Huit jours plus tard, dès mon arrivée à la caserne, il me mit brutalement un papier jaunâtre sous le nez.
— Tiens ! prends connaissance, comme dit le vieux.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le programme des fêtes !
Il était chargé : c’était la fameuse reprise en main dont on nous menaçait depuis quelque temps, la vie de caserne que, pour la plupart, nous n’avions jamais connue et qui commençait.
— Cavale, dit Conan, en reprenant d’autorité le papier. Il y a revue de détail dans dix minutes !…
Cela, c’était légitime ! Nos hommes, qu’on avait habillés de neuf pour qu’ils tinssent dignement leur rang de vainqueurs, refilaient leur linge aux civils contre des paquets de lei, leurs vivres de réserve aux civiles contre leurs accueils.
Mais en moins de trois jours, la vie devint impossible ! Le commandant rajeunissait. Tous les matins, il dictait une décision de deux pages : états à fournir, piquet d’incendie, théories, revues d’armes, exercices, paquetages carrés, répurgation, alertes de nuit, cours de perfectionnement, bal des punis dans la grande cour, tout ce service dont il avait été privé pendant quatre ans, il s’en gorgeait ! La guerre, il ne nous le cacha pas, nous avait tous gâtés ; elle avait trop longtemps servi d’excuse à un laisser-aller de mauvais aloi.
Il était temps de revenir aux saines traditions !
On le rencontrait partout, soupçonneux, fureteur comme un pion. L’avons-nous assez entendue, la formule : « Dans l’intérêt du service », et la menace : « Je vous en rendrai responsable ! » Ainsi, la guerre finie, gagnée, on s’efforçait d’exaspérer les vainqueurs, d’empoisonner les quelques semaines qui les séparaient de cette démobilisation que tous croyaient pourtant avoir achetée assez cher ! Ils accueillaient les brimades avec des yeux méprisants, une bouche tordue par la rancœur. Quant à nous, les officiers, il allait falloir tomber sur nos sergents, qui retomberaient sur les hommes, rétablir l’odieux courant de décharge !
Conan, dédaigneusement, laissait tomber, exagérait son allure traînarde, ses roulements d’épaules endormis. Il prévenait les hommes des contre-appels, et quand il allait à l’exercice, tous les matins, avec sa section de mitrailleuses, il faisait, dès l’arrivée, former les faisceaux, sifflait une pause de deux heures, et ses poilus se baladaient librement, bien couverts par un réseau de sentinelles avancées. Sa section était truquée comme un chapeau de prestidigitateur. Jamais un de ses gars n’était disponible pour une corvée : ils étaient toujours, assuraient-ils, déjà occupés à une autre plus urgente ! En réalité, ils faisaient chauffer du vin, dans la chambrée, sur le poêle poussé au blanc, alors que toutes les autres sections gelaient ; ou bien, on les trouvait aux cuisines, aux douches, embusqués par ordre dans les coins où l’on avait chaud. Quant aux revues, Conan s’était procuré, Dieu sait comment, un lot de linge, d’équipements, de cartouches et de vivres qu’il leur prêtait quand il fallait étaler, et qu’on lui rendait ensuite, religieusement. Jamais il ne manquait un gramme de sucre à sa section, ni une aiguille dans ses trousses. Le commandant était bien forcé de l’en féliciter, et il triomphait modestement, avant de donner, par son petit gloussement, le signal de la muette rigolade qui épanouissait toutes les faces à la sortie des vérificateurs.
Mais ces accès de gaîté étaient rares. En réalité, Conan vivait dans une indignation furibonde, et détruisait, par ses imprécations et ses commentaires, le peu d’esprit militaire qui pouvait subsister entre les murs de sa chambrée. Il y passait en effet le plus clair de son temps à vociférer contre les ordres, à vanter aux hommes la douce liberté des tranchées, la bonne vie d’antan dans les villages d’arrière-front, les virées mémorables qu’il y avait accomplies. Il trompait ainsi sa nostalgie.
