— Enfin, comment ça s’est-il passé, exactement ?
Conan que je recevais en qualité de témoin dans mon bureau de la Place du Palais, relança sa pipe, en aspirant quelques profondes bouffées, puis il l’ôta de ses dents et répondit :
— Mon vieux, c’est bien simple : tu connais le capitaine de la troisième ?…
Il fit le geste de visser furieusement quelque chose au coin de sa lèvre, afin d’imiter ce tortillement absurde que le capitaine de la troisième faisait subir à ses poils de chat, lorsqu’en ayant saisi les bouts maigres, il les retordait, les roulait en pinceaux, pendant des quarts d’heure, un tic qui l’avait rendu célèbre. Oui, je le connaissais… Un militaire éteint, un excellent homme à regard traînant, chauve, et qui se taisait parce qu’il n’avait, en vérité, rien à dire. De Scève assurait qu’il téléphonait au garde à vous quand le colonel était au bout du fil.
— J’ai là sa déposition…
— Alors, expliqua Conan, il m’avait demandé de le piloter un soir. Je l’ai emmené chez Maxim’s, au Salon rose. Vers minuit, je commençais à trouver que c’était marre, d’autant qu’il me disait tout le temps : « Payez. Ce sera plus convenable… » Tu sais qu’il est radin ! À la popote, il gueule comme un enfant de cochon quand ça dépasse les deux cents balles par mois… Je me disais : « Il ne se doute pas du prix du champagne qu’il boit ! Quand je lui présenterai l’addition, il réglera les centimes. » À part ça, excellente tenue ! Didina était venue me causer. Il lui a fait un sourire poli. Elle a cru que c’était arrivé et elle lui a pris le menton en l’appelant : « Mon gros toutou ». Si tu avais vu sa bille ! Elle n’a pas insisté !…
» Bref, vers une heure, on quitte le Corso. Je croyais que cette fois, il passait la main. Pas du tout ! Il s’informe : « Il y a bien le Palais de Glace sur le boulevard Elisabeth ? » Une véritable tournée d’inspection !…
» On s’amène dans la boîte. C’était plein ! Comme je connais tout le monde là-dedans, on nous monte une table au pigeonnier et le vieux s’accoude à la balustrade pour zyeuter les poules, en bas. « Qu’est-ce qu’on prend, mon capitaine ? ‑ Champagne. » Cent lei !… Note bien que pour le temps qu’il voulait rester, il pouvait, sans se faire remarquer, s’appuyer une citronnade !… On nous apporte un seau, et d’en bas, Nica me fait signe qu’elle va monter. Je lui réponds de la main que c’est pas la peine. C’était Frida qui dansait, tu sais, la grande Allemande blonde, que Samard, le major du 32e, nous disait que c’était la seule femme qu’il avait connue à avoir des seins vraiment pointus, que c’était pratiquement introuvable… Son tango n’était pas fini qu’ils sont entrés. Une décharge dans les biseautées, pour s’annoncer. Trois types à la caisse, trois au barrage… Ils te vidaient leurs chargeurs, les gars, avec une sacrée adresse, un angle de tir épatant, juste au-dessus de la tête des Roumains qui rapetissaient, mon vieux !… Ça claquait dans les glaces ! Les poules qui cavalaient en braillant ! Notre escalier en était plein. D’autres qui s’écrasaient aux portes, pire que s’il y avait eu le feu. Le vieux youtre du comptoir qui plonge sous son guignol. Ah, ça n’a pas traîné ! Ils ont vidé les tiroirs de la caisse dans une musette, une dernière décharge pour dégager la porte, et au revoir ! Le tout n’a pas duré deux minutes ! Du travail réglé au poil !
» Et rien à faire pour les paumer !… Tu te serais fait trouer sans résultat. D’ailleurs c’était plein de poules, de Roumains dans ton escalier. Pour les faire bouger !… Tout était fini depuis un quart d’heure qu’ils ne décollaient pas. Ils avaient peur qu’ils reviennent !
» Y a pourtant mon capitaine qui a été superbe : pendant que les types faisaient leur carton, il a empoigné une bouteille et il leur a envoyé ça ! Ah dis donc !… Seulement, il a dû apprendre à tirer avec un fusil en demi-cercle. Il a bigorné une glace, mais le poilu qu’il visait ne s’est même pas retourné !… Paraît qu’ils avaient une auto à la porte. Voilà. T’en sais autant que moi.
— Naturellement, tu n’en as reconnu aucun ?
— Je t’ai dit qu’ils avaient leurs caciulas rabattues. On ne leur voyait que les yeux. Et puis, ils avaient décousu leurs écussons…
— Avec quoi tiraient-ils ? Des Saint-Étienne ? des brownings ? des pistolets automatiques ?
