LA DÉMOCRATIE SPIRITUALISTE SELON MAZZINI ET SELON LAMARTINE

CONFÉRENCE

DE

M. PAUL DESJARDINS.

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Mesdames, Messieurs.

En 1847, le journal Le Peuple fit paraître un écrit doctrinal de votre fameux compatriote Joseph Mazzini: Réflexions sur les Systèmes et la Démocratie . Ce manifeste avait été médité par Mazzini dans son long exil d'Angleterre. Or nous savons par sa correspondance quelles étaient en ce temps-là ses dispositions de cœur. Un climat gris et froid, qui prolongeait ses tristesses jusqu'au ciel, un dépaysement absolu, une pauvreté qui le contraignit à mettre en gages ses reliques de famille, ses bottes, et son habit, une santé minée, une sensibilité [128] de femme tendre, qui lui faisait recueillir dans une arrière-boutique les petits Italiens, marchands de plâtres ou joueurs d'orgue, perdus dans la brume de Londres; des crises de spleen, de remords, de doute sur lui-même, bref, une impression d'universel abandon: voilà le fond sombre d'événements et de songes sur lequel sa pensée se dessina. Jamais pourtant cette pensée ne fut plus nette, plus ferme, plus achevée.

Il avait été, dans son adolescence épris de la théorie de Condorcet et du XVIIIe siècle français sur l'affranchissement des esprits par la science et la civilisation; plus tard il était devenu Robespierriste, sec et tranchant inquisiteur de la vertu démocratique; enfin il arrivait à manifester ce qu'il était par nature: un bon et grave apôtre du Christ. L'éloignement des hommes lui était sans doute salutaire; car, avec le beau manuel des Devoirs de l'Homme, écrit en 1844, pendant ce même séjour désolé en Angleterre, les Réflexions sur la Démocratie sont le symbole de la doctrine de Mazzini, ce qui restera de lui. Si l'on me demandait quel est le Credo des républicains modernes, je renverrais d'abord à ces deux-cents pages où votre concitoyen a exprimé, avec sa foi, la nôtre aussi.

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Le 18 juillet de cette même année 1847, à Mâcon en France, Alphonse de Lamartine exposa son rêve politique à lui, deux heures durant, en plein air, devant treize-cents convives attablés et trois mille auditeurs debout. Comme il parlait, un orage éclata, une bourrasque enleva la tente immense qui abritait le banquet, et parmi les éclairs et la foudre, sous un déluge de pluie, le poète continua de parler, la foule trempée continua d'écouter, ne répondant aux coups du vent et du tonnerre que par une immense clameur: Vive Lamartine!. L'objet de cette harangue extraordinaire était, comme Lamartine lui-même l'explique à Madame d'Agoult, «l'unité à fonder dans la démocratie. Si elle se divise, elle est perdue; si elle s'unit et s'ouvre chrétiennement à tout le monde, elle vaincra.»

Cette orageuse et belle journée nous apparaît triomphale. Et pourtant, si acclamé que fût alors l'auteur des Girondins, sa conception de la république [130] n'était pas moins isolée, singulière, inintelligible au public d'alors, que celle qu'élaborait Mazzini dans son galetas de Londres. Par intervalles, quand l'ivresse de son verbe était tombée, Lamartine s'apercevait bien qu'en somme il monologuait au milieu d'un désert: «J'ai pourtant parlé politiquement, dit-il un jour; il n'y a eu que moi qui s'en soit aperçu. Ils sont convaincus que je rêvais et débitais des sornettes.... Eh! je marcherai seul, et vive la Providence!...». A Mâcon comme à Londres, c'est un prophète qui songe tout haut, sans pouvoir se faire écouter. Et les deux songes racontés à la même heure, par le Français, par l'Italien, par le tribun idolâtré, par le réfugié mélancolique, se ressemblent au point qu'on en est surpris. Ils en eûssent été, je crois, surpris les premiers.

Cependant quelques mois plus tard une aventure pareille leur échut à tous deux. Paris vit s'improviser une république; une autre essaya de s'installer dans Rome; Lamartine fut l'inspirateur de la première, Mazzini le chef de la seconde. Leurs idées subirent donc l'épreuve du fait.

Epreuve malheureuse: tous deux tombèrent. Déçus [131] par le peuple dont ils avaient trop espéré, n'ayant pas su garder à leur action, dans un cercle élargi, la magique pureté qui en faisait toute la force, ils furent vite précipités à bas du pouvoir. Ils ne firent qu'y passer, laissant après eux le souvenir d'un échec, un nom discuté, et, dans des papiers posthumes longtemps méconnus, des semences éparses de vérité, pour plus tard. Leur chute a discrédité pendant un demi-siècle la politique spiritualiste, qui s'appuie sur une théorie de la destination de l'homme. On a traité de vieux enfants ces théoriciens romantiques, jusqu'au temps que voici, où la politique d'expérience et d'expédients, celle des hommes mûrs, s'est montrée, par ses effets, encore plus inefficace et puérile que la leur. En sorte que, trente ans après leur mort, il se pourrait qu'on se mît enfin à les écouter.

Essayons donc de fixer l'idée que Lamartine et Mazzini se sont faite de cette démocratie modèle qu'ils ont échoué à faire vivre il y a cinquante ans. Pour cela, esquissons d'abord la physionomie de ces deux esprits, afin de marquer la diversité de leur nature: l'un nous apparaîtra comme un dieu du jour, l'autre comme un génie de la nuit. En second lieu, rapprochons les témoignages de ces deux [132] hommes antithétiques sur le sujet qui nous occupe, pour en faire voir l'accord surprenant. Et enfin, comme conclusion, dégageons, s'il se peut, d'après l'expérience acquise depuis, ce qu'il y a d'utilisable encore, de réel peut-être, dans leurs rêves.

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