On l’avait privé de corvée de bois depuis que des officiers roumains, plus décorés que des Français, avaient escorté jusqu’au bureau du colonel une douzaine de paysans éplorés. Ils s’étaient plaints que Conan, pendant de longues semaines, eût mis en coupe réglée des taillis leur appartenant. Conan avait répliqué :
— J’en prends où il y en a. Et puis, je le paie toujours assez cher pour ce qu’il vaut ! Une saloperie de bois vert !…
Le colonel, un nouveau venu qui le connaissait mal, avait infligé un discours sévère sur le respect de la propriété en pays allié et ami. Il avait même laissé entrevoir qu’il pourrait bien retenir sur la solde du coupable une partie du prix des fagots.
Conan était sorti du bureau tout écumant de rage, en hurlant dans les corridors qu’on ne se paierait point sa tête pour trois bouts de trique, que cela coûterait plus cher et que le colon allait voir du pays !
De fait, il s’était précipité dans une série de cuites énormes, suivies de rixes retentissantes. Le colonel avait aussitôt réuni les officiers pour leur lire, sans commentaires, mais de quelle voix ! un ordre du jour émanant, cette fois, du Quartier Général de l’Armée. Le commandement s’y déclarait navré d’avoir à rappeler certains officiers au respect de leur grade et de leur qualité de Français. Il s’affirmait prêt aux sanctions nécessaires.
— C’est pour moi, le poulet ! annonça Conan, épanoui et glorieux. Et ce n’est que le premier !…
Je savais qu’il n’y avait là ni inconscience ni bravade, mais volonté tenace de lutte, lutte contre l’étroit formalisme militaire, la routine odieuse des casernes où l’on prétendait le plier. S’il ressentait comme des offenses personnelles les mesures les plus générales, c’est qu’elles le blessaient au vif, dans son instinct profond de chef de guerre, cet instinct des routiers qui se débandaient, le combat fini, et retrouvaient au moins la liberté, à défaut de la bataille ! Il était homme à la prendre, à déserter, si les sordides bureaux le poussaient à bout. Je discernais, sous ses bouffonneries, une révolte obstinée qui m’épouvantait. On l’engagerait peut-être, mais ça coûterait quelques dompteurs. Malheureusement, on n’a jamais laissé un fauve digérer tranquillement son dompteur !
Je lui demandai, un soir :
— As-tu réfléchi à ce que tu risquais ?
Il haussa les épaules :
— Je n’ai jamais trouvé de pépin sans savoir où aller le prendre… Et puis, occupe-toi donc d’apprendre à nager, mon vieux. Après, tu feras le terre-neuve !…
Je nageais bien mal, en effet. Je n’avais découvert qu’une alternative : entrer dans l’esprit du jour et transmettre impitoyablement les vexations, cela, afin d’être « couvert », un mot encore qui venait de reprendre toute sa valeur, ou bien, alors, m’interposer comme tampon de choc entre les hommes et le commandant. J’avais choisi ce dernier rôle, sans enthousiasme, mais le premier n’était pas dans mes moyens. Cela venait de me valoir huit nouveaux jours d’arrêts simples, parce que, dans une marche avec chargement complet, les sacs de ma section s’étaient trouvés, au départ, scandaleusement légers sous le poing du commandant qui les soupesait. Ceux de Conan, au contraire, tout rebondis, tiraient en arrière le dos de ses gars. Le commandant qui avait tenté d’en soulever un avait dû y renoncer.
— Tu ne sais pas y faire ! m’avait dit Conan, quand le bataillon s’était mis en route. T’as encore dégusté !…
Et il m’avait expliqué que ses sacs, à lui, étaient chargés de sable qui allait s’écouler dans le fossé à la première halte.
J’avais objecté :
— Et s’il te les avait fait ouvrir ?