Conan lève les bras au ciel :
— D’où j’étais, je ne pouvais pas lire la marque de leurs pétoires !… Des pistolets automatiques, probable.
— Exactement des parabellum. On a retrouvé les balles.
— Puisque tu le sais…
Je le sens cependant alerté, à son indifférence qu’il exagère, à ses yeux qu’il dérobe.
— Tes gars du groupe franc en avaient à peu près tous des parabellum ?…
— Quelques-uns… Mais ils ne les ont pas achetés au marché, tu sais ! Ces parabellum-là, le jour où mes types ont fait connaissance avec, ils n’étaient pas du côté du manche.
Son visage a durci. Il voudrait, je le sens, se fâcher tout de suite, afin d’éviter des questions auxquelles il est sûrement décidé à ne point répondre. Je coupe les ponts :
— Eh bien, voilà. Ça m’embêtait de te le dire, mais on vient d’arrêter trois types, et il y en a deux de chez toi.
— Qui ?
— Grenais et Beuillard.
— Pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ?
— Trop d’argent… Des vantardises, et pour Grenais, un tatouage au poignet qu’une fille a aperçu, quand il l’a jetée à terre pour passer.
— C’est tout ?
— Oui, pour le moment…
Il se lève :
— Si c’est tout ce que tu as comme preuves pour faire passer des types au tourniquet, tu ne perds pas ton temps, t’auras de l’avancement !
— S’ils n’y étaient pas, ils étaient ailleurs, et ils le prouveront, ce sera facile… Maintenant, dis donc : des gars qu’on a sous ses ordres depuis au moins deux ans, ça se reconnaît à autre chose qu’à la figure… Ça se reconnaît à la taille, à l’allure… Tu n’as pas remarqué, parmi les six, deux qui auraient ressemblé à Beuillard et à Grenais ? Il paraît pourtant que Beuillard est assez grand pour qu’on le remarque…
Il croise les bras, baisse la tête comme pour foncer, et, la bouche tordue :
— Tu veux jouer au petit juge avec moi ! Puisque maintenant ton métier, c’est de faire cafarder, tu devrais apprendre d’abord à choisir ton monde ! Tous les cognes, moi, je les emmerde !
Ah, il tombe mal ! Parce que s’il est au monde une stupidité qui me révolte, c’est ce cri de « Tue-le ! » vomi sur le gendarme qui court se battre avec un chien enragé ! Je me suis dressé derrière mon bureau :
— Ainsi, tu trouves très bien qu’une demi-douzaine de dégueulasses assomment une femme à coups de siphon – si tu ne le savais pas, je te l’apprends : on a trépané la caissière – qu’ils défoncent le ventre à une autre en la piétinant dans l’escalier – une péritonite, elle va en claquer ! Ça te regarde ! Seulement, moi, mon vieux, mon choix est fait ! J’emboîte le pas au cogne, et à fond ! Si je les trouve, tes salauds, ça leur coûtera cher. Alors, cache-les bien !
Ma violence l’a calmé subitement, et c’est avec un haussement d’épaules placide qu’il répond :
— Tu débloques ! Au train où tu vas, t’en auras en rab des bandits masqués !
Puis, ouvrant la porte :
— Seulement, pour Grenais et Beuillard, ça ne tient pas debout…
— On verra !
Il sort, l’air préoccupé, et me laisse tout vibrant de mon indignation victorieuse.
Une grosse affaire, certes, mais si nette, si facile à apprécier. On y est porté par sa révolte, son dégoût, et je m’y suis lancé à corps perdu. Ce ne sont plus les vétilles que j’ai expédiées depuis un mois ! J’ai pourtant déjà fait du bon travail !
La seconde semaine, après mon entrée en fonctions, à propos d’une affaire insignifiante de grivèlerie – deux poilus qui étaient partis, sans payer, d’une bodega en disant : « Souvenir, souvenir » – le général m’a fait appeler. Le colonel-président lui ayant vanté la clarté de mon rapport, il tenait à me féliciter. Après beaucoup de compliments, ce petit homme à crâne pointu, à grosse voix, à gros yeux, m’a dit, avec cette fausse désinvolture qui est le signe d’un grand embarras :
— À propos, vous pourriez peut-être me donner un renseignement, Norbert. Il s’agit d’un de mes amis qui a une femme… beaucoup plus jeune que lui… et elle profite de ce qu’il est temporairement obligé à de longues absences pour se mal conduire… Connaissez-vous le mécanisme du divorce par procuration ?
Il se trouvait que l’année précédente un de mes sergents, en Argonne, m’avait, à peu près dans les mêmes termes, avec le même tremblement de moustaches, posé la même question. J’avais écrit à un ami, avoué à Paris, afin d’être renseigné. Je pus donc répondre avec une précision qui enchanta le général et lui donna la plus haute idée de ma compétence. Après m’avoir renouvelé l’assurance qu’il s’agissait d’un de ses amis auquel il s’intéressait beaucoup, il avait ajouté :
— Et tous vos pierrots en prévention ? Ça déshonore l’armée, ces oiseaux-là !… Faudra me balayer ça en vitesse !… Je compte sur vous. Right man in right place, d’ailleurs.
