme Lamartine, se contente décidément de ceux-là.

Elever les enfants, autrement dit, les délivrer de leur amour propre pour y substituer l'amour des autres et de la communauté, voilà l'œuvre par excellence qui fondera la république. Aussi les instituteurs sont-ils les ouvriers nécessaires de cette révolution que Lamartine attend; et il rêve une «association libre, pour la direction religieuse, morale et politique de l'esprit des instituteurs dans la République». Mazzini à son tour s'est fait maître d'école; et j'ai visité, dans le Transtevere, un établissement populaire d'éducation où l'on enseigne à des enfants d'ouvriers un catéchisme spiritualiste tiré de ses livres. L'association, pour les adultes, est un moyen merveilleux: ils s'apprennent par elle à coopérer, à dépasser les fins individuelles, et à jouir de se sentir peu de chose, au service de quelque chose de grand.

Je dois le dire; Lamartine était trop improvisateur, il avait l'imagination trop paradisiaque pour [160] apercevoir les difficultés extraordinaires de cette tâche; il se contente de la voir en perspective, comme une allée un peu montante, mais agréable.

En somme il ne s'agit de rien de moins que de faire l'homme à nouveau. Mazzini, moins heureux et qui a lutté davantage, connaît mieux les résistances féroces de l'égoïsme. C'est lui qu'il faut écouter ici. Il sait, et il ne dissimule pas, qu'il faudra déchirer et fouiller la nature, en son fond; qu'il faudra aller jusqu'à l'ascétisme. A cette profondeur seulement les germes vivaces de l'égoïsme seront atteints, la vie pour les autres apparaîtra comme le salut, et la première substruction de la république sera bien assise.

«Je crois, dit-il, que nous ne pourrons jamais rendre l'homme plus digne, plus aimant, plus noble et plus divin - ce qui est notre fin et notre but sur la terre - en nous contentant d'entasser autour de lui des moyens de jouissance, et en lui proposant pour but de la vie cette ironie qu'on appelle le bonheur.... Ouvriers mes frères, comprenez-moi bien: les améliorations matérielles [161] sont indispensables et nous lutterons pour les obtenir, non pas parceque la seule chose nécessaire à l'homme est d'être bien logé et bien nourri, mais parceque vous ne pouvez pas avoir conscience de votre propre dignité ni vous développer intellectuellement tant que vous êtes absorbés, comme aujourd'hui, par la lutte incessante contre le besoin et la pauvreté. - Vous travaillez dix ou douze heures par jour, comment trouverez-vous le temps de vous instruire? Le plus grand nombre d'entre vous gagne à peine de quoi subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, comment vous procurer les moyens de faire votre éducation?... La pauvreté vous empêche souvent d'obtenir justice comme les hommes des classes plus élevées, comment apprendrez-vous à aimer et à respecter la justice? - Il est donc nécessaire que votre condition matérielle s'améliore pour que vous puissiez progresser moralement. Il faut que vous receviez un salaire qui vous permette de faire des économies, de manière à vous rassurer sur l'avenir et, par dessus tout, il faut purifier vos âmes de tout sentiment de révolte et de vengeance, de toute pensée injuste à l'égard de ceux-là même qui ont été injustes envers vous. Vous devez lutter pour obtenir toutes ces améliorations dans votre situation, et vous les [162] obtiendrez, mais recherchez-les comme des moyens et non comme le but; recherchez-les par sentiment du devoir et non pas seulement du droit.... Si vous n'agissez pas ainsi, quelle différence y aura-t-il entre vous et ceux qui vous ont opprimés? Ils vous ont opprimés justement parcequ'ils ne recherchaient que le bonheur, la jouissance et la puissance.... Un changement d'organisation sociale aura peu d'effet tant que vous conserverez vos passions et votre égoïsme....»

Jamais, je crois, aucune doctrine politique ne fut empreinte d'une telle grandeur morale. Celle-ci est vraiment une application de l'Evangile. La vertu se présente comme la seule chance de réussite dans les faits, comme la nécessité première dont rien ne dispense. Il faut que l'humanité s'apprenne à passer par la porte étroite. La république sera religieuse, ou elle succombera.

De ces principes généraux dérivent des programmes d'institutions ou de réformes. Je n'entre pas dans le détail, où nos guides quelquefois se sont fourvoyés. Il me suffit d'avoir exposé leur thèse en ce qui demeure, et je crois l'avoir fait fidèlement.

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