Alors, fermant les yeux :
— Justement, ils pesaient six kilos, le poids réglementaire. Je lui aurais dit que les chemises et les chaussettes de mes types n’arrivaient pas à ce total-là, et que je ne voulais pas leur faire grâce d’une demi-livre… Tu comprends, le truc, c’est de ne rien leur faire fiche, mais en ayant l’air vache ! Y a que comme ça que tu le possèdes, le vieux jeton !
Hélas, cela demandait une agilité d’esprit dont je ne me reconnaissais point capable !… En rentrant, je fus appelé au bureau du bataillon. Je m’attendais à une algarade solide. On m’apprit seulement que j’étais demandé d’urgence à l’Athénée Palace, bureau de la Justice militaire.
L’État-Major s’était installé dans cet hôtel dressé en face du Palais-Royal, un palais où veillaient de gros gardes blancs casqués et panachés comme pour une opérette. Je trouvai le commissaire-rapporteur assis à son bureau. Il surveillait rêveusement la place, en pianotant sur un dossier.
Il me serra la main, et me dit sans préambule, de sa voix lente et sonore :
— Voilà, je vais être prochainement démobilisé, et je serais heureux que vous me succédiez.
Il attendit ma réponse, sans impatience, les yeux dans la cour du palais qu’il voyait de son fauteuil, très intéressé, me sembla-t-il, par la relève du factionnaire.
Abasourdi, j’objectai :
— Mais je n’ai aucun titre !… Je faisais des lettres. Je n’ai jamais ouvert un livre de droit !…
— Vous vous en êtes fort bien tiré l’autre jour, me répliqua-t-il. La procédure n’est pas compliquée… Il y en a pour quelques heures à se mettre au courant… Tenez, asseyez-vous là. Vous avez bien une heure !… Lisez ce que j’ai marqué au crayon rouge.
Il me mit dans les mains le code militaire commenté, et entreprit de feuilleter quelques papiers pour ne pas me gêner. Je lus, par politesse d’abord, afin de ne point paraître lui opposer trop de mauvaise volonté, puis je me laissai aller à examiner curieusement dans le détail, les rouages de la redoutable machine. Au bout d’une demi-heure, je me détournai :
— Mais dites donc, c’est effrayant !
— Quoi ?
— Mais le rôle que vous m’offrez !… Si je comprends bien, c’est le rapporteur qui accepte ou refuse de poursuivre, il choisit la qualification du crime, autant dire la peine ; c’est lui le juge d’instruction, il mène l’enquête où il veut, comme il veut ; il cite les témoins qu’il veut, recueille les dépositions, les résume, les apprécie. Mieux que ça : il propose l’avocat ! Il rédige à la fois le rapport qui expose l’affaire et le réquisitoire qui démolit le type. C’est bien ça, hein ?
Le lieutenant roulait placidement une cigarette :
— Hé oui !…
— Et alors, si au lieu d’un homme consciencieux, il y avait ici un type très service, ou simplement un imbécile, il pourrait comme ça, sans contrôle, avec des juges d’occasion, un avocat d’occasion et un général qui signe, faire tout le gâchis qu’il voudrait.
— À peu près…
Je fermai le livre :
— Dans ce cas, mon cher camarade, ne m’en veuillez pas, mais…
— Vous refusez ?
— Ah oui ! Une responsabilité pareille !… Et puis, tout de même, avouez que c’est un peu rigolo, parce que j’ai contribué à faire acquitter trois bonshommes, qu’on me prie maintenant de réclamer la tête des autres !