Il prononçait « riche » avec autorité…
Pour commencer le balayage, je lui avais envoyé, le lendemain, deux non-lieux qui me revinrent signés. Encouragé, je continuai ! Tout ce qu’il y avait à la prison comme outrages modérés à un supérieur, refus d’obéissance provoqués par des imbéciles, abandons de poste fabriqués au prix d’une casuistique insensée, tout cela avait repris le chemin des régiments. Je m’étais même offert le luxe de présenter au général une note sévère, où je rappelais que le Conseil de guerre est une juridiction exceptionnelle, et que la responsabilité des chefs de corps serait engagée, si l’on continuait à l’encombrer de préventionnaires contre qui ne seraient pas relevées des charges suffisantes.
— Évidemment ! s’était écrié le brave homme. Mais, mon pauvre Norbert, c’est pour ça comme pour le reste ! La division est là pour faire leur travail ! C’est le dépotoir, la division !… Ils ne remueraient pas le petit doigt sans ordre ! Je suis débordé, moi !… J’aime qu’on ait de l’initiative, bon Dieu !…
Et il avait signé des deux mains.
Du coup, le pourcentage des arrivées était tombé de quatre-vingts pour cent.
Lorsque mes clients partaient, je ne manquais point de me recommander à leur reconnaissance :
— Mon vieux, si tu avais eu affaire à un type plus service, tu n’y coupais pas de Biribi ! T’as passé à la corde !… Allez, file. Que ça te serve de leçon et tiens-toi à carreau !
Ils me faisaient toutes les promesses possibles, comme des gosses qui viennent de couper à une fessée. Et puis, ils me remerciaient, et certains trouvaient des mots vraiment émouvants. C’est grisant, d’absoudre !…
Puis un matin, au petit déjeuner, de Scève avait annoncé :
— Il s’en est passé de jolies, cette nuit ! Six types de chez nous qui ont pris d’assaut le Palais de Glace, revolver au poing. La caisse soulevée !… Il y a des blessés graves, paraît-il… Je le tiens de Conan que je viens de rencontrer et qui n’était pas saoul !
Il avait ajouté, et cela m’avait déplu :
— Pour une fois, cependant, il n’a pas commandé le coup de main, il était au balcon…
Pendant huit jours, j’ai recueilli les dépositions des garçons, des danseuses, des clients. Enfin le prévôt, hier soir, est entré chez moi, triomphant :
— Je crois que j’en tiens trois !
Je vais les voir.
— Envoyez-moi Beuillard, Grenais et Forgeol, mais séparément, hein !…
C’est vrai que Beuillard est très grand, mais ça ne me surprend pas : je m’y attendais. Ce qui me gêne, c’est que ce soit un soldat comme les autres, comme j’en ai tant vu depuis quatre ans ! Il se présente même très bien, ce grand type : cheveux coupés, bien rasé, molletières propres, souliers graissés, un garde à vous sans raideur, l’expression à la fois attentive et impersonnelle de rigueur devant un chef… Tout cela me gêne, oui, pour le traiter d’emblée en bandit, cela, et puis les trois étoiles de sa croix de guerre que je n’ai pas remarquées tout de suite, à cause de la hauteur où c’est accroché.
— Donnez-moi l’emploi de votre temps dans la soirée du 16.
L’homme, sans hésiter, répond qu’après un tour en ville, il est rentré à neuf heures pour l’appel et s’est couché.
C’est exact, mais il s’est relevé.
— Si vous étiez couché, comment expliquez-vous qu’on vous ait reconnu parmi ceux qui ont attaqué le Palais de Glace à main armée ?
— On m’a reconnu, moi ?
Il sourit avec une ironie respectueuse.
— Oui… À votre taille… Vous ne passez pas inaperçu !
— Si on arrête tous ceux qui ont un mètre quatre-vingts, mon lieutenant, rien qu’à la compagnie, j’en connais plus de six ! C’est évident !…
— Autre chose… Vous êtes allé plusieurs fois dans un petit café derrière la caserne d’artillerie ?
— Ça se peut, mon lieutenant. On allait dans plusieurs. Il faisait pas chaud dehors…
— Vous n’alliez pas de préférence dans celui-là ?… Le patron a dit qu’il vous connaissait… Il boite… Vous vous rappelez, maintenant ? Si vous ne vous rappelez pas et qu’il vous reconnaisse à la confrontation, je me demanderai quelle raison vous aviez de vous en cacher.
