III.

Cette politique est radicale, au sens étymologique du mot, c'est-à-dire qu'elle pousse ses racines jusqu'au fond de la pensée, et s'attache à la réalité suprême. Les personnes qui n'ont absolument point de besoins religieux ne la comprendront guère. Et, chez nos politiques d'à présent, en particulier chez nos politiques radicaux, les besoins religieux semblent faibles. Aussi cette conception des deux fiers romantiques a-t-elle reculé loin dans le passé.

Je n'ai pas d'autorité pour la juger, ni même pour la louer. J'observe seulement qu'on ne lui oppose point qu'elle est fausse, mais qu'elle est chimérique. Lamartine, George Sand, Michelet, Barbès, Mazzini attendaient trop de l'homme, lui demandaient trop. Ils l'ont cru capable de se conduire; l'expérience fait voir qu'il en faut rabattre. Leur morale démocratique est trop escarpée décidément, et bonne pour des saints vivant en chartreuse.

L'optimisme de ces «vieilles barbes de 48» a donc paru d'une présomption extrême. Les théoriciens [164] plus récents, qui ont regardé l'homme du point de vue de la zoologie, les dédaignent. Taine et Sumner Maine ont traité rudement ces rêves de gouvernement populaire; ils ont estimé que les principes de la Révolution française ne furent rien qu'une bravade puérile contre l'irrésistible nature, laquelle asservit l'animal humain à son estomac, à son appétit de pouvoir et de lucre.

Des partis se sont formés et entrechoqués, divers en apparence, identiques dans le principe (qui est toujours, ici et là, le matérialisme politique) d'une part le collectivisme marxiste; d'autre part le jacobinisme à la façon de Robespierre; puis le cléricalisme qui, psychologiquement, suppose la même structure d'esprit; enfin le bismarckisme, ou politique des résultats, avec l'opportunisme ou politique des expédients, entre lesquels, au fond, il n'est point d'autre différence que celle du tempérament des hommes, poignet de fer ou bras de coton. La raison d'Etat, odieuse à nos idéalistes de 1848, n'a pas fini de régner. Il n'est point de gouvernement ni de secte qui n'ait apporté son encens à ce Baal-Moloch.

Nous voyons de nos yeux où cette orientation nouvelle nous a menés. Les luttes des classes se sont exaspérées, les ouvriers ont dû arracher leur pain du jour par la menace ou la violence; l'envie [165] de déposséder les heureux a ramassé le vieux masque des proscriptions religieuses du XIVe siècle contre le Juif; les catastrophes financières se sont multipliées; les Etats se sont entre-regardés en serrant les poings; un militarisme exténuant, jusqu'à l'impossibilité matérielle de subsister, a fondé, dans chaque nation, la prééminence de la caste guerrière sur la peur même de la guerre; la possession peu sûre du pouvoir est devenue une sorte de ferme à exploiter hâtivement, et les Parlements se sont ouverts, comme des foires permanentes, au trafic des faveurs et des votes; à fréquents intervalles, des scandales irrépressibles laissent entrevoir une corruption profonde sous la croûte mince des hypocrisies officielles....

Apparemment, il s'est commis une erreur quelque part, et, comme chaque parti politique, à tour de rôle, s'est montré infirme autant que les autres, il faut croire que cette erreur a vicié notre commune éducation. Je dirais qu'à droite comme à gauche nos politiques ont tous une même philosophie empirique - opposée à celle de Mazzini et de Lamartine, - s'il n'était manifeste qu'ils se vantent de n'en avoir aucune. Ce sont des spécialistes. L'administration des Etats est devenu un commerce, avec ses risques professionnels et ses [166] bénéfices. Le gouvernement ne s'inspire d'aucune philosophie. Il ne vise plus à orienter les hommes dans le sens où Dieu les appelle. Et les hommes ne lui demandent que de leur garantir leur pain du jour. Voilà, peut-être, où gît l'erreur.

Peut-être devions-nous, en effet, demander plus, demander trop à notre infirme nature, pour en obtenir assez. Peut-être faut-il à présent retourner vers les sommets de la discipline spirituelle. Ces sommets sont âpres sans doute, aria peragro loca: mais c'est là-haut seulement que l'action a sa source.

J'ai achevé, Mesdames et Messieurs, du mieux que j'ai pu, la tâche que je m'étais tracée. Tâche un peu lourde pour vous, que ce sujet austère n'a pas délassés; mais aimable pour moi, car c'est un profit de ressaisir les conceptions élevées de ces deux politiques démodés; et ce m'est une douceur de rapprocher fraternellement devant vous la pensée d'un Italien et celle d'un Français.

Un mot encore. Le 27 mars 1848, Alphonse de Lamartine, qui se trouvait alors Ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement provisoire de la République française, reçut à l'Hôtel-de-ville de Paris une députation de volontaires italiens, conduite par Joseph Mazzini. Dans cette rencontre [167] mémorable, le grandhomme de chez nous dit au grand homme de chez vous: «Et moi aussi, je suis un enfant, un enfant d'adoption de votre chère Italie.... Votre soleil a échauffé ma jeunesse et presque mon enfance. Votre génie a coloré ma pâle imagination; votre liberté, votre indépendance, ce jour que je vois enfin surgir aujourd'hui, a été le plus beau rêve de mon âge mûr... Allez dire à l'Italie qu'elle a des enfants aussi de ce côté des Alpes! Allez lui dire que si elle était attaquée dans son sol ou dans son âme, dans ses limites ou dans ses libertés, que si vos bras ne suffisaient pas à la défendre, ce ne sont plus des vœux seulement, c'est l'épée de la France que nous lui offririons pour la préserver de tout envahissement! Et ne vous inquiétez pas, ne vous humiliez pas de ce mot, citoyens de l'Italie libre!... Nous ne voulons plus de conquête qu'avec vous et pour vous: les conquêtes pacifiques de l'esprit humain. Nous n'avons plus d'ambitions que pour les idées. Nous sommes assez raisonnables et assez généreux sous la république d'aujourd'hui, pour nous corriger même d'un vain amour de gloire.»

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Ce discours n'était pas frivole: l'événement l'a fait voir. Cinquante-et-un ans après, j'ai voulu le répéter ici, en symbole de ma reconnaissance pour votre accueil, et de ma foi en la coopération fraternelle des peuples.

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