— Soit, dit-il, vous refusez, et s’il vient ici un fanatique ou un imbécile comme vous le disiez, est-ce que vous ne vous serez pas chargé d’une autre responsabilité ? Je suis bien avocat, moi, et je suis ici, parce que je crois qu’on peut y rendre service… Je vous ai demandé à cause de vos plaidoiries. C’est exact !… Je n’ai pas à m’en cacher !… Vous avez dit ce qu’il fallait dire, alors j’avais pensé qu’ici vous feriez ce qu’il faut faire… Il n’y a plus que des broutilles, heureusement. Vous auriez pu tout liquider, sans trop de casse, comme ça doit être fait… Le général signera tous les non-lieux que vous voudrez. Pour ceux qu’on est obligé de retenir, on n’est pas forcé de les assommer…
Je me levai :
— Vous êtes bien gentil, mais il faut au moins un minimum de compétence, et je ne l’ai pas. Il faut aussi la vocation et je ne l’aurai jamais.
— Bien, dit-il, n’en parlons plus… Autre chose, vous êtes l’ami du lieutenant Conan ? De Scève me l’a dit.
— Oui.
— Eh bien, il lui arrive une mauvaise histoire, une histoire qui aurait pu n’être que drôle et qui menace de mal tourner. En deux mots, voilà : avant-hier soir, au ciné, il prie une dame très chic de lui traduire le texte du film, un film roumain. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit ou fait, mais du ciné ils sont allés chez elle. Le mari qui devait être loin, comme toujours, rentre et les pince. Conan le rosse, et à fond, mais le mari est un commandant roumain… Ça fait naturellement un potin du diable ! Le type est au lit, avec des yeux comme ça, des dents en moins… Le général m’a chargé d’enquêter. Si je mets la machine en branle, ça peut le mener loin, ça peut même l’amener ici… C’est que ce n’est pas sa première histoire : il ne dessoule pas, il se bat dans toutes les boîtes. Et puis, son affaire de bois, il en a massacré des hectares ! Aujourd’hui, un commandant roumain au tableau !… Vous comprenez, tout le monde est à cran !… Moi, je n’ai pas encore bougé : je pars après-demain et ils ne me feront pas revenir. Mais il pourrait bien avoir affaire avec mon successeur !… Ce qu’il y a de plus cocasse, c’est que sa troisième ficelle est en route et que personne ne s’en doute ici. Je le sais par un ami du Ministère. Je vous le dis pour que ça vous aide à le faire se tenir tranquille. Il faut avant tout qu’il obtienne du Roumain le retrait de sa plainte, car il y a une plainte. Elle est là, depuis une heure. Nous ne sommes encore que deux à le savoir : vous et moi. Mais si elle n’est pas retirée, il faudra bien que je la passe en consigne à celui qui me remplacera et il n’est pas dit qu’il cherchera, comme moi, à lui sauver la mise !
Je ne pouvais hésiter, pas plus que ce soir de patrouille où j’étais parti pour chercher, dans les barbelés, un de mes hommes blessé qui m’appelait. J’objectai seulement :
— Si j’acceptais de vous remplacer, le général ne marcherait pas. Encore une fois, je n’ai aucun titre.
Il comprit, car il se leva :
— Je lui en ai déjà parlé. Venez.
Il m’entraîna le long des corridors de l’hôtel. Nous passions devant des portes où était inscrit : quatrième, troisième, second bureau. Des plantons nous croisaient. Mon guide frappa, me poussa dans une chambre surchauffée… Je n’avais jamais vu le général que coiffé, je ne le reconnus pas, tant il était chauve !
— Mon général, c’est le remplaçant dont je vous avais parlé.
Je me tenais à un garde à vous très rigide qui parut plaire. Le général me posa la main sur l’épaule.
— Bon, bon, bon !… Vous êtes étudiant en droit, jeune homme ?
— Non, mon général, étudiant en lettres…
Évidemment, il y avait erreur sur la personne, et je n’étais pas du tout l’homme de la situation. Je jetai au camarade un regard qui voulait dire : « Vous voyez bien ! » Quand soudain, je pliai sous une formidable claque cordiale assénée sur mon épaule :
— Ça marchera ! assurait le général… Le droit, les lettres… tout ça c’est cousin germain !
C’est ainsi que je devins commissaire-rapporteur près le Conseil de guerre de la Nème division.