— Je n’ai pas de raison de m’en cacher, mon lieutenant. Le patron qui boite. Oui, je m’en rappelle. On y allait…
— Vous avez payé, deux jours après l’agression, avec un billet de mille lei. D’où venait cet argent ?
— Une paire de jumelles buls que j’avais vendues à un civil, mon lieutenant.
Je suis refait et je suis un imbécile ! J’avais cru préparer un petit traquenard, et je n’ai réussi qu’à lui donner l’éveil ! Il a répondu, sans la moindre hésitation, et son explication est parfaitement plausible. Tous les gars de Conan, dans leurs coups de main, ont fait provision de parabellum et de jumelles à prisme. Beuillard en a vendu une paire, et le prix est normal… Je ne vais pas lui demander le signalement de son civil : il en a un tout prêt !
— Vous avez dit à plusieurs camarades : « Les gars du Palais de Glace, ils savent y faire et ce sera midi pour les paumer. » Vous les connaissez donc ?
— Ça, mon lieutenant, tout le monde le disait. Y’avait pas besoin de les connaître pour ça…
— Et le canonnier Forgeol, vous le connaissez ?
— Un peu…
— Vous ne le quittiez pas !
— Oh ! on se retrouvait parfois, le soir…
— C’est assez étonnant !… Il est étudiant en pharmacie. Ce n’est pas tout à fait votre genre, ça !
— Il n’était pas fier… Et puis, j’aime bien à causer avec des gens instruits.
— Eh bien, il est arrêté. C’est lui qui a eu l’idée du coup : il l’a avoué. C’est une excuse pour les autres… C’est bien lui qui vous a entraîné, hein ? Allons, dites-le ! Je vous le répète, il l’a avoué !…
— Dame, mon lieutenant, moi, je ne sais pas ce qu’il a pu goupiller avec d’autres… Mais là, vrai, ça m’étonne qu’il ait fait un coup pareil !
Allons, je ne suis pas de force !… Je le renvoie et je parcours son interrogatoire que me tend respectueusement le gendarme-greffier. Que je lui ai bien signalé tous les croisements dangereux !… Ah, il m’a surclassé, et sans mal ! À moins qu’il ne soit parfaitement innocent et je commence à le croire…
À l’autre ! J’ai perdu la première manche ; je veux quitte ou double. Je sais que je devrais réfléchir, préparer mes questions…
— Appelez-moi Grenais…
Grenais, c’est l’homme au poignet tatoué. Il entre, salue… Un soldat maigre, figure osseuse, hâlée, la bouche large, l’air déterminé.
— Approchez… Faudra mieux cacher ça, une autre fois !
Brusquement, je lui ai relevé sa manche, jusqu’au coude. Bon Dieu, je me suis trompé de bras !… Le poignet est sale, mais pas le moindre tatouage ! C’est mon greffier qui intervient :
— Montrez votre autre bras.
Lamentable !
L’homme obéit, avec une figure fermée, méprisante… Il y a une grenade tatouée sur ce bras.
— Ça va !
C’est encore mon gendarme qui parle. Moi, je cache ma honte dans mes papiers, et je me tais. Des bribes de romans policiers me traversent l’esprit : « les mains révélatrices ». Elles tombent très naturellement sur la couture du pantalon !… « Les stigmates du crime ». Oui, j’en suis là ! Je lève les yeux, avec l’espoir obtus de rencontrer un visage hideux, le visage classique de l’assassin hagard et hirsute. Je ne vois qu’un type qui commence à en avoir marre et semble tout disposé à me le dire.
J’articule enfin, sans le regarder :
— La femme que vous avez renversée dans l’escalier du Palais de Glace a vu ce tatouage sur votre poignet. Elle…
— Je n’ai jamais renversé de femme !…
— Alors, comment expliquez-vous ce que je lis ici ? « Il m’a donné un coup de poing dans la poitrine. En tombant, je me suis accrochée à son bras et j’ai vu qu’il avait une grenade tatouée sur le poignet. »
— Elle sait ce que c’est qu’une grenade ?…
Cette fois, il a trop parlé ! Sans bien démêler pourquoi, je sens qu’il n’aurait pas dû dire cela. Malheureusement, je ne vois pas comment tirer parti de sa faute. Je me contente de déclarer :
— Sans doute qu’elle le sait, puisqu’elle l’a dit…
En réalité, elle a dit : « un tatouage ». Grenais hausse les épaules :
— Si elle l’a dit, c’est qu’on lui a fait dire !… Ce que je sais, c’est que je ne suis pour rien là-dedans, moi, et que c’est charrier un peu fort, après quatre ans de front, de venir vous sortir des bobards comme ceux-là, parce qu’on s’est fait piquer un truc sur le bras ! Comme si y avait que moi à en avoir !…
Je le laisse aller, je le laisse gronder. J’écoute passionnément le son de sa colère. Sonne-t-elle juste ? Je ne sais pas ! C’est comme pour l’auscultation : il faudrait avoir comparé, avoir ça dans l’oreille pour distinguer la fêlure…
Grenais se fouille, jette sur ma table quelque chose qui sonne, sa croix de guerre.
— Je ne la porte plus, ça me dégoûte !
Et il s’en va.
— Dites donc, vous !…
Mon gendarme indigné s’est dressé. Tout de même, l’homme s’arrête, se détourne…
— Allez.
Je capitule, je le renvoie. La tête dans les mains, je me sens brusquement écrasé par l’attente de tous, car, je viens de le comprendre, tous comptent sur moi pour leur apprendre si ces gens-là sont coupables ou innocents. Tout le monde, je le sais, me fait confiance, gravement ! C’est un dogme ici, que la fonction crée la compétence ; grâce à mon titre de justicier officiel, je bénéficie d’un préjugé favorable, jusqu’à ce que j’aie fait abondamment la preuve de mon incapacité, cette incapacité dont je mesure maintenant l’effroyable étendue !…
Ainsi, les deux malheureuses que j’ai vues hier vont mourir, sont peut-être mortes, et ma nullité présomptueuse assure l’impunité à leurs assassins ! Grâce à moi, ils vont pouvoir crâner, bâfrer tranquillement l’argent de la caisse, tandis que la caissière agonise, avec un trou plus large que le poing dans le crâne.
Je l’ai vue hier à l’hôpital : la tête, une énorme boule blanche sur l’oreiller, un facies de plâtre durci par la paralysie, un nez pincé d’où suintait du sang que l’infirmière essuyait avec une boule de ouate. Je n’oublierai jamais ces pupilles dilatées et fixes, ces râles qui crevaient en bulles sur les lèvres bleues.
— Abcès du cerveau, me dit le médecin. C’est la mort, aux environs du huitième jour.
L’autre, la fille défoncée dans l’escalier, s’abandonnait, la tête remuant sur l’oreiller, la bouche tirée par une contracture qui tendait comme des cordes sous la joue, les cheveux collés par une sueur visqueuse.
Elle répondit d’une voix exténuée, les yeux clos, aux questions de l’interprète, puis le médecin rabattit la couverture sur les genoux, releva la chemise plus haut que les seins et retira la vessie de glace affaissée sur le ventre. Ce ventre était marbré de plaques violacées : les pieds des bandits s’étaient lancés là-dedans, à toute volée, comme dans un obstacle mou qu’on veut rejeter. Les seins, eux aussi, étaient truffés d’ecchymoses.
C’était la première fois qu’on mettait nue devant moi une femme pour me montrer son mal : j’en restai stupide ! Ce corps, ce corps svelte et fin, avait comme changé de sens et de pouvoir. Il ne s’en dégageait que de la pitié et de l’horreur. L’idée même qu’il ait pu inspirer le désir, paraissait absurde et sacrilège : on comprenait trop que c’était là de la chair humaine dépouillée de tous les mensonges dont la convoitise l’enveloppe, réduite à sa réalité misérable de pâte à souffrir !… Puis, après la pitié horrifiée qui vous raidit et vous glace, une onde d’indignation furieuse : des seins, un ventre de femme sauvagement enfoncés, la douceur fragile des chairs martelées par les souliers à clous, le coup le plus lâche qui se puisse porter !…
Le médecin avait pris mes doigts qui résistaient, il les avait posés doucement sur le ventre plat, et j’avais frissonné en rencontrant un rideau rigide, une chair de bois qui ne céderait qu’à la mort…
— Péritonite aiguë généralisée… Une laparotomie serait inutile…
Et le médecin avait ramené la couverture.
De l’hôpital, j’avais couru à la prévôté stimuler le zèle des gendarmes. Je voulais mes six bandits, et rapidement !… Toute la soirée, toute la nuit, je m’étais battu contre eux, en imagination, puis en rêve, et cela me semblait à la fois héroïque et facile d’assaillir ces fantômes à cagoule, ces figures abstraites et farouches… Et voilà que deux, peut-être, viennent de paraître devant moi, démasqués, et ce n’est que le grand Beuillard, l’irritable Grenais ! Ils sont si pareils à tous, qu’ils me laissent, avec mon indignation en l’air, sans emploi, une déception imbécile et un doute qui ne me lâchera pas ! Ils m’ont apporté leur figure banale, comme un alibi. Je ne pourrai plus l’écarter ! Je ne parviendrai jamais, je le sais, à me prouver que les pirates assassins dont je me suis construit l’image avec des récits de témoins, avec la trace de coups forcenés, soient les mêmes que le respectueux Beuillard, que Grenais dont voici la croix de guerre qu’il me jetait tout à l’heure au visage…
Il faut pourtant aller jusqu’au bout, et je parcours la plainte que le colonel d’artillerie m’adresse sur Forgeol : mauvais esprit, dévoyé, sournois. Oui… Je connais… Ça ne veut pas toujours dire grand-chose !… Une charge précise, cependant : porté manquant au contre-appel de la nuit du 16, la nuit de l’attentat, et rentré à quatre heures du matin. En somme, on me l’envoie parce qu’il a découché mal à propos. Ça peut tout laisser supposer… même une simple coïncidence !
— Faites entrer Forgeol.
Beau gars ! Très beau gars ! Vingt-deux ans au jugé, des cheveux blonds à ne savoir qu’en faire, un corps nerveux d’athlète, ce que Conan appelle une belle carrosserie, mais, dans l’allure, une souplesse méfiante, une sorte de repli prudent qui détonne avec cette force. Il est taillé pour jouer les avants dans les matches internationaux, mais il doit jouer brute, en plaquant dans le dos, en plaçant des crocs chaque fois qu’il le peut sans être vu de l’arbitre… Je ne puis parvenir à trouver ses yeux. Il ne s’est pas contenté d’ôter son calot pour saluer, il s’est encore incliné.
— Il est bien entendu que vous avez passé la nuit du 16 chez votre maîtresse ?…
— Oui, monsieur le Commissaire.
J’ai tout de suite l’impression que celui-là tiendra moins bien le coup que les autres. Il suce ses lèvres, ses mains tourmentent son calot, comme dans les livres !… C’est un intellectuel. Il est affligé, comme moi, d’un esprit trop agile qui fait le tour de trop de pensées et que cela étourdit, inquiète. Je le sens vibrant, tendu : il prévoit trop de pièges, se fatigue à guetter tous les points d’où pourra surgir l’attaque. Il s’exagère, par éducation, le prix de la logique, et il a sûrement dans l’esprit un système de défense cohérent et complexe qui s’écroulera tout d’une pièce si je le pousse au point faible. Je sens que si je l’amène à se contredire, il se croira perdu, et le sera…
— Vous prétendez ignorer le nom et l’adresse de cette femme ?
— Je l’avais rencontrée le soir, mon lieutenant, comme je rentrais à la caserne. Elle m’a abordé, je l’ai suivie. Maintenant, dire exactement où elle m’a emmené…
— Où l’avez-vous rencontrée ?
— Boulevard Carol.
— Au-dessus de la Calea Victoria, au-dessous ?
— Au-dessus, mon lieutenant.
— Trottoir de droite ou de gauche, en descendant ?
— De droite, mon lieutenant.
— Vous la reconnaîtriez, cette femme, si on vous la présentait ?… N’hésitez pas, voyons ! C’est inadmissible qu’après une nuit passée avec elle…
— Oh oui, je la reconnaîtrais, mon lieutenant.
— Vous n’avez rien remarqué chez elle de singulier ? Était-elle particulièrement jolie, élégante ?
— Pas particulièrement, mon lieutenant.
— Oui… En somme, assez banale ?
— Assez, oui, mon lieutenant.
— Elle ne parlait pas français ! Sans cela, on la retrouverait facilement…
— Non, mon lieutenant.
— Vous aviez bien l’intention de rentrer au quartier, quand vous l’avez rencontrée ?
— Absolument, mon lieutenant.
— Alors, vous n’aviez pas pris d’argent sur vous ?
— Très peu.
— Combien, à peu près ?
— Une dizaine de francs.
— Vous l’avez suivie à son premier signe ?
— Non, mon lieutenant !
— Vous vous êtes arrêté, pourtant ?
— Justement, mon lieutenant, pour discuter, pour lui dire que je ne pouvais pas…
— Dites-le moi en roumain !
— …
— Oui, dites-moi cela en roumain ! Elle ne parlait pas français, vous me l’avez dit. Alors, vous avez dû vous expliquer en roumain… et vous n’en savez pas trois mots ! Avouez donc tout simplement que vous vous êtes laissé emmener tout de suite… C’est vrai ?
— C’est vrai, mon lieutenant.
— Pourtant, vous n’aviez pas d’argent, et elle ne vous avait paru ni particulièrement jolie, ni spécialement élégante. Pour quelqu’un de décidé à rentrer pour l’appel, vous êtes facile !
— …
— Donc, vous remontez le boulevard avec elle… Toujours sur le trottoir de droite ?… Bon. Mais c’est plein d’officiers à cette heure-là, et le sens est dangereux…
— On a pris par la première rue, mon lieutenant.
— Vous n’êtes pas remonté jusqu’à la place Michel-le-Brave ?
— Non, mon lieutenant. On a pris la première rue, justement pour ne pas être rencontré.
— La première rue à votre gauche par conséquent.
— Oui, mon lieutenant.
— Il n’y en a pas !
— Mais…
— Je vous dis qu’il n’y en a pas ! Voulez-vous le plan ?… Autre chose : quand vous l’avez rencontrée, vous étiez évidemment seul ?
— Oui.
— Eh bien, vous êtes le seul soldat de l’armée qui se promène sans camarades, et je vais vous demander pourquoi.
— J’avais quitté les camarades au café, mon lieutenant.
— Lequel ?
— Je ne sais pas exactement, dans une rue auprès de la poste.
— Des camarades de votre régiment ?… Répondez, voyons !
— Oui, mon lieutenant.
— Alors, comment se fait-il qu’aucun ne vous accompagnait puisqu’ils devaient être, comme vous, rentrés pour l’appel ?
Il tord son calot, jette un regard à droite, à gauche, comme s’il voulait retrouver le sol ferme :
— C’est-à-dire que ce soir-là… non, il n’y avait personne du 16e… Je me rappelle maintenant. Ce n’était pas ce soir-là.
— Quel régiment, alors ?… Ah non, ne me dites pas que vous n’en savez rien !
— Cinquantième.
— Cinquantième ? C’est mon ancien régiment… Caserne Fagaras ! Sur votre route ! Ils vous auraient accompagné… Vous n’en sortirez pas !
Je le sens, en effet, traqué. La cadence à laquelle je le pousse, les défaites qu’il vient déjà de subir, l’affolent. Je suis sûr qu’il ment, et cette certitude, la première, dans toute cette affaire, me rend de la confiance et du mordant. Je le poursuis, je le débusque.
— Cette femme, vous avez passé la nuit avec elle. Ce n’est pas tout à fait une professionnelle, sans quoi elle vous aurait demandé de l’argent, et vous n’en aviez pas. Elle a donc jugé que vous étiez assez beau garçon pour vous en passer ?…
Il ébauche un sourire, hoche la tête, mais le regard reste tendu, en garde, effrayant d’attention, car il attend le coup qu’il ne devine pas.
— C’est donc le genre de relation que vous deviez souhaiter. Vous ne pouviez que désirer revenir, et quand vous partez, vous ne savez ni le nom, ni l’adresse, ni le prénom de cette femme ! Ni le prénom !… Ce que vous devez regretter d’avoir dit ça, à votre interrogatoire au corps, par excès de précaution, pour faire le vide devant l’enquête ! Cette bévue-là, vous ne pouvez plus la rattraper ! Ce n’est pas courant d’ignorer le prénom d’une femme avec qui on passe une nuit !… Mais rien que ça, mon pauvre ami, ça prouve jusqu’à l’évidence que votre histoire d’inconnue, vous l’avez inventée sur le coup, devant votre colonel, au hasard des questions ! Elle tombe en morceaux !… Vous n’étiez pas chez une femme… Non, ce n’est pas vrai ! Et je vous dirai demain où vous étiez, et je vous le prouverai ! Approchez.
Je me suis levé, j’ai empoigné le col de la vareuse.
— Dites donc : il n’y a pas longtemps qu’ils ont été recousus, vos écussons !…
Je viens de me rappeler la phrase de Conan : « Ils avaient décousu leurs écussons ! » et ceux-là sont surjetés au fil noir, du fil neuf, qui n’a pas eu le temps de blanchir.
Il hésite. Cette fois encore, il ne devine pas la direction de l’attaque.
— Non… Pas très longtemps, mon lieutenant.
— Depuis le 17, exactement, et vous les aviez décousus le 16, pour n’être pas reconnu dans votre sale coup ! Allez…
Il ne bouge pas. Il veut, avant de partir, trouver une parade, une explication, parler !… Il ne le peut pas. Il ouvre la bouche, sa langue humecte ses lèvres… puis il s’en va, très pâle, et se heurte durement au chambranle de la porte.
Trois heures plus tard, j’allais quitter le bureau, quand un brigadier de gendarmerie salua sur mon seuil :
— Mon lieutenant, c’est Grenais et Beuillard qui veulent vous parler pour une communication urgente qu’ils disent.
— Ils sont là ?
— Oui, mon lieutenant.
Ils entrent, saluent, exagérément corrects. Avant qu’ils n’aient ouvert la bouche, j’ai regardé leurs écussons. Eux non plus n’ont point songé à ce détail : les fils font de gros points très noirs, sur le drap passé… C’est Beuillard qui parle :
— Mon lieutenant, on ne vous en avait pas causé, parce qu’on ne se rappelait plus exactement la date, mais maintenant, on en est sûr : la nuit du 16, c’était celle où on était tous les deux de garde à la poudrière. Alors !…
— Bien… C’est votre commandant de compagnie qui vous avait désignés ?
— Oui, mon lieutenant, le lieutenant Conan.
— Ça va. Je vérifierai.
Leurs talons ont claqué. Ils s’en retournent impassibles, sans que rien ne trahisse le rire intérieur, énorme, qui les emplit. D’un signe, j’ai retenu le brigadier.
— Le lieutenant Conan est bien allé à la prison cette après-midi ?
— Oui, mon lieutenant.
— Il a vu Grenais et Beuillard ?
— Oui, mon lieutenant. Il a dit : « Je suis chargé de les défendre. » On les lui a amenés au greffe, comme d’habitude.
— Parfait.
Je n’eus point la peine de l’envoyer chercher. Au bout d’un quart d’heure, il était là, goguenard, les yeux mi-clos :
— Alors, d’où en es-tu de ton petit boulot ?
Exaspéré, je lui jetai :
— Tu as eu tort de me faire le coup de la poudrière ! Quand tu m’auras signé la déclaration attestant qu’ils étaient bien de garde le 16, et que j’aurai fait contrôler, qu’est-ce qui se passera ?
Il ferma les yeux dans un accès de jubilation extraordinaire :
— Ben ! il se passera que Bérézin, tu sais, mon sergent avec qui je t’ai fait dîner et que tu as ramassé le long du canal accroché à un tringlot, que Bérézin qui commandait la garde, la nuit du 16, te certifiera, autant de fois que tu le voudras que Grenais et Beuillard n’ont pas décollé d’auprès de lui, cette nuit-là…
— Ils étaient quatre de garde ?
— Oui, les deux autres aussi étaient de chez moi. Je leur en ai causé justement tout à l’heure… Ils te diront comme Bérézin que…
— Ça va ! J’ai compris !…
Il apprécia, en bourrant sa pipe :
— Y a plaisir à causer avec toi !
Tant d’audace me dépassait ! Les deux accusés, le sergent, les quatre hommes de garde, cela faisait sept qui allaient mentir par son ordre. Que l’un d’eux se contredît, hésitât même, le faux éclatait, et on l’écraserait sans pitié, lui l’officier complice d’une paire de brigands !
— Quand faudra-t-il te le donner, mon papelard ?
D’instinct, j’esquivai la réponse :
— Auparavant, je voudrais que tu me dises comment tu as forcé la porte de la prison. Il paraît que tu as raconté aux gendarmes que tu étais chargé de leur défense ? Tu sais comment ça s’appelle ?…
Il parut avoir grandi, tant il se redressa :
— Je n’ai pas dit que j’en étais chargé ! J’ai dit que je m’en chargeais, ce n’est pas la même chose !… Parce que je m’en charge, t’entends, de les défendre, et pas à coups de bobards, et sans que tu me le demandes ! Tu t’es bien chargé, toi, d’aller faire des excuses de ma part au cocu à quatre galons que j’avais dressé ! Mais cette fois, tu ne me feras pas mettre aux arrêts pour avoir les mains libres, et tu m’y trouveras, en travers de tes sales combines !… Des gars qui te valent dix fois, toi, tes galons et ta peau ! Vous profitez de ce que vous avez retrouvé vos burlingues et vos cognes pour leur tomber sur le poil ! Doucement, les basses !… Ces gars-là, je leur ai appris à ne pas se faire tuer, comprends-tu ? À ne pas se faire baiser par le premier couillon venu, dans ton genre !… Si je les défends ?… Mais le jour du jugement, j’irais plutôt empoigner le colon à sa table, et ses quatre sous-verge par la peau du ventre, pour leur gueuler : « Mais foutez-leur la paix, vingt dieux ! la paix qu’ils vous ont gagnée à vous comme aux autres ! Profitez-en ! Faites vos petits rapports, vos petites courses au pognon, à la ficelle, vos petites coucheries à mille lei, mais ceux-là qui se sont appuyés tout le boulot, quand vous aviez les pieds au chaud sous six mètres de rondins, lâchez-les ! Vous n’avez rien gardé ensemble, hein ? Alors, passez la main !… »
— Il devient infumable ! déclara de Scève à qui je confiai l’incident. Il y a quand même des choses trop grosses qu’il refuse de voir ! À votre place, je n’hésiterais pas : je lui démolirais son alibi de la poudrière, coûte que coûte ! Ce n’est pas de vous qu’il se moque, c’est de toute la justice de l’Armée !…
Je secouai la tête :
— Comme je le démolirais avec, je ne veux pas prendre l’enquête par ce bout-là !
— Vous savez ce que vous avez à faire !… Dans ce cas, êtes-vous allé voir les filles ?
— Oui, hier à l’hôpital…
— Mais non, pas celles-là ! Les autres, celles qui ont mangé l’argent… Vous ne pensez tout de même pas qu’ils l’ont déposé à la banque ! La police roumaine vous pilotera, dès que vous l’en prierez. Si vous pouvez apprendre du nouveau, ce sera par elles. Vous savez bien que quand des hommes ont fait une saloperie, ce sont toujours des femmes qui en